Alpes. Un tiers du paysage suisse est encore largement inaccessible.


De manière équivoque et contraire à la bonne tradition du pays, le Conseil fédéral s’est rallié le 28 février 2022 aux sanctions de grande ampleur prises par l’UE contre la Russie. La Suisse n’est ni membre de l’UE ni de l’OTAN, et ne fait partie d’aucune alliance avec l’Ukraine ou la Russie. Il était attendu du Conseil fédéral de trouver une solution diplomatiquement équilibrée et «bien suisse». 

Par Carl Spitteler

Paru le 13 avril 2022 sur Schweizer-standpunkt.ch

Remarque préliminaire:

[…] Au début de la Première Guerre mondiale, une nette opposition d’humeur s’était développée en Suisse entre la partie germanophone et la partie francophone du pays. Face à ce déchirement dangereux pour la cohésion du pays, l’écrivain et futur prix Nobel de littérature Carl Spitteler (1845–1924) avait estimé qu’il était de son devoir de citoyen de formuler une position neutre et raisonnable de la Suisse face à la guerre dans les pays voisins, afin de renforcer la cohésion interne du pays.

Dans son discours, Carl Spitteler a réussi à élaborer un «point de vue suisse»: rester neutre pendant la guerre ne signifie pas être insensible ou sans compassion pour son voisin. La misère des autres – peu importe leur nationalité – nous touche. Cependant, la possibilité de vivre dans un Etat neutre et de ne pas être impliqué dans le chaos de la guerre ne doit pas nous rendre arrogants, mais appelle à la modestie.

Il y a plus d’un siècle, Carl Spitteler a fait preuve, en tant que citoyen engagé et par ses réflexions différenciées et pleines d’empathie, d’une aptitude à faire la distinction entre les sentiments humains, les Etats en guerre, le nationalisme et la neutralité. Voilà un modèle qui est – à l’heure actuelle – toujours aussi pertinent que dans le passé.

Au cours des deux Guerres mondiales et de la guerre froide jusqu’à la globalisation effrénée des dernières décennies, la Suisse a très souvent réussi à assumer un rôle de neutralité et de médiation.

Le point de vue suisse, qui est une position de sagesse, d’humanité, empreinte de modestie et en faveur de la justice et de la neutralité – pas seulement en temps de conflits – continue à retenir l’attention du monde entier. Le désir de relayer cette position dans le monde actuel est un défi exigeant.

«Notre point de vue suisse»2

Par Carl Spitteler*

«[…] Nous ne devons pas oublier qu’au fond aucun ressortissant d’une nation belligérante n’estime qu’une attitude neutre puisse se justifier.

Il y arrive peut-être par l’intelligence, en faisant de puissants efforts, mais le cœur n’est pas convaincu. Nous lui faisons l’impression d’une personne qui resterait indifférente dans une maison mortuaire. Certes, nous ne sommes pas indifférents. Non, je prends à témoin nos sentiments à tous: nous ne sommes pas indifférents. Seulement, comme nous ne bougeons pas, nous paraissons indifférents. C’est pourquoi, déjà à elle seule, notre existence offusque. Elle commence par produire une impression désagréable et gênante, puis elle agace, et finalement elle éloigne, blesse et offense. Et combien davantage quand on se permet un mot de désapprobation ou un jugement indépendant!

Car celui qui fait partie d’une nation belligérante a la sainte conviction du bon droit de sa cause. Et il croit tout aussi fermement que son ennemi est un infâme. Tout ce qui en lui n’est pas espérance ou crainte, douleur ou deuil crie l’indignation. Et voilà quelqu’un qui ose se déclarer neutre et a l’audace de prendre parti pour l’infâme! Car à ses yeux un jugement même juste signifie prendre parti pour l’ennemi. Et ni mérite, ni considération, ni réputation ne vous mettent à l’abri de la condamnation bien au contraire, vous êtes alors accusé non seulement d’infidélité et de trahison, mais encore d’ingratitude.

On vise sur les gens célèbres dans les cabinets d’étude comme on vise sur les officiers en campagne. On n’en trouvera bientôt plus un seul qui n’ait pas été honni et chassé solennellement de quelque temple. On ne s’y reconnaît plus. Appartient-on à la crème ou au rebut de la société? Mais comment pouvons-nous prévenir des menaces si dangereuses?

