L’été 2023 a été marqué par un regain de présence de la thématique nucléaire dans la discussion stratégique russe.
Feux…
A l’origine de ce nouveau « moment nucléaire », Sergueï Karaganov, président honoraire du présidium du Conseil de la politique étrangère et de défense (SVOP), souvent décrit comme disposant d’un accès privilégié aux autorités (ancien conseiller de Boris Eltsine et de Vladimir Poutine). Le 13 juin, le politologue produisait un article dans lequel il avançait que, compte tenu de l’hostilité des pays occidentaux à l’égard de la Russie, la guerre en Ukraine « ne peut pas se terminer par une victoire décisive sans que l’Occident soit forcé à une retraite stratégique, voire à la capitulation », à « abandonner ses efforts pour la domination globale ». La solution : « [l]a crédibilité de la dissuasion nucléaire doit être restaurée en abaissant le seuil d’emploi des armes nucléaires », seuil qu’il juge « inacceptablement élevé », et « en escaladant prudemment mais rapidement sur l’échelle de la dissuasion-escalade ».
Pour lui, les autorités russes ont déjà évolué dans cette direction ; il en veut pour preuve leurs déclarations sur le sujet, le déploiement d’armes nucléaires au Bélarus, le renforcement de la capacité opérationnelle des forces de dissuasion stratégique. Ce n’est cependant pas suffisant à ses yeux : « l’adversaire doit savoir que nous sommes prêts à lancer une frappe de représailles préventive en réponse aux agressions actuelles et passées pour empêcher un glissement vers une guerre thermonucléaire globale » car « avec la bonne stratégie de dissuasion et même d’emploi, le risque d’une frappe de ‘représailles’ nucléaire ou autre peut être minimisé ». En effet, seul un « fou » à Washington s’y risquerait pour défendre les Européens, exposant ainsi les Etats-Unis à une riposte ; Américains comme Européens en sont, à son avis, conscients mais « préfèrent ne pas y penser ». Pour leur « rendre la raison », il faudrait « frapper un groupe de cibles dans un certain nombre de pays ».
Un autre politologue, Dmitriï Trenine, ancien directeur du Centre Carnegie de Moscou, désormais fermé, a réagi aux propos de Karaganov : la dissuasion nucléaire n’a pas eu les effets escomptés, le soutien occidental à l’Ukraine n’a pas cessé, prenant des formes toujours plus audacieuses. Pour lui, à ce jour, la stratégie russe en Ukraine « a laissé l’initiative dans l’escalade à l’adversaire ». Considérant que les Occidentaux « jouent à la roulette russe » et que le conflit va évoluer vers un affrontement armé direct en Europe entre la Russie et l’OTAN, qui « deviendra presqu’inévitablement nucléaire », avec à terme une « grande probabilité » que cela débouche sur « un échange de frappes entre la Russie et les Etats-Unis ». Et d’appeler à une modernisation de la stratégie de dissuasion nucléaire russe tenant compte de l’expérience du conflit en Ukraine, dans lequel les Etats-Unis essaient de « vaincre une autre superpuissance nucléaire dans une région d’importance stratégique pour elle, sans recourir à l’arme nucléaire, seulement en armant et contrôlant un pays tiers ». Cette dernière situation nécessite de revoir la doctrine élaborée avant le conflit et n’intégrant par conséquent pas ce scénario. Lui aussi estime que les Etats-Unis ne feraient pas une réponse nucléaire à des frappes nucléaires russes en Europe ; cela montrerait la vacuité des « mythes » relatifs à l’article 5 de l’OTAN et pourrait même provoquer l’effondrement de l’alliance. Ainsi, selon lui, le gouvernement russe devrait afficher clairement que l’option nucléaire existe bel et bien dans le contexte de la guerre en Ukraine, et son signalement nucléaire ne devrait pas se limiter au verbal.
