Nous assistons aujourd’hui à une confrontation sans précédent entre les Etats-Unis et la Russieet les médias de l’establishment ne semblent pas s’en soucier

Depuis plusieurs années, S. Cohen développe l’idée que l’actuelle guerre froide présente plus de dangers que celle qui, 45 ans en arrière, a failli « nous être fatale ». Dans l’article ci-dessous, il passe en revue et regroupe les arguments à l’appui de son point de vue. Toutefois, nombre de commentateurs et de personnalités de la vie publique continuent de nier – pour des raisons personnelles et politiques – l’hypothèse de cette nouvelle guerre froide.

Si l’on doute encore de la réalité de cette dernière, il suffit de lire les principaux journaux américains, de regarder les chaînes « d’informations » télévisées ou de se pencher sur le nombre croissant de déclarations de guerre froide contre la Russie, notamment le texte particulièrement extrémiste d’une organisation prétendument bipartite, dont l’un des co-auteurs est Evelyn Farkas, ancienne fonctionnaire du Département de la Défense de l’ère Obama.

Par Stephen F. Cohen | 15 octobre 2017 The Nation

Traduit de l’anglais par Sylvie Jolivet pour Arrêt sur info

Cohen identifie six raisons de penser que la nouvelle Guerre Froide nous confronte à des périls plus grands que la précédente :

1.L’épicentre du conflit ne se situe, ni à des centaines de kilomètres de Berlin, ni dans ce qu’on appelait à l’époque le « Tiers Monde », mais carrément le long de la frontière russe, des Etats Baltes à la Mer Noire, en passant par  l’Europe de l’Est et l’Ukraine, là où les infrastructures de l’OTAN ne cessent d’être étendues, avec l’arrivée continuelle de nouveaux soldats, d’armes, d’avions de combat et de navires, sans oublier les installations anti-missiles. L’OTAN considère maintenant ces régions situées aux confins de la Russie comme faisant partie de son « pré carré ». Il faut remonter à l’invasion allemande de 1941 pour retrouver la présence d’une armée étrangère à si peu de distance de la Russie et de Saint-Pétersbourg, seconde ville du pays. Il est facile d’imaginer comment Moscou perçoit cette présence. On entend de plus en plus dire – par les grands médias et, officieusement, par de hauts fonctionnaires – qu’on assiste bien là à une « agression américaine contre la Russie, et même que « l’Amérique est en guerre contre la Russie« . Comparez ces paroles alarmantes, suggère Cohen, avec le « Russia-gate« , et constatez  le deux poids deux mesures entre cette accusation, qui ne repose sur rien de tangible, selon laquelle « le Kremlin aurait attaqué l’Amérique » pendant les élections présidentielles de 2016, et « l’agressivité » évidente que montre actuellement Washington à l’égard du personnel politique russe. Pensez au risque d »embrasement – accidentel ou intentionnel – si une réaction à cette attitude agressive prenait corps et se généralisait en Russie. L’offensive actuellement menée à Washington en faveur d’un envoi supplémentaire d’armement à Kiev, qui a promis de s’en servir contre les rebelles du Donbass soutenus par les Russes, ne peut qu’accroître les inquiétudes russes (ce faisant, Kiev réduit à néant les accords de paix de Minsk en adoptant une législation incompatible avec ces accords).

2.L’éventualité d’une aggravation par ramification de l’affrontement militaire entre les Etats-Unis et la Russie en Syrie, où les forces gouvernementales, appuyées par l’armée russe, sont à deux doigts d’une victoire définitive sur les combattants anti-Assad – dont certains sont affiliés à des organisations terroristes. Le Ministère de la Défense russe a clairement affirmé sa conviction que le soutien actif apporté par l’armée américaine à ces terroristes mettait gravement en danger les troupes russes, et il a annoncé publiquement sa volonté de combattre ces unités américaines présentes en Syrie. Comment réagira Washington, se demande Cohen, si les Russes tuent des Américains en Syrie ?

