Pourquoi la “majorité mondiale” voit-elle dans le conflit ukrainien un exemple du déclin de la puissance européenne et nord-américaine ?
La plupart des gens pensent que les Européens de souche sont des colonisateurs et espèrent mettre fin à leur mainmise sur le pouvoir.
Nous sommes à l’automne 2023 et le conflit ukrainien fait désormais partie intégrante du paysage politique et économique international. Une cessation des hostilités n’est pas attendue et, dans le même temps, ni une victoire décisive de l’une des parties ni un accord de paix de compromis ne semblent probables dans un avenir prévisible.
Cette configuration constitue le principal facteur influençant l’équilibre des forces au niveau mondial.
Lorsque les combats ont commencé, il est apparu clairement que les relations entre la Russie et l’Occident entraient dans une phase aiguë. Mais la gravité et la persistance du conflit ont dépassé les attentes. En février 2022, peu de gens auraient pu imaginer le niveau actuel du soutien militaro-technique de l’OTAN à l’Ukraine et un tel démantèlement de tous les liens entre la Russie et les pays occidentaux.
Les prédictions de la première phase n’ont été fructueuses pour personne. Moscou a mal évalué l’état d’esprit militaro-politique et public en Ukraine, ainsi que la volonté des États-Unis et de leurs alliés d’aller aussi loin dans leur soutien à Kiev. L’Occident a commis l’erreur de supposer que le système économique russe ne pourrait pas résister à un blocus extérieur, mais que l’économie mondiale pourrait se passer de Moscou sans trop de difficultés. La perception qu’avaient les deux parties de leur propre capacité à contraindre leurs adversaires à changer de cap et à faire des concessions ne correspondait pas à la réalité.
Les erreurs commises dans les premiers temps étaient le résultat de stéréotypes formés auparavant. Si l’on fait abstraction des nuances, les adversaires ont exagéré la vulnérabilité de chacun et ont pris leurs rivaux pour des “tigres de papier”. C’est encore en partie un élément, mais il s’agit davantage d’une figure de style dans la propagande. Le jeu s’est transformé en un processus prolongé dans lequel chaque partie tente de mobiliser ses avantages et d’accumuler une supériorité décisive afin de sortir de l’impasse. L’intensité de la confrontation entre la Russie et l’Occident augmente, mais pas sa qualité.
Les changements les plus significatifs ont eu lieu dans la partie du monde qui n’est pas impliquée dans le conflit, bien qu’elle en soit affectée. La notion russe actuellement en vogue de “majorité mondiale”, qui s’applique à la partie non occidentale de l’humanité, est quelque peu déroutante car elle suggère une communauté consolidée. Or, l’essence même de cette majorité est son hétérogénéité, contrairement à la cohésion universelle des valeurs qu’offre l’Occident. Cependant, le terme en dessine les contours : un ensemble de pays qui ne veulent pas être entraînés dans des processus qui suivent la tradition de la politique occidentale. La crise ukrainienne est un produit de la culture politique occidentale, à laquelle appartiennent tous les participants immédiats. La Russie, qui a adopté une position extrêmement anti-occidentale, agit également (ou disons qu’elle est forcée d’agir) dans le cadre du paradigme politico-militaire occidental.
La majorité de la population mondiale estime de plus en plus que l’influence de ceux qui ont longtemps dicté les règles sur la scène internationale est en train de s’affaiblir. À cet égard, il s’avère que l’Occident et la Russie sont beaucoup plus dépendants l’un de l’autre qu’ils ne le souhaiteraient. Le degré de dépendance est bien sûr différent et relatif, mais la capacité à imposer quoi que ce soit à des pays tiers s’affaiblit.
Cela dit, le monde multipolaire tant attendu s’est avéré plus compliqué que prévu. Il ne s’agit pas seulement d’interactions isolées entre quelques centres de pouvoir qui communiquent entre eux d’une manière ou d’une autre, mais de l’émergence d’un réseau d’interconnexions diverses entre des acteurs de forces différentes. Les liens ne sont pas très ordonnés, qu’ils soient horizontaux ou verticaux, et le déséquilibre des participants ajoute à la non-linéarité.
La crise ukrainienne a plusieurs implications pratiques pour la majorité du monde.
Tout d’abord, une puissance est apparue qui défie ouvertement et sans réserve l’Occident, et ce dernier n’a rien pu faire contre elle, malgré des efforts considérables. Cela permet au monde non occidental d’agir de manière de plus en plus indépendante, sous nos yeux.
Deuxièmement, lorsque les États du Nord commencent à entrer en conflit les uns avec les autres, ils ne se soucient toujours pas de la façon dont cela affecte le Sud.
Troisièmement, la politique consistant à prendre ses distances en général mais à s’engager sur des questions spécifiques peut porter ses fruits, mais il suffit de l’utiliser avec habileté.
Quatrièmement, des relations fructueuses sont possibles et nécessaires sans les grands qui insistent sur leur caractère indispensable, mais qui souvent ne résolvent pas les problèmes des pays et des régions, mais les conduisent au contraire dans une impasse à la poursuite de leurs propres intérêts.
Tous ces facteurs contribueront à façonner un nouveau cadre international. Celui-ci n’a pas encore vu le jour. Mais lorsque le conflit actuel prendra fin, quelle qu’en soit l’issue concrète pour les participants immédiats, ce sont les pays majoritaires du monde qui auront le plus renforcé leurs positions.
Non seulement la Chine, dont on parle souvent comme du véritable vainqueur de la confrontation entre la Russie et l’Occident (une telle conclusion découle uniquement d’une logique linéaire), mais aussi un certain nombre de pays qui jouaient auparavant un rôle subalterne et qui sont en train de s’émanciper et de sortir de ce carcan.
Nous osons croire que la politique mondiale pourrait devenir plus rationnelle, parce que les intérêts pragmatiques s’exprimeraient alors ouvertement et de manière commerciale, et non sous le Kool-Aid de divers messianismes, qui ont été populaires dans le Nord global pendant des siècles. En ce sens, on peut affirmer que la crise ukrainienne tire réellement un trait sur le colonialisme au sens large.
Fyodor Lukyanov est rédacteur en chef de Russia in Global Affairs, président du présidium du Council on Foreign and Defense Policy et directeur de recherche du Valdai International Discussion Club.
Source: Russia in Global Affairs
Traduit par Arrêt sur info