Le livre du journaliste anglais Ben White, intitulé « Etre Palestinien en Israël. Ségrégation, discrimination et démocratie » a été écrit en 2011 et traduit en français en 2015

Le livre suit deux grands axes : une réflexion sur la définition contradictoire d’Israël en tant qu’Etat juif et démocratique à la fois, et la mise en évidence d’une nouvelle phase dans l’effacement des Palestiniens de leur terre. En effet, après leur expansion d’après 1967 dans les territoires occupés, les Israéliens se sont tournés vers la colonisation interne, dans l’Israël d’avant 1967, pour accélérer la judaïsation, notamment dans deux régions : la Galilée au nord et le Néguev au sud, aux dépens des Bédouins. Cette expropriation se fait sur la base des lois régissant la propriété foncière.

Un modèle de démocratie ?

En Europe comme en Israël, le terme de Nakba (la catastrophe de la création d’Israël et la purification ethnique qui s’en est suivie en 1948) semble tabou. C’est pourtant par la violence et la terreur que les juifs ont pu chasser 700 000 Palestiniens et installer une majorité juive dans le territoire israélien d’avant 1967. Mais ce fait est facilement occulté par un état d’esprit diffus qui a très peu changé depuis que le fondateur du sionisme, Théodore Herzl, en 1893, présentait le futur Etat juif de Palestine comme « un avant-poste de la civilisation contre la barbarie », ou que Balfour, auteur de la déclaration du même nom en 1917, déclarait le projet sioniste bien plus important que « les souhaits et les préjugés de 700 000 Arabes qui occupent actuellement cette terre antique ». Churchill, quant à lui, avait recours à un langage plus imagé : « Je n’admets pas que le chien dans la mangeoire [ou : “la crèche”] dise le dernier mot sur la mangeoire, même s’il y a couché depuis très longtemps » et affirmait le droit d’ « une race supérieure, ou, en tout cas, plus sophistiquée » à prendre la place du chien (i.e. le peuple palestinien).

Il n’y a donc pas eu de référendum d’auto-détermination en Palestine, et les règles démocratiques ne sont appliquées en Israël qu’à sa population juive.

Le plan de partage de la Palestine prévoyait que chacun des deux Etats rédigerait une constitution démocratique, proscrivant toute discrimination ; mais l’Etat palestinien n’a jamais vu le jour, et Israël n’a jamais rédigé de constitution. Ce dernier a par contre promulgué onze lois fondamentales affirmant la nature d’Israël en tant qu’Etat juif et démocratique. Or, l’une de ces lois, (démocratie et dignité de 1992) stipule (article 8) : « Il n’y aura aucune violation des droits en vertu de cette loi fondamentale, sauf par une loi conforme aux valeurs de l’Etat d’Israël » – valeurs qui incluent sa nature juive.

L’arbitraire s’installe ainsi au cœur des lois fondamentales : comment assurer à la fois la démocratie (égalité des droits pour tous) et la judaïté (privilèges accordés en vertu de critères ethniques) ? Israël est en fait cogéré par des administrations publiques et par des organisations juives (l’Agence juive et l’Organisation sioniste mondiale) qui ont pour but d’assurer la préférence aux citoyens juifs et dont le statut ambigu permet à Israël de mettre en place des mesures dont l’Etat ne veut pas assumer la responsabilité pour des raisons d’image internationale.

Deux régimes légaux coexistent donc en Israël : les Palestiniens d’Israël ont la citoyenneté, mais pas la nationalité (‘um), réservée aux juifs. Ce régime est doublement racial : alors que tout juif, partout dans le monde, a le droit de venir s’installer en Israël, sans produire aucun document, les Palestiniens doivent faire la preuve de leurs droits de propriété, et même ainsi, ils sont toujours en instance d’expropriation et d’expulsion, pour peu que l’Etat ait besoin de leurs terres pour installer de nouveaux arrivants juifs (loi de réquisition d’urgence des terres de 1949).

Et tout est fait pour réserver le fonctionnement démocratique aux juifs, tandis que le droit d’expression des Palestiniens est étroitement encadré. Ainsi, les enfants juifs et arabes sont scolarisés dans deux systèmes séparés, mais le gouvernement contrôle le système réservé aux Palestiniens afin de casser leur sentiment d’identité. A 12 ans le poète Mahmoud Darwish fut convoqué par le gouverneur militaire pour avoir récité à l’école un poème sur « notre situation d’Arabes forcés à célébrer le jour de l’indépendance d’Israël » (le film d’Elia Souleimane, « Le temps qu’il reste », rappelle cet épisode). Il faut donc aller au-delà des problèmes de l’occupation : la politique d’apartheid menée par Israël à l’égard des Palestiniens est la même, qu’ils aient ou non le statut de citoyens israéliens.

