Mis à jour le 25 mai 2022 à 16h43
Dans cette interview l’universitaire américain et expert en politique étrangère M. Michael Brennan offre une analyse rafraîchissante et réfléchie de ce qui se cache derrière l’opération militaire de la Russie en Ukraine, de la véritable personnalité de Poutine et de ce qui le motive, par opposition à la caricature présentée par la plupart des médias américains et occidentaux.
M. Brennan explique que, parce qu’il s’est opposé au “consensus” et au récit convenu concernant les actions de la Russie, et qu’il s’est opposé à la description de Poutine comme un autre Hitler, il a fait l’objet d’attaques au vitriol de la part d’autres universitaires et experts en politique étrangère. Les attaques qu’il a reçues ne ressemblaient à rien de ce qu’il avait connu, les gens allant jusqu’à mettre en doute son patriotisme, sa santé mentale et l’accusant d’être un agent de Poutine. Il vaut la peine de lire la transcription intégrale de son interview.
Publié le 15 avril 2022 sur scheerpost.com sous le titre Michael Scheer American dissent on Ukraine is dying in darkness
En ce qui concerne le conflit ukrainien, le professeur Michael J. Brenner a fait ce qu’il a fait toute sa vie : remettre en question la politique étrangère américaine. Cette fois, la réaction a été virulente.
Animateur : Robert Scheer
Producteur : Joshua Scheer
Transcription : Lucy BerbeoTRANSCRIPTION COMPLÈTE.
RS : Bonjour, ici Robert Scheer avec une nouvelle édition de Scheer Intelligence, où les informations proviennent de mes invités. Dans le cas présent, il s’agit de Michael J. Brenner, professeur émérite d’affaires internationales à l’université de Pittsburgh, chargé de cours au Centre des relations transatlantiques du SAIS Johns Hopkins. Il a écrit un certain nombre d’études, de livres et d’articles universitaires importants, et a enseigné dans toutes les universités, de Stanford à Harvard en passant par le MIT, etc..
Mais la raison pour laquelle je voulais parler au professeur Brenner est qu’il a été pris dans la ligne de mire d’un débat sur ce qui se passe en Ukraine, sur la réponse de l’OTAN, sur l’invasion russe et ainsi de suite. Et à mon avis, je lis, je lisais son blog ; je l’ai trouvé très intéressant. Et puis il a soudainement dit, j’abandonne, vous ne pouvez pas avoir une discussion intelligente. Et sa description de ce qui se passe m’a rappelé la fameuse description de Lillian Hellman de la période McCarthy comme “l’époque des canailles”, qui était le titre de son livre.
Alors, professeur Brenner, dites-nous à quelle scie circulaire vous vous êtes heurté lorsque vous avez osé poser des questions ; pour autant que je sache, vous avez osé faire ce que vous avez fait toute votre vie universitaire : vous avez soulevé des questions sérieuses sur un sujet de politique étrangère. Et puis, je ne sais pas quoi, vous avez reçu un tas de coups sur la tête. Pourriez-vous nous le décrire ?
MB : Oui, cela n’a été que partiellement une surprise. Cela fait plus de dix ans que j’écris ces commentaires et que je les distribue à une liste personnelle d’environ 5 000 personnes. Certaines de ces personnes se trouvent à l’étranger, la plupart aux États-Unis ; ce sont toutes des personnes instruites qui ont été impliquées d’une manière ou d’une autre dans les affaires internationales, y compris un certain nombre qui ont eu une expérience dans et autour du gouvernement ou du journalisme ou du monde de la presse.
Ce qui s’est passé à ce moment-là fut que j’ai exprimé des opinions extrêmement sceptiques sur ce que je crois être une histoire fictive et un compte rendu de ce que s’est passé en Ukraine au cours de l’année écoulée et plus particulièrement en ce qui concerne la crise aiguë qui s’est produite avec l’invasion et l’attaque de l’Ukraine par la Russie. J’ai reçu non seulement un nombre in habituellement de réponses critiques mais c’est la nature même de ces critiques qui m’a profondément consterné.
Premièrement, la plupart d’entre elles émanaient de personnes que je connaissais, que je considérais comme des esprits pondérés et sobres, engagés et bien informés sur les questions de politique étrangère et les questions internationales en général. Deuxièmement, ils étaient très personnalisés, et j’avais rarement fait l’objet de ce genre de critiques ou d’attaques – des remarques ad hominem mettant en doute mon patriotisme, le fait que je sois payé par Poutine, mes motivations, ma santé mentale, etc.
La troisième caractéristique est l’extrême gravité du contenu de ces messages hostiles. Et la dernière caractéristique, qui m’a vraiment stupéfait, c’est que ces personnes ont avalé tout cru chaque aspect de l’histoire fictive qui a été propagée par l’administration ; acceptée et avalée par les médias et notre classe politico-intellectuelle, qui comprend de nombreux universitaires et toute la galaxie des groupes de réflexion de Washington.
Et c’est un sentiment profond qui s’est développé depuis un certain temps, à savoir que ce n’était pas seulement le fait d’être critique et sceptique lors d’une discussion, en donnant sa vision des choses et ses ressentis mais d’avoir l’impression de parler dans le vide.
Un vide, parce que le dialogue tel qu’il s’est cristallisé n’est pas seulement uniforme d’une certaine manière, mais il est à bien des égards insensé, dépourvu de toute logique interne, que l’on soit d’accord ou non avec les prémisses et les objectifs formellement énoncés.