3.Dans le même temps, et contrairement au contexte de la première guerre froide, où, une fois passée la crise des Missiles de Cuba de 1962, la coopération entre les Etats-Unis et l’Union Soviétique avait repris et s’était même régulièrement étoffée, tous ces liens de coopération tissés au cours des précédentes décennies sont brusquement annihilés. Le Congrès et l’Administration Trump semblent déterminés à fermer deux nouvelles agences de presse russes aux Etats-Unis, RT et Sputnik. Si cette menace est suivie d’effets, le Kremlin adoptera des mesures équivalentes en Russie, ce qui détériorera encore plus les communications – déjà largement « propagandistes » – entre les deux pays. Un ancien militaire, correspondant pour CNN, estime depuis Moscou, que « la paix tient à un fil« . Et la crise sans précédent de la perquisition menée au Consulat russe de San Francisco le mois dernier a convaincu, non sans raison, de hauts fonctionnaires russes, que des forces agissantes à Washington souhaitaient une complète rupture des relations diplomatiques avec Moscou.

4.Jamais, au cours de la précédente Guerre Froide, un dirigeant soviétique n’a été autant diabolisé par le milieu politico-médiatique que l’est, depuis presque dix ans, le président russe, Vladimir Poutine. La Russie et les relations avec Moscou sont exclusivement abordées à travers le prisme Poutine, de sorte que le pays semble privé de la possibilité, sur le plan intérieur comme sur le plan international, de mettre en avant ses intérêts légitimes, préalable indispensable à d’éventuelles négociations. Pour illustrer cette situation sans précédent par un exemple récent, Cohen reproduit des extraits de « What happened », le livre de mémoires récemment publié par Hillary Clinton.

5.Le « Russia-gate » est également inédit. Les moyens utilisés pour exacerber les tensions sont variés et de plus en plus nombreux. Les « investigations » répétées font peser sur les relations qui avaient régulièrement cours avec la Russie – et notamment les échanges financiers – des allégations de « collusions avec le Kremlin ». De même, les opinions anti-guerre froide sont régulièrement qualifiées d’ « offensives de désinformation et de propagande du Kremlin ». Ce genre d’opinion est évidemment très marginal dans la presse américaine et sur les réseaux sociaux. (à noter que les médias russes publient davantage d’opinions dissonantes sur la politique extérieure que leurs homologues américains).

Mais, et c’est sans doute là le point le plus important, le « Russia-gate » a littéralement empêché le président Trump d’entamer la moindre négociation de sortie de crise, aussi hypothétique qu’ait été son désir de le faire. Imaginez un instant le président John F. Kennedy menacé de la même manière d’être pris pour une « marionnette du Kremlin » au cours de l’affaire des Missiles de Cuba ! Il n’aurait tout bonnement pas pu faire les compromis politiques qui ont été conclus entre lui et Nikita Kroutchev pour sortir de la crise et éviter un conflit nucléaire. La haine de Trump qui agite les politiciens et les médias américains, ne devrait pourtant pas prévaloir, ajoute Cohen, sur le risque d’une guerre avec la Russie.

6.Et contrairement au contexte politique des années soixante, soixante-dix et quatre-vingts, il n’existe virtuellement aucun média, aucune personnalité politique, ni aucun courant politique pour s’opposer à cette Guerre. L’inexistence d’une opposition et l’absence d’un vrai débat public ont toutes les chances de mener à de mauvaises décisions politiques, même en démocratie.