Comment donc qualifier ce régime ? Selon Oren Yiftachel, professeur à l’Université Ben Gourion, il s’agit d’une « ethnocratie qui promeut l’expansion du groupe dominant sur le territoire contesté et sa mainmise sur les structures de pouvoir tout en maintenant une façade démocratique ».

La politique foncière

La thèse officielle, formulée par Ariel Sharon, est que le peuple juif a des droits sur la terre d’Israël, alors que les Arabes n’ont que des droits dans le pays. Mais ces droits mêmes sont contestés par un discours souvent ouvertement raciste, mettant en avant la « menace démographique ».

Aujourd’hui, les Palestiniens représentent 20 % de la population israélienne, mais ils ne possèdent à titre privé que 3,5 % de l’ensemble des terres. Les 700 000 Palestiniens chassés en 1947-1949 ont laissé des biens qualifiés d’« abandonnés ». Les villages abandonnés furent déclarés « zone de sécurité », ce qui impliquait l’interdiction d’y revenir. En 1950, la loi sur les biens des absents (est considéré comme « absent » tout Palestinien « parti » entre 1947 et 1949, même s’il était présent ailleurs en Israël, là où il avait pu trouver refuge) les plaça sous l’autorité d’un conservateur des biens des absents. Ils furent transférés en 1953 à l’autorité du développement, autorisée à vendre ces biens à l’Etat ou au Fonds national juif, dont la vocation est d’assurer les intérêts d’une seule catégorie de la population et, au-delà, du « peuple juif présent partout dans le monde ». C’est ainsi que fut effectuée la spoliation des Palestiniens, par des tours de passe-passe législatifs.

Ce cadre légal est complété par une stratégie bien rodée de grignotage dans les zones encore habitées par les Palestiniens. Ainsi, les autorités réclament des titres de propriété impossibles à fournir pour des parcelles situées au centre des terres d’un village, de façon à les fragmenter. Chaque parcelle attribuée à un juif est bien sûr sécurisée et toujours susceptible  de s’étendre. Un film de 2009 de Till Roeskens, « Vidéocartographies : Aïda, Palestine » (Aïda est un camp de réfugiés près de Bethléem) montre ces tactiques consistant à noyauter, isoler, asphyxier les secteurs palestiniens réduits finalement à des confettis et des ghettos.

Cette politique est appliquée de façon toute spéciale en Galilée et au Néguev, les deux régions où les Palestiniens sont restés majoritaires, régions stratégiques, puisque limitrophes du Liban pour l’une, de Gaza pour l’autre. De plus, le Néguev est une région d’intérêt économique puisqu’il recèlerait du gaz et du pétrole.

Au lieu de parler de « judaïsation » de la Galilée, les travaillistes usaient d’euphémismes : « peupler la Galilée », « développer la Galilée », mais dans une région complètement peuplée et cultivée, cela voulait bien dire : purification ethnique. Les communautés palestiniennes n’ont pas de plans d’urbanisation, ou alors des plans qui n’évoluent pas et qui les étouffent : ne pouvant obtenir de permis de construire, les Palestiniens sont obligés de construire illégalement, ce qui permet de démolir ces logements. Par contre, au milieu des années 1950, on a créé, sur les collines au-dessus de Nazareth, la grande ville palestinienne d’avant 1967, une ville nouvelle juive, Nazareth la Haute (Nazareth Illit). A la fin des années 1970, on a ajouté des colonies “mitzpim” (postes de guet) pour « sauve[r] les terres d’Etat des envahisseurs arabes » (document de l’Agence juive), en fait pour empêcher la continuité territoriale des villages palestiniens. Aujourd’hui, à Nazareth, 70 000 Palestiniens s’entassent en bas des collines sur 14 kilomètres carrés, tandis que 50 000 habitants juifs disposent, en haut, de 42 kilomètres carrés.

Comme au Néguev toutes sortes de dispositifs sont imaginés pour favoriser le peuplement juif, est remis à l’ordre du jour le statut de « soldat laboureur » : les soldats démobilisés se voient accorder de fortes réductions de loyer.

La politique suivie à l’égard des Bédouins du Néguev est particulièrement brutale, car ici la purification ethnique se double d’un combat contre la culture nomade, ou plutôt, semi-nomade.