En fait, il s’agit d’un nihilisme intellectuel et politique. Et on ne peut contribuer à rien en essayant de corriger cela par des moyens conventionnels. Pour la première fois, j’ai eu le sentiment de ne pas faire partie de ce monde, et bien sûr, cela reflète également les tendances et les attitudes qui sont devenues assez répandues dans le pays en général, au fil du temps.
Et donc, au-delà du simple fait d’être en désaccord avec le consensus, j’y étais devenu totalement étranger et j’ai décidé qu’il ne servait plus à rien de diffuser ces informations, bien que je continue de suivre les évènements, à y réfléchir et à envoyer quelques courts commentaires à des amis proches. C’est essentiellement cela Robert.
RS : Ok, mais laissez-moi vous dire, tout d’abord, que je veux vous remercier pour ce que vous avez fait. Vous m’avez fait découvrir une toutes autre façon de voir ce qui est arrivé à l’Ukraine, son histoire, en nous remettant en mémoire ce qui s’est passé au cours de la précédente décennie, non seulement l’expansion de l’OTAN, mais aussi toute la question du changement de gouvernement dans lequel les États-Unis ont été impliqués. Et vous connaissez la relation de ces deux puissances.
L’ironie de la chose, c’est que nous sommes revenus aux pires moments de la guerre froide ; mais au moins, pendant la guerre froide, nous étions prêts à négocier avec des gens qui étaient très sérieux, idéologiquement du moins, ou des ennemis, et qui avaient une certaine cohérence à cet égard. Et vous savez, Nixon a eu son débat de cuisine avec Khrouchtchev, et nous avons eu un contrôle des armements avec l’ancienne Union soviétique ; Nixon lui-même s’est rendu en Chine et a négocié avec Mao Zedong ; il n’y avait aucune illusion sur le fait qu’il s’agissait de personnes extraordinaires, mais c’était des personnes avec lesquelles il fallait faire des affaires. Tout à coup, Poutine est maintenant placé au même rang que Hitler, pire encore que Staline ou Mao, et vous ne pouvez pas lui parler.
Et je ne suis pas d’accord avec ce que vous avez décidé de faire : prendre votre retraite. Vous avez quoi ? Disons environ à peine 80 ans. Vous êtes un gamin comparé à moi. Mais je me souviens quand Bertrand Russell, l’un des plus grands intellectuels de notre histoire, ou de l’histoire occidentale, a osé critiquer les États-Unis sur le Vietnam. Avec Jean Paul Sartre, il a évoqué la possibilité que nous ayons commis des crimes de guerre au Vietnam.
Et le New York Times a alors dénoncé Bertrand Russell, disant qu’il était devenu sénile. Lorsque j’éditais le magazine Ramparts, je suis allé jusqu’au Pays de Galles pour interviewer Bertrand Russell. Ce que j’ai fait, et j’ai passé de très bons moments avec lui. Il était certes frêle à l’âge de 94 ans, mais il était incroyablement cohérent dans la défense de sa position ; il avait été un anticommuniste convaincu toute sa vie, et maintenant il disait, attendez une minute, nous nous trompons dans cette guerre.
Je ne vais donc pas accepter que vous ayez le droit de vous retirer ; je vais vous pousser maintenant. Veuillez donc dire aux auditeurs ce que vous contestez dans le récit actuel, et sur quelle base ?
MB : Eh bien, je veux dire, ce sont les principes fondamentaux. Premièrement, cela concerne la nature du régime russe, le caractère de Poutine, les objectifs soviétiques, la politique étrangère et les préoccupations de sécurité nationale. Je veux dire que ce que nous obtenons n’est pas seulement une caricature, mais un portrait du pays et de ses dirigeants – et, soit dit en passant, Poutine n’est pas un dictateur. Il n’est pas tout-puissant. Le gouvernement soviétique est bien plus complexe dans ses processus de prise de décision.
RS : Eh bien, vous venez de dire le gouvernement soviétique. Vous voulez dire le gouvernement russe.
MB : Le gouvernement russe. Vous voyez, machinalement j’ai fait cet amalgame entre russe et soviétique. Ce que je veux dire, c’est que c’est beaucoup plus complexe. Et Poutine est lui-même, un penseur extraordinairement sophistiqué. Mais les gens ne prennent pas la peine de lire ce qu’il écrit, ou d’écouter ce qu’il dit.
En fait, je ne connais aucun dirigeant national qui ait exposé avec autant de détails, de précision et de sophistication sa vision du monde, de la place de la Russie dans ce monde, du caractère des relations interétatiques, avec une franchise et une acuité qui lui sont propres. Il ne s’agit pas de savoir si vous croyez que la description qu’il offre est entièrement correcte, ou la conclusion qu’il en tire, en ce qui concerne la politique. Mais vous avez affaire à une personne et à un régime qui, à des égards essentiels, est l’antithèse de celui qui est caricaturé et presque universellement accepté, non seulement dans l’administration Biden, mais dans la communauté de la politique étrangère et la classe politique, et en général.
Et cela soulève des questions vraiment fondamentales sur nous, plus que sur la Russie ou sur Poutine. Comme vous l’avez mentionné, la question était : de quoi avons-nous peur ? Pourquoi les Américains se sentent-ils si menacés, si anxieux ?