Depuis février 2022, les « poussées de fièvre nucléaire » ont souvent correspondu à des moments charnières, ou vus comme tels par Moscou, du conflit. Ces prises de position par des personnalités dont la teneur du discours sur l’état du monde est généralement proche de celle de la rhétorique du Kremlin pourraient s’inscrire dans une stratégie informationnelle poussée par ce dernier à une étape perçue comme chargée stratégiquement : début de la contre-offensive ukrainienne, proximité du sommet de l’OTAN (Vilnius, juillet 2023) lors duquel devaient être discutées les garanties de sécurité pour l’Ukraine. Toutefois, l’épisode tranche avec les précédents – de par le caractère « ultra » des propositions faites mais aussi en raison de la levée de boucliers qu’elles ont suscitée.
… et contrefeux
En effet, nombre d’experts russes, dont les plus autorisés sur les questions nucléaires, se sont mobilisés contre ces positionnements, y compris parmi les pairs de Karaganov au sein du SVOP : ce dernier a publié sur son site, le 13 juillet, une déclaration d’une trentaine de ses membres jugeant « inacceptables » les « appels au déclenchement d’une guerre nucléaire », y compris ceux provenant de « certains membres » du SVOP, et les condamnant « catégoriquement ». Les signataires, déplorant le recours à des « considérations pseudo-théoriques et des déclarations émotionnelles », soulignent qu’« espérer que l’on peut maîtriser un conflit nucléaire limité et éviter son évolution en guerre nucléaire globale est le summum de l’irresponsabilité » ; cela représente « une menace directe pour l’humanité » et pour la Russie – avec « la perspective de perdre la souveraineté » en plus de « former dans la société un état d’esprit qui peut pousser à la prise de décisions catastrophiques ». Et de conclure que « personne ne devrait jamais soumettre l’humanité à un chantage portant sur la menace d’emploi de l’arme nucléaire et encore moins donner l’ordre de l’utiliser au combat ».
D’autres réactions ont suivi. Ivan Timofeev, le directeur général du Conseil russe pour les affaires internationales, tout en partageant la vision très négative de Karaganov quant aux intentions de l’Occident vis-à-vis de la Russie, réfute sa certitude que l’escalade nucléaire qu’il propose s’arrêtera avant le niveau des armes stratégiques. Karaganov, selon lui et d’autres experts, « sous-estime les élites de l’Occident et la détermination de ce dernier à grimper sur l’échelle de l’escalade en même temps que la Russie et si besoin la dépasser » de même qu’il exagère la « compréhension » que la Chine et la « majorité mondiale » manifesteraient face à une telle initiative de Moscou (dans son texte, Karaganov avance que la Chine, puissance du statu quo, serait gênée de voir le conflit évoluer vers le niveau nucléaire, « un domaine dans lequel [elle] est encore faible », mais que dans un second temps, elle serait certainement satisfaite de voir les Etats-Unis prendre un « coup sévère » à leurs « réputation et positions »). En cas de recours au nucléaire par la Russie, les élites occidentales muscleraient leurs stratégies visant à son affaiblissement et les gouvernements ayant jusqu’ici fait le choix de la neutralité dans le conflit en Ukraine ne pourraient plus justifier cette position.
Alexeï Arbatov, qui fait figure de « patriarche » au sein des cercles d’expertise sur les questions nucléaires et stratégiques, a multiplié les prises de position. Tout en estimant que le texte de Karaganov reflète sans doute « le point de vue d’une certaine partie de l’élite politique », il note que toutes les déclarations et concepts officiels relatifs à la politique étrangère et de défense lui sont directement contraires, dont celles du président, qui a pu dire par le passé que la doctrine russe ne prévoyait pas l’emploi préventif de l’arme nucléaire. De l’avis du chercheur Andreï Baklitskiï (UNIDIR), le pouvoir russe, malgré la lourde situation dans laquelle l’a placé sa décision d’envahir l’Ukraine, s’en tient à « l’interprétation conservatrice » de la notion de « menace à l’existence » de l’Etat russe et ne néglige pas le risque énorme pour les positions internationales de la Russie qu’emporterait l’emploi éventuel du nucléaire. C’est la raison pour laquelle, selon lui, la « vision mainstream occidentale continue à considérer acceptable le niveau de la menace d’escalade nucléaire ». Cela tranche avec l’idée récurrente, dans le débat russe, sur le fait que le risque de guerre nucléaire est plus élevé qu’il ne l’a jamais été depuis la crise de Cuba.
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