Voici comment le chef de l’autorité Educative pour les Bédouins, Moshe Shohat, la décrivait en 2001 : « Les Bédouins sont des gens sanguinaires qui pratiquent la polygamie, ont trente enfants et continuent l’expansion de leurs colonies illégales en s’emparant des terres d’Etat. Dans leur culture, ils se soulagent dehors et ne savent même pas comment utiliser les toilettes. » On reconnaît là des thèmes habituels du racisme ordinaire. On prétend que le Néguev est un désert, et on présente les juifs qui s’y installent comme des « pionniers » – mais en même temps, on parle de la menace bédouine : c’est donc bien qu’il y a quelqu’un sur ces terres ! L’expropriation fut bien sûr facilitée par le mode de vie (culture et élevage extensifs) des Bédouins. Leurs terres furent considérées comme incultes et classées comme propriété d’Etat : on estime qu’ils ont ainsi perdu 93 % de leurs propriétés d’avant 1948.

Après la Nakba, il restait 11 000 Bédouins dans le Néguev, 15 à 20 % de la population d’avant 1948 ; ils furent forcés à se concentrer dans une réserve, une petite zone aride du Néguev appelée Siyag (l’enclos), dans sept townships dépourvus de réseaux d’égouts. En 1981, un responsable déclarait : « La vie bédouine est terminée. » Cependant, un film israélien de 2001 mettant en scène cette population ne voyait pas d’autre problème à dénoncer que le machisme des Bédouins qui empêchait les filles de jouer au foot !

Mais s’ils ont dû renoncer pour une grande part à leur mode de vie, ils sont toujours là, et la moitié des 140 000 Bédouins du Néguev habitent dans quarante-cinq « villages non reconnus ». Ce sont des villages situés dans des secteurs classés par les autorités comme terres agricoles ou forestières où toute construction de logements est interdite. Les habitants vivent donc sous la menace des démolitions, et privés des services et infrastructures de base (comme l’eau ou l’électricité). Le gouvernement prétend que la mise en place d’infrastructure dans des villages de moins de 500 habitants reviendrait trop cher. Mais, au nord du Néguev, près de Tel Aviv, Dahmash constitue un exemple de village de 600 habitants habité depuis 1951, et qui s’est vu entouré de nouvelles implantations juives, aussitôt dotées d’infrastructures. Ces implantations sont devenues des villes qui empiètent aujourd’hui sur Dahmash. De même, la Route du vin, présentée comme un projet touristique, relie trente fermes juives privées, parfois habitées par une seule famille.

La lutte pour la survie des « villages non reconnus » est symbolisée par al-Araqib : ses habitants, expulsés en 1951, et confinés dans le Siyag, sont revenus vers 1990 sur leurs terres. Depuis 1991, le village a été détruit vingt fois, et chaque fois reconstruit par ses habitants. Mais au moment où l’auteur écrivait son livre, une menace massive pesait sur ces villages : le plan Prawer prévoyait d’expulser 30 000 à 40 000 Bédouins et de les déplacer vers des bidonvilles. Dans une postface à la traduction française, il ajoute que les réactions d’indignation de toute la société palestinienne, d’Israël, de Cisjordanie, de Gaza, bien que durement réprimées, amenèrent le gouvernement, en décembre 2013, à abandonner le plan Prawer. Cependant, les destructions ponctuelles de maisons, troupeaux et récoltes des Bédouins n’ont jamais cessé et le sort des villages non reconnus est toujours en suspens.

Voilà donc la réalité des prétendus droits accordés par Israël aux non juifs. C’est en fait une politique d’apartheid qui est menée depuis soixante-dix ans, visant à mettre tout le territoire entre les mains des juifs. Le sort des « citoyens arabes israéliens » est bien comparable à celui des habitants des Territoires occupés : les sinistres bulldozers sont en action à al-Araqib comme en Cisjordanie. La pression de la colonisation juive et les exactions contre les « citoyens » palestiniens n’ont fait que s’accroître depuis les années 1990 et depuis l’évacuation en 2005 des colons de Gaza.

Il faut donc revoir notre vision de la situation : il n’y a pas de « processus de paix », il n’y a pas de place pour les Palestiniens dans l’Etat d’Israël tel qu’il a été conçu. L’avenir ne peut être envisagé, selon l’auteur, et comme le préconise le BDS (la campagne Boycott, Désinvestissement, Sanctions), que sous la forme d’un seul Etat avec pleine égalité de droits pour tous ses citoyens, et un droit au retour et à réparation pour les réfugiés palestiniens.

Rosa Llorens – 09 juin 2015

Rosa Llorens est professeure de Lettres classiques et écrit des critiques de films pour divers sites.

Source: MEE