Je veux dire, à contrario, pendant la guerre froide, nous faisions face à un ennemi puissant, à une idéologie militaire si on puis dire, avec tout ce que cela comporte. Mais c’était la réalité de l’époque. C’était une réalité qui était de première importance pour les autres dirigeants, qui étaient des personnes sérieuses et conscientes de leurs responsabilités. Et deuxièmement nous pouvions aussi nous servir de cela afin de nous justifier de certaines interventions de par le monde, en particulier le tiers monde, comme cela fut le cas pour cette folle et tragique intervention au Viêt Nam.
Qu’y a-t-il aujourd’hui qui nous menace vraiment ? À l’horizon, bien sûr, il y a la Chine, pas la Russie ; bien qu’elles aient maintenant, grâce à nos encouragements involontaires, formé ensemble un bloc formidable. Mais je veux dire que la Chine n’est un défi que pour notre hégémonie et notre suprématie, en aucune façon elle n’est un danger pour notre pays.
La deuxième question est donc la suivante : qu’y a-t-il de si convaincant dans le maintien et la défense d’une conception de l’admission providentielle des États-Unis d’Amérique dans le monde qui nous oblige à considérer des gens comme Poutine comme diaboliques, et comme constituant une menace aussi grave pour l’Amérique que Staline et Hitler, dont les noms reviennent constamment, ainsi que des expressions ridicules comme génocide, etc…
Je voudrais dire, une fois de plus, que nous devrions regarder les choses en face et accepter le fait que la source de nos inquiétudes est en nous, elle n’est pas externe, et elle conduit à des distorsions flagrantes les façons dont on voit, dont on dépeint, et interprète le monde, et cela est valable partout. J’entends par là le monde géographique, ainsi que le monde des relations internationales dans tous les domaines. Et poursuivre dans cette voie ne peut qu’amener à un désastre, sans autre issue.
RS : Eh bien, vous savez, il y a deux points qui doivent être abordés. Le premier est que ce n’est pas comparable à une intervention en Afghanistan, au Vietnam, en Irak ou ailleurs. Vous vous attaquez à une grande puissance nucléaire. Et nous avons oublié dans ce débat le risque de guerre nucléaire, de guerre nucléaire accidentelle, de guerre nucléaire par pilotage automatique, sans parler de l’utilisation intentionnelle d’armes nucléaires. Il y a une certaine allégresse à ce sujet qui, je pense, ajoute un… vous savez, ce n’est pas seulement une question de substitution.
L’autre aspect est que, vous savez, pour essayer de comprendre et de voir s’il y a une place pour la négociation – oui, OK, vous appelez votre adversaire Hitler, vous dites qu’il doit être éliminé. Mais le fait est que nous avons négocié avec Mao. Nixon l’a fait. Et le monde est beaucoup plus sûr et plus prospère parce que Nixon est allé voir Mao Zedong, qui était décrit comme le dictateur le plus sanguinaire de son époque. La même chose s’est produite avec le contrôle des armes avec la Russie et, soit dit en passant, avec la capacité de Ronald Reagan à parler à Mikhaïl Gorbatchev et à envisager de se débarrasser des armes nucléaires.
Maintenant, nous avons oublié, qu’à force de parler du réchauffement climatique, nous avons omis de dire ce que les armes nucléaires feraient. Il se trouve que je fais partie de ceux qui sont allés à Tchernobyl un an après la catastrophe ; c’était une centrale pacifique, et mon Dieu, la peur persistait encore en Ukraine, et je ne pouvais pas dire qui étaient les Russes et qui étaient les Ukrainiens, ils faisaient encore partie du même pays.
Et ce qui m’a surpris dans votre discours d’adieu, c’est que vous parliez de personnes intelligentes que vous et moi avons côtoyées lors de conférences sur le contrôle des armements ; nous avons pris au sérieux leurs arguments. Il ne s’agit pas seulement d’une frange de néoconservateurs qui semblent avoir campé maintenant dans le parti démocrate, alors qu’ils étaient auparavant dans le parti républicain, le même genre de faucons extrêmes de la guerre froide. Nous parlons de personnes qui ont dénoncé leurs anciens collègues, même au sein du mouvement pacifiste, pour avoir osé remettre en question ce récit. Que se passe-t-il ?
MB : Eh bien, Robert, vous avez tout à fait raison. Et cette question est celle qui devrait nous préoccuper. Parce qu’elle est vraiment très profonde dans, vous savez, l’Amérique contemporaine. C’est ce qu’est l’Amérique contemporaine. Et je pense que les outils intellectuels à utiliser pour tenter de l’interpréter doivent provenir de l’anthropologie et de la psychologie au moins autant, sinon plus, que des sciences politiques, de la sociologie ou de l’économie. Je crois vraiment que nous parlons de psychopathologie collective. Et bien sûr, la psychopathologie collective est ce que l’on obtient dans une société nihiliste dans laquelle toutes sortes de points de référence standard, conventionnels, cessent de servir de marqueurs et de guides pour le comportement des individus.