A ces 6 facteurs inédits risquant d’entraîner la guerre froide, Cohen ajoute trois autres circonstances particulières :

La première est le mythe selon lequel la Russie soviétique serait trop faible pour endurer une guerre froide prolongée et finirait par capituler devant Washington et Bruxelles. C’est évidemment la logique qui préside au tsunami de sanctions infligées à Moscou depuis 2014. C’est sans tenir compte du fait que plusieurs institutions de contrôle financier international ont fait état d’un redressement notoire de l’économie russe depuis environ deux ans. Le pays est par exemple sur le point de devenir le plus grand exportateur mondial de blé. C’est aussi omettre l’immensité des ressources naturelles, humaines et territoriales dont dispose la Russie. Dans l’histoire de la Russie moderne, on ne trouve aucun exemple de capitulation, quel qu’en aient été le coût et les destructions subies. Contrairement aux voix émises par des courants d’opposition politiques minoritaires, dont l’importance est montée en épingle, ni les élites de la Nation, ni le peuple, ne souhaitent fondamentalement un changement de personnel ou d’orientation politique sous la pression de l’Occident. De fait, de nombreux analystes et commentateurs politiques russes ont déjà entériné l’idée que cette nouvelle guerre froide, provoquée par l’Ouest, risquait de durer autant que la première.

La seconde circonstance tient à la persistance, avec laquelle l’establishment américain, resté sous l’influence de l’ancien Président Obama, s’entête à considérer que la Russie est « isolée » dans les affaires du monde. Le nombre de rencontres et d’accords conclus à l’étranger par Poutine ces dernières années contredit cette idée erronée. Un autre changement important entre en ligne de compte : lors de la première guerre froide, le « Bloc soviétique » de l’Europe Orientale était une alliance récemment imposée de pays tiraillés et économiquement lourds à porter ; les partenaires actuels (ceux du BRIC, et notamment la Chine) de la Russie sont au contraire librement consentants et économiquement dynamiques. Ce serait d’ailleurs plutôt la « sphère d’influence » américaine qui serait en voie de voler en éclats, si l’on en juge par le Brexit et la Catalogne, (dont les référendums pourraient donner un autre éclairage sur celui que les Russes ont soutenu en Crimée en 2014). Quel autre sens donner au resserrement des relations entre la Russie et la Turquie, membre de l’OTAN, ou encore à la récente visite du roi d’Arabie Saoudite à Moscou, qui a donné lieu à des accords portant sur des milliards de dollars d’achats et d’investissements en armes et en énergie ? S’agit-il  bien du même pays, pourraient s’interroger les historiens, qui était soit-disant en train de plonger dans un grand isolement économique ?

La troisième circonstance est le rôle joué par la Chine, grande puissance montante. Rivalisant avec la Russie au temps de la première guerre froide, elle avait « une carte » à jouer contre Moscou. Elle est aujourd’hui son partenaire politique et économique, et en voie de le devenir sur le plan militaire – les deux pays ont conjointement programmé le lancement d’un exercice naval en début de semaine prochaine. Cette coopération, qui aura un retentissement important un peu partout, notamment en Inde, au Pakistan, au Japon et même en Afghanistan, change également la donne. Presque tous ces facteurs inédits des hauts risques qu’entraînerait une guerre froide ne sont pas pris en considération à Washington, et pas seulement à cause de l’hystérie du « Russia-gate« . Le triomphalisme américain qui prévaut depuis la fin de l’Union Soviétique en 1991 y participe, ainsi qu’un certain provincialisme américain qui consiste à se croire « exceptionnel ».

Dans le même temps, les trois plus graves menaces auxquelles la sécurité nationale américaine est confrontée  – le terrorisme international, la prolifération nucléaire et le risque de cyber attaques pouvant déclencher un conflit nucléaire – ne font pas l’objet d’une vigilance suffisante. Ni l’absolue nécessité, pour éradiquer une grande partie de ces dangers, de le faire en partenariat avec la Russie. Des évidences qui se traduisaient même parfois en actes à l’époque de la précédente guerre froide.

Stephen F. CohenOctobre 11, 2017

Stephen F. Cohen est professeur émérite d’études politiques,  spécialisé sur la Russie, à l’université de New York et  à l’Université de Princeton. Il est également analyste pour l’hebdomadaire The Nation.

Source: https://arretsurinfo.ch/la-nouvelle-guerre-froide-est-deja-plus-dangereuse-que-la-precedente/