Que celui qui a le privilège de pouvoir se taire s’estime heureux et se taise. Mais que celui qui ne l’a pas s’en tienne au proverbe: «Fais ce que dois, advienne que pourra». En outre, des feuilles de propagande destinées à sauver nos âmes neutres pleuvent de tous côtés dans notre maison. Leur ton, le plus souvent, est aigre, parfois même furibond. Et plus l’auteur est savant, plus il est enragé.

Ce n’est point par de pareils moyens qu’on arrivera à produire de l’effet. Que doit penser le lecteur lorsqu’il a l’impression que MM. les auteurs ne demanderaient pas mieux que de le dévorer tout vif? Ces messieurs ont-ils donc perdu leurs antennes, qu’ils ne perçoivent plus quel est le langage qu’on peut tenir à d’autres peuples et surtout celui qu’on ne doit pas tenir? En face de toutes ces exigences de l’ami emballé, nous faisons appel à l’ami normal, à l’ami pacifique et bon que nous espérons retrouver après la guerre, comme du reste nous espérons reprendre tous nos échanges intellectuels de jadis, nos beaux échanges libres et familiers. […]

Puiser ses inspirations dans son cœur

Observer une juste ligne de conduite n’est pas aussi difficile qu’on pourrait le croire, après cet exposé de logique. S’il fallait en garder le détail dans sa tête, oui. Mais, ce n’est pas nécessaire, car il suffit de puiser ses inspirations dans son cœur.

Lorsque vous voyez passer un cortège funèbre, que faites-vous? Vous vous découvrez. Si vous assistez au théâtre à la représentation d’une tragédie, que ressentez-vous? De l’émotion et du recueillement. Et de quelle manière manifestez-vous ces sentiments? Par un silence grave et ému. Et sans qu’on vous l’ait appris, n’est-ce pas?

Une faveur spéciale du sort nous a permis d’assister, comme spectateurs, à l’épouvantable tragédie qui se déroule actuellement en Europe. Sur la scène règne le deuil, derrière la scène, le meurtre. De quelque côté que votre cœur écoute, à droite comme à gauche, vous entendez sangloter la douleur, et quand la douleur sanglote, elle rend le même son dans toutes les langues.

Eh bien, en considérant la somme incommensurable de souffrance de tous ces peuples, nous avons le devoir de laisser nos cœurs se remplir d’une émotion muette, nos âmes de recueillement. Et, avant tout, découvrons-nous devant les deuils.

Alors nous aurons adopté un véritable point de vue neutre – le point de vue suisse.»

* Carl Spitteler (1845–1924) décide, après des études de droit et de théologie, de se consacrer à l’écriture. En 1887, Nietzsche remarque une de ses chroniques dans le «Bund» et le recommande auprès d’éditeurs en Allemagne, ce qui marque un tournant dans sa carrière.
Carl Spitteler est un fin observateur de son époque, prêt à se mêler d’affaires politiques, notamment avec «Notre point de vue suisse» prononcé en 1914. D’abord violemment critiqué en Allemagne et en Suisse, le discours devient par la suite un véritable monument et Spitteler est érigé au rang d’écrivain national, défenseur de la neutralité et des valeurs du fédéralisme suisse.
Carl Spitteler reçoit le Prix Nobel de littérature en 1919 pour son épopée versifiée «Le printemps olympien». Romain Rolland, lauréat de 1915, qui avait soutenu la nomination de Spitteler, appréciait le message pacifiste porté par «Notre point de vue suisse» et y reconnaissait sa propre vision «au￾dessus de la mêlée»

Source: Extraits du discours de Carl Spitteler. Notre point de vue suisse. Edition Zoé 1995 (Intertitres rajoutés par la rédaction de «Point de vue Suisse»)

1) Cf. https://www.schweizer-standpunkt.ch/warum-ein-schweizer-standpunkt-fr.html

2) Le discours intégral se trouve en PDF ici: https://www.schweizer-standpunkt.ch/warum-ein-schweizer-standpunkt-fr.html?file=files/schweizer_standpunkt/PDF/2020/fr/Spitteler_f_20200930.pdf&cid=2323

Traduction: Schweizer-standpunkt.ch