Et la démonstration de cela est l’effacement de l’histoire. Nous vivons dans l’instant existentiel – je pense que dans ce cas le mot peut être utilisé à bon escient -, ou la semaine, ou le mois, ou l’année ou autre. Alors nous oublions totalement, presque totalement, la réalité des armes nucléaires. Je veux dire, comme vous l’avez dit, et vous avez tout à fait raison, dans le passé, tous les dirigeants nationaux et tous les gouvernements nationaux qui possédaient des armes nucléaires sont arrivés à la conclusion et ont assimilé la vérité fondamentale qu’elles ne servaient aucune fonction utilitaire. Et que l’impératif primordial était d’éviter les situations dans lesquelles non seulement elles étaient utilisées dans le cadre d’une stratégie militaire calculée, mais aussi d’éviter les situations dans lesquelles les circonstances pourraient se développer et où, comme vous l’avez dit, elles seraient utilisées par accident, par erreur de jugement, ou quelque chose de ce genre.
Maintenant, nous ne pouvons plus supposer cela. Je crois, bizarrement, dans un certain sens, que les personnes en position officielle qui doivent rester les plus conscientes de cela sont les gens du Pentagone. Parce que ce sont eux qui en ont la garde directe, et parce qu’ils étudient et lisent à ce sujet dans les académies de service comme une sorte d’histoire de la guerre froide, et l’histoire de l’armement, et cetera.
Je ne veux pas dire que Joe Biden a en quelque sorte sublimé tout cela. Mais il semble être dans un état, difficile à décrire, dans lequel il pourrait certainement se permettre un conflit avec les Russes, ce que tous ses prédécesseurs ont évité.
Et dans ce genre de conflit il est concevable et certainement pas totalement inconcevable que les armes nucléaires soient utilisées, d’une façon comme d’une autre, d’une façon calculée ou pas.
Et vous voyez cela, d’ailleurs, dans des articles publiés dans des endroits comme Foreign Affairs et d’autres revues respectables, par des intellectuels de la défense, si vous me permettez l’expression. Chaque fois que j’entends le mot “intellectuel de la défense”, ma réaction est bien sûr de courir et de me cacher, mais il y a des gens de renom qui écrivent et parlent dans ce sens, et certains d’entre eux sont des néoconservateurs de renom, comme Robert Kagan, Victoria Nuland, une sorte de mari et de complice, et d’autres de cet acabit. Et donc, oui, c’est pathologique, et cela nous conduit vraiment dans un territoire que je ne pense pas que nous n’ayons jamais connu auparavant.
RS : Venons-en à la base, à ce que vous pensez être la distorsion de cette situation. Je veux dire, vous savez, il est clair que l’action de la Russie en envahissant l’Ukraine doit être condamnée, du moins de mon point de vue ; c’est pourquoi je me considère comme un défenseur de la paix. Et il est clair que cette action a permis aux faucons de s’arroger encore plus de pouvoir et de pousser à prendre des mesures encore plus extrêmes, et nous voilà dans cette situation effrayante.
Mais emmenez-nous à travers cette histoire, et qu’avons-nous manqué ? Parce que, vous savez, si vous lisez maintenant, le New York Times, le Washington Post, partout, il s’agit d’envoyer encore plus de matériel militaire en Ukraine. On dirait qu’il y a presque un plaisir à étendre cette guerre, d’oublier les négociations ; il n’y a pas de réelle prudence ici. Comment en sommes-nous arrivés là ? Nous allons manquer de temps, mais pouvez-vous me donner le topo de ceci, tel que vous le voyez, qui est absent des médias ?
MB : Robert, je vais essayer de le faire de manière staccato. Premièrement, cette crise, qui a conduit à l’invasion russe, a peu à voir avec l’Ukraine en tant que telle. Certainement pas pour Washington ; pour Moscou c’est autre chose. Elle a à voir avec la Russie depuis le début. L’objectif de la politique étrangère américaine depuis au moins une décennie est d’affaiblir la Russie et de l’empêcher de s’affirmer d’une manière ou d’une autre dans les affaires européennes. Nous voulons qu’elle soit marginalisée, nous voulons la neutraliser, en tant que puissance en Europe. Et la capacité de Poutine à reconstituer une Russie stable, qui a également son propre sens de l’intérêt national et une vision du monde différente de la nôtre, a été profondément frustrante pour les élites politiques et les élites de la politique étrangère de Washington.
Deuxièmement, Poutine et la Russie ne sont pas intéressés par la conquête ou l’expansion. Troisièmement, l’Ukraine est importante pour eux, non seulement pour des raisons historiques et culturelles, etc., mais aussi parce qu’elle est liée à l’expansion de l’OTAN et à une tentative évidente, devenue tangible au moment du coup d’État de Maidan, de transformer l’Ukraine en une base avancée de l’OTAN. Et dans le contexte de l’histoire russe, c’est tout simplement intolérable.
Je reprends la phrase : mais aussi parce qu’elle est liée à l’expansion de l’Otan. Et quand il y a eu le coup d’état de MAIDAN, ce qui n’était que supposé, à savoir transformer l’Ukraine en base avancée de l’OTAN est alors devenu évident.
Je pense qu’il faut garder à l’esprit – et cela a trait à ce que j’ai dit il y a un instant au sujet de l’élaboration des politiques à Moscou – que si l’on devait placer les attitudes et les opinions des dirigeants russes sur un continuum allant du faucon à la colombe, Poutine s’est toujours situé bien en deçà de ce continuum. En d’autres termes, la majorité des forces les plus puissantes de Moscou – et il ne s’agit pas seulement des militaires, ni des oligarques, mais de tous les types – ont toujours pensé que la Russie était exploitée, qu’on en profitait ; qu’il était illusoire de penser que la coopération ferait partie d’un système européen dans lequel la Russie serait acceptée comme un acteur légitime.
Nous devons donc comprendre cela et, plus précisément, nous sommes passés à la crise actuelle. Le Donbass, qui n’est pas seulement russophone, mais aussi une région de l’Est de l’Ukraine à forte concentration russe, a essayé de se séparer de l’Ukraine après le coup d’État de Maidan. Par ailleurs les russophones dans l’ensemble du pays représentent 40% de la population. Vous savez, les Russes, en dehors des mariages mixtes et de la fusion culturelle – vous savez, les Russes ne sont pas une petite minorité marginale en Ukraine.
OK, revenons-en rapidement au présent. Je crois qu’il y a de plus en plus de preuves, et maintenant totalement convaincantes, que lorsque les gens de Biden sont arrivés au pouvoir, ils ont pris la décision de créer une crise au Donbass pour provoquer une réaction militaire russe, et de s’en servir comme base pour consolider l’Occident, unifier l’Occident, dans un programme dont la pièce maîtresse était un paquet de sanctions économiques massives, dans le but de faire plonger l’économie russe et éventuellement, et avec un peu de chance, de conduire à une rébellion des oligarques qui renverserait Poutine.
Quiconque connaît vraiment la Russie ne peut croire que cela puisse être plausible. Mais cette idée était très présente dans les cercles de politique étrangère à Washington, et certainement dans l’administration Biden, et des gens comme Blinken, Sullivan et Nuland y croyaient. Ils ont donc entrepris de renforcer encore davantage l’armée ukrainienne, ce que nous faisons depuis huit ans – l’armée ukrainienne, grâce à nos efforts, à l’armement, à la formation de conseillers.
Et d’ailleurs, il devient maintenant évident que nous pourrions bien avoir, probablement que nous avons physiquement, en Ukraine maintenant, des forces spéciales américaines, y compris des forces spéciales britanniques et quelques forces spéciales françaises. Non seulement des personnes qui ont participé à des missions d’entraînement, mais qui fournissent également des directives, des renseignements, etc. Nous verrons si cela sort un jour. Et c’est pourquoi [pas clair] Macron, et cetera, sont si désespérés de faire sortir les brigades et autres éléments spéciaux piégés à Mariupol de la ville, qu’ils ne cèdent pas.
L’idée était donc de prévoir, et cela est devenu de plus en plus évident, un assaut sur le Donbass. Et c’est en novembre que la décision finale a été prise d’aller de l’avant, et que la date a été fixée à février. Et c’est pourquoi Joe Biden et d’autres membres de l’administration ont pu commencer à dire, en toute confiance, en janvier, que les Russes allaient envahir l’Ukraine. Parce qu’ils savaient et se sont engagés à une attaque militaire majeure, une attaque militaire majeure sur le Donbass, et ils savaient que les Russes répondraient. Ils ne savaient pas quelle serait l’ampleur de la réponse, quelle serait l’agressivité de la réponse, mais ils savaient qu’il y aurait une réponse.
Vous et vos auditeurs vous souvenez peut-être que M. Biden a déclaré en février, la deuxième semaine de février, que lorsque l’invasion russe se produira, si elle est de faible ampleur, nous continuerons à appliquer des sanctions, mais que l’OTAN pourrait se battre pour savoir s’il faut aller jusqu’au bout. Si elle est importante, il n’y aura pas de problème, tout le monde sera d’accord pour tuer Nord Stream II, et prendre des mesures sans précédent contre la banque centrale russe, etc. Et il a dit ça parce qu’il savait ce qui était prévu. Et les Russes sont arrivés à la même conclusion à peu près au même moment. Eh bien, ils ont certainement compris quel était le plan de jeu général.
Et puis ils ont compris que cela allait se produire bientôt, et le coup de grâce est arrivé lorsque les Ukrainiens ont commencé des barrages d’artillerie massifs sur les villes du Donbass. Il y a toujours eu des échanges au cours des huit dernières années. Le 18 février, le nombre d’obus d’artillerie a été multiplié par 30, cinq depuis les Ukrainiens vers le Donbass, auxquels les milices du Donbass n’ont pas riposté en nature. Le pic a été atteint le 21 et s’est poursuivi jusqu’au 24. Et cela a apparemment été la dernière confirmation que l’assaut serait bientôt donné, et cela a forcé Poutine à anticiper en activant les plans d’invasion qu’ils avaient préparé sans doute depuis un certain temps. Je pense que cela est devenu clair.
Maintenant, bien sûr ce qui imprègne tout le discours public est une fiction diamétralement opposée à l’Histoire. Et vous pouvez dire “tous” et ne compter que sur les doigts de vos mains et de vos orteils le nombre de dissidents, n’est-ce pas, qui prévaut. Maintenant, laissons ouverte la question de savoir si vous défendez les actions de Poutine. Je trouve, comme vous, qu’il est très difficile de défendre, de justifier, une action militaire majeure qui a les conséquences que cela a.
Mais vous savez, c’est là où nous en sommes. Et s’il y avait eu l’assaut ukrainien prévu sur le Donbass, Poutine et la Russie auraient eu de vrais, vrais problèmes, s’ils s’étaient limités à réapprovisionner les milices du Donbass. Parce qu’étant donné la façon dont nous avions armé et entraîné les Ukrainiens, ils ne pouvaient vraiment pas leur résister donc cela aurait été la fin de l’identité de la population russe et de leur langue, cette annihilation faisant partie du programme du gouvernement ukrainien.
RS : Vous savez, ce qui est au cœur de tout cela, c’est le déni du nationalisme des autres. C’est en quelque sorte le thème de la position des États-Unis après la Seconde Guerre mondiale. Nous sommes identifiés à des valeurs universelles de liberté, de justice, de liberté – et quoi que nous fassions, on admet parfois que c’était une erreur ; j’ai regardé le film Fog of War hier soir – avec Robert McNamara, qui était inconnu de tous mes étudiants. Néanmoins, ce film merveilleux qui a remporté l’Academy Award, où il admet les crimes de guerre et dit que trois millions et demi de personnes sont mortes dans une guerre que vous ne pouvez pas défendre. En fait, le chiffre est beaucoup plus proche de six ou cinq millions environ, mais plus élevé.
Mais nous avons nié le nationalisme des Vietnamiens, et lorsque McNamara est allé à Hanoi, les Vietnamiens lui ont dit : “Ne savez-vous pas que nous sommes nationalistes ? Que nous nous sommes battus pendant mille ans avec les Chinois et tous les autres ? Pourquoi nous avoir entraînés là-dedans ? Vous avez nié nos sentiments nationaux et ce que Ho Chi Minh représentait.
Et vous savez, je me souviens avoir été à Moscou pour couvrir, vraiment, Gorbatchev pour le L.A. Times ; j’étais l’une des personnes qui étaient là-bas. J’ai aussi donné quelques articles là-bas. Et à l’époque, Gorbatchev, d’après de nombreuses personnes à qui j’ai parlé, était naïf quant à la volonté des États-Unis d’accepter une Russie indépendante. Et Gorbatchev est en fait devenu – maintenant, Reagan a regardé un moment Gorbatchev dans les yeux et a dit que nous pouvions faire des affaires, de la même manière, je suppose, que George W. Bush a regardé Poutine dans les yeux. Mais ces faucons à l’extérieur de la salle de réunion et tout s’est abattu sur lui. Et Gorbatchev est devenu très impopulaire, très impopulaire.
Et donc il y a une sorte d’hypothèse, pas – vous savez, personnellement je n’aime pas le nationalisme et je pense que c’est une sorte de grande malice et de mal dans le monde. Mais néanmoins, vous ne pouvez pas faire face au monde si vous ne comprenez pas le nationalisme. Lorsque Nixon s’est rendu en Chine, il a concédé que Mao était un représentant du nationalisme chinois et qu’il fallait l’écouter. La même chose s’est produite lors du contrôle des armes avec la Russie. C’est perdu aujourd’hui, et l’idée qu’il puisse y avoir des aspirations et des préoccupations russes est mise de côté.
L’ironie, c’est que les États-Unis sont maintenant – je ne sais pas si vous êtes d’accord avec cela, mais ce serait une bonne chose à prendre en considération pour conclure. Les États-Unis ont accompli quelque chose que l’idéologie communiste n’a pas pu accomplir. Parce que les communistes chinois et les communistes russes étaient en guerre avant même que la révolution communiste chinoise ne réussisse. Ils se disaient adeptes du marxisme-léninisme, mais en fait, le différend sino-soviétique remontait même aux années 1920, et reconnaissait certainement le moment où Mao s’est rendu à Moscou, et est reflété dans les mémoires de Khrouchtchev.
Et donc le conflit sino-soviétique est devenu cette force majeure, cette opposition, malgré le marxisme-léninisme. Maintenant, vous avez la Chine toujours communiste qui s’unit à la Russie anticommuniste de Poutine – pourquoi ? En raison d’une peur commune d’une hégémonie américaine. N’est-ce pas là la grande histoire que l’on ignore ?
MB : Oui, Robert, vous avez absolument raison dans tout ce que vous dites. Bien sûr, le système mondial est transformé par la formation de ce bloc sino-russe, qui intègre de plus en plus d’autres pays. Vous savez, l’Iran en fait déjà partie. Et vous savez, nous noterons qu’il n’y a que deux pays en dehors du monde occidental – dont je parle politiquement et socialement, pas géographiquement – qui ont soutenu les sanctions : la Corée du Sud et le Japon.
Toute l’Asie, l’Asie du Sud-Ouest, l’Afrique et l’Amérique latine ne les observent pas, ne les ont pas signées. Certains font preuve de retenue et ralentissent les livraisons de certaines choses, par pure prudence et par crainte des représailles américaines. Mais nous n’avons obtenu aucun soutien de leur part. Donc, oui, c’est une grossière sous-estimation de la situation, Bob.
Maintenant, dans ce qui passe pour une grande stratégie au sein de la communauté de la politique étrangère américaine, et pas seulement chez les Biden, ils ont toujours – ils ont toujours eu un double espoir : premièrement, qu’ils pourraient creuser un fossé entre la Russie et la Chine, une idée qu’ils entretiennent uniquement parce qu’ils ne savent rien ou ont oublié tout ce qu’ils auraient pu savoir sur chacun de ces pays. Ou, deuxièmement, neutraliser en fait la Russie par ce dont nous avons parlé : briser l’économie russe, peut-être obtenir un changement de régime, de sorte qu’elle ne serait plus qu’un contributeur négligeable, voire pas du tout, pour s’allier avec la Chine. Et bien sûr, nous avons complètement échoué, parce que toutes ces prémisses erronées étaient erronées.
Et cet orgueil démesuré sans précédent, bien sûr, est typiquement américain. Je veux dire, depuis le premier jour, nous avons toujours eu la foi que nous étions nés dans une condition de vertu originelle, et que nous étions nés avec une sorte de mission providentielle pour mener le monde vers une condition meilleure, plus éclairée. Que nous étions donc la singulière nation exceptionnelle, et que cela nous donnait la liberté de juger tous les autres. Maintenant, c’est – et nous avons fait beaucoup de bonnes choses en partie à cause de ces choses douteuses.
Mais maintenant, c’est devenu perverti. Et comme vous l’avez dit, cela encourage ou justifie que les États-Unis s’érigent en juge de ce qui est légitime et de ce qui ne l’est pas, de quel gouvernement est légitime et de ce qui ne l’est pas, de quelles politiques sont légitimes et de celles qui ne le sont pas. Quels intérêts nationaux auto-définis par d’autres gouvernements nous pouvons accepter, et lesquels nous n’accepterons pas. Bien sûr, c’est absurde dans son orgueil ; en même temps, cela défie aussi la logique – Nixon et Kissinger ont vraiment opéré et ont été capables de mettre de côté ou en quelque sorte, vous savez, de surmonter cette foi idéologique, philosophique, d’autosatisfaction dans la prouesse et la légitimité uniques des États-Unis, sur la base de motifs strictement pratiques.
Et actuellement, nous ne faisons pas preuve de retenue en nous fondant sur une certaine humilité politico-idéologique ou sur des motifs réalistes. Et c’est pourquoi je dis que nous vivons dans un monde de fantasme, un fantasme qui répond clairement à certains besoins psychologiques vitaux du pays d’Amérique, et surtout de ses élites politiques. Parce qu’elles sont censées avoir assumé la responsabilité du bien-être du pays et de ses habitants, et cela exige de maintenir une certaine perspective et une certaine distance par rapport à qui nous sommes, à ce que nous pouvons et ne pouvons pas faire, à la réalité qui teste même les prémisses américaines les plus basiques et fondamentales. Et maintenant, nous ne faisons rien de tout cela.
Et dans ce sens, je crois qu’il est juste de dire que nous avons été trahis par nos élites politiques, et j’utilise ce terme, vous savez, de manière assez large. La susceptibilité à la propagande, la susceptibilité à laisser la mentalité populaire s’installer comme elle le fait maintenant, en cédant aux pulsions hystériques, signifie que oui, il y a quelque chose qui ne va pas dans la société et la culture dans son ensemble. Mais même en disant cela, c’est à vos dirigeants politiques et à vos élites de vous protéger de cela, de protéger la population de cela, et de se protéger eux-mêmes de devenir la proie de fantasmes et d’irrationalités similaires, et au lieu de cela, nous voyons juste le contraire.
RS : Vous savez, un dernier point, et vous avez été très généreux de votre temps. Ce qui est vraiment remis en question ici, c’est la notion de mondialisation. D’un monde basé sur la productivité économique, le commerce, l’avantage d’une région ou d’une autre à fournir différentes choses. Et nous sommes de retour à, je ne sais quoi, le nationalisme d’avant la Première Guerre mondiale, les frontières, etc.
Et ce qui est vraiment effrayant dans tout cela, c’est le point que vous avez soulevé à propos de la Chine. Après tout, ironiquement, la Chine était présentée comme cette grande menace militaire révolutionnaire ; elle allait l’être, le communisme était intrinsèquement expansionniste, le modèle soviétique avait en quelque sorte réduit ses voiles ou été intimidé, mais les Chinois étaient vraiment radicaux. Puis, d’une manière ou d’une autre, la paix a été conclue avec la Chine ; ils se sont avérés être de meilleurs capitalistes, ils nous ont aidés à traverser toute cette pandémie ; et puis, parce qu’ils constituent une menace économique, qu’ils peuvent produire des choses et ainsi de suite, ils sont maintenant la véritable cible, je pense, de ceux que nous appelions les néoconservateurs. Parce qu’ils en parlaient lorsqu’ils étaient républicains, avant de redevenir l’establishment démocrate. La Chine était vraiment l’ennemi.
Et l’ironie ici, c’est que la Chine, l’expansion chinoise, n’est plus nécessaire si elle a en fait une alliance et qu’elle est forcée à des schémas commerciaux avec cet énorme bien immobilier appelé Russie qui reste, avec toute sa sous-population, des ressources incroyables, pas seulement le pétrole, qui manque évidemment à la Chine. Il faut vraiment se demander si nous ne parlons pas d’une Amérique comme d’une Rome en décomposition, de l’idée que, d’une manière ou d’une autre, vous pouvez tout contrôler à votre avantage et le rendre acceptable pour le monde, et que cela va tenir.
Parce que c’est vraiment de cela qu’il s’agit ici, d’une notion qui assimile l’hégémonie américaine aux lumières, à la civilisation, à la démocratie, à la liberté, et toute personne qui la conteste – ce que fait clairement la Chine, et la Russie, certainement – devient l’ennemi de la civilisation. C’est là le message effrayant. C’est un peu l’empire romain devenu fou.
MB : Vous avez tout à fait raison, Robert. Et c’est la Chine que nous regardons par-dessus notre épaule. Et je veux dire, vous pourriez argumenter sur un certain nombre de points – si vous regardez l’histoire de la Chine, ils n’ont jamais été terriblement intéressés par la conquête d’autres sociétés, ni par le gouvernement de peuples étrangers. Leur expansion, telle qu’elle s’est faite, s’est faite vers l’ouest et vers le nord, et était une extension de leurs guerres millénaires avec les tribus maraudeuses d’Asie centrale, et la gestion de cette menace constante. Et vous savez, ces barbares d’Asie centrale ont réussi quatre fois à percer et à leur apporter une autorité centrale en Asie.
Donc ils n’ont jamais été dans le business de la conquête. Deuxièmement, oui – il est assez facile et commode de faire l’amalgame entre les capacités militaires croissantes de la Chine et ses prouesses économiques, et le fait que l’ensemble de son système, à tous égards, quel que soit le nom que vous voulez lui donner – capitalisme d’État, superposition idéologique, peu importe – et peu importe ce qu’il s’avère être, pour se cristalliser, il sera différent de ce que nous avons vu auparavant. Et c’est très menaçant. Parce que cela remet en question notre auto-définition comme étant en fait le point culminant naturel du progrès et du développement humain. Et soudain, nous ne le sommes plus ; et deuxièmement, le type qui a pris un autre chemin pourrait très bien – et certainement – être en mesure de contester notre domination politiquement, en termes de philosophie sociale, économiquement, et accessoirement, militairement.
Et il n’y a tout simplement – vous savez, nous ne censurerons pas – il n’y a tout simplement pas de place dans la conception américaine de ce qui est réel et naturel pour des États-Unis qui ne sont pas numéro un. Et je pense que c’est finalement ce qui motive cette anxiété et cette paranoïa à l’égard de la Chine, et c’est pourquoi nous n’avons pas sérieusement envisagé l’alternative. Il s’agit de développer un dialogue avec les Chinois, qui prendra des années, qui sera continu, dans lequel vous essayez d’élaborer les termes d’une relation, d’un monde qui sera différent de celui dans lequel nous vivons actuellement, mais qui satisfera certainement nos intérêts et préoccupations de base ainsi que ceux de la Chine. Nous devons nous mettre d’accord sur les règles du jeu et définir des domaines de convergence. Vous savez, un dialogue des civilisations.
C’est le genre de choses que Chas Freeman, l’un des diplomates les plus distingués, qui était l’interprète de Nixon lorsqu’il se rendait à Pékin. Il n’a cessé d’écrire et de dire cela depuis sa retraite il y a 10 ou 12 ans, et cet homme est ostracisé, évité, il n’est invité presque nulle part à parler, personne ne lui demande d’écrire un article d’opinion. Pour le New York Times, le Washington Post et les grands médias, il n’existe pas.
RS : A qui faites-vous référence ?
MB : Charles Freeman. Et il écrit toujours, et il est incroyablement intelligent, aigu, sophistiqué, je veux dire, de loin supérieur au genre de clowns qui font notre politique chinoise aujourd’hui. Il a récemment publié un long essai époustouflant sur la nature et le caractère de la diplomatie. C’est donc le genre de personne qui pourrait, vous savez, participer et aider à façonner le genre de dialogue dont je parle. Mais ces personnes ne semblent pas exister. Ceux qui ont un potentiel comme ça sont marginalisés, d’accord.
Et au lieu de cela, nous avons pris ce chemin simpliste qui consiste à dire que l’autre est l’ennemi, c’est le méchant, et nous allons l’affronter sur toute la ligne. Et je pense que cela va conduire, tôt ou tard, à une confrontation et à une crise, probablement à propos de Taïwan, qui sera l’équivalent de la crise des missiles de Cuba, en espérant que nous y survivrons, parce que nous allons perdre une guerre conventionnelle si nous choisissons de défendre Taïwan. Et tous ceux qui connaissent la Chine disent que les dirigeants chinois observent de très près l’affaire ukrainienne et se disent que la Russie nous a peut-être donné un aperçu de ce que pourrait être la dynamique si nous nous lançons dans l’invasion de Taïwan.
RS : Oui. Bien sûr, c’est aussi la position des faucons : montrons-leur qu’ils ne peuvent pas le faire et laissons-nous entraîner dans cette affaire. Mais laissons cela de côté, nous allons conclure. Je tiens à dire que c’est votre voix, clairement tous ceux qui écoutent ceci, j’espère que vous continuerez à bloguer et que vous reviendrez dans la mêlée, parce que votre voix est nécessaire. Je tiens à remercier le professeur Michael Brenner pour avoir fait ça. Je veux remercier Christopher Ho de KCRW et le reste de l’équipe pour avoir mis en ligne ces podcasts. Joshua Scheer, notre producteur exécutif. Natasha Hakimi Zapata, qui fait les introductions et la vue d’ensemble. Lucy Berbeo, qui s’occupe de la transcription. Et je tiens à remercier la Fondation JKW et T.M. Scruggs, séparément, pour nous avoir apporté un soutien financier qui nous permet de poursuivre ce travail. Rendez-vous la semaine prochaine avec une nouvelle édition de Scheer Intelligence.
Source : scheerpost.com
Traduction Arrêt sur info