Pékin est la seule grande puissance à bénéficier du conflit entre Moscou et Kiev.
Par Vasily Kashin
Première publication en russe sur Gobal Affairs.ru le 18 Mars, 2022
L’opération militaire de la Russie en Ukraine et l’embargo économique occidental qui en découle constituent le plus grand bouleversement de la politique mondiale depuis au moins la fin de la guerre froide. Il en résultera un reformatage complet des relations économiques extérieures du pays et de son modèle économique, ainsi qu’une confrontation militaro-politique prolongée en Europe orientale entre la Russie et les États-Unis.
Ces deux facteurs auront un impact direct sur la situation en Asie de l’Est, où la confrontation entre la Chine et Washington s’intensifie progressivement. En restant à l’écart de la crise et en appelant les parties à la retenue, Pékin sera le seul centre de pouvoir mondial à bénéficier de la catastrophe ukrainienne à long terme. Il est possible que les événements en Ukraine prédestinent le succès de la Chine à s’opposer aux États-Unis.
La position de la Chine sur la crise ukrainienne
La position de la Chine sur la crise ukrainienne a été exprimée de manière exhaustive lors d’une conversation téléphonique entre son ministre des affaires étrangères, Wang Yi, et un certain nombre de ses collègues européens. En bref, elle se résume à cinq points :
- La Chine estime qu’il est nécessaire de protéger et de respecter la souveraineté et l’intégrité territoriale de tous les pays.
- Chine défend une sécurité commune, durable et globale. La sécurité de certains pays ne peut être améliorée aux dépens d’autres en renforçant ou en étendant les blocs militaires. Compte tenu des cinq vagues d’expansion de l’OTAN, les demandes légitimes de la Russie en matière de sécurité doivent être prises au sérieux et recevoir une réponse appropriée.
- La Chine suit de près la situation en Ukraine et ce qui s’y passe n’est pas ce qu’elle aimerait voir. Les parties doivent faire preuve de retenue, éviter l’escalade et prévenir une crise humanitaire et la mort de civils.
- La Chine soutient tout effort diplomatique susceptible de conduire à une solution pacifique de la crise ukrainienne. La Chine est favorable à un dialogue direct entre la Russie et l’Ukraine. La question ukrainienne s’inscrit dans un contexte historique complexe. L’Ukraine devrait être un pont entre l’Est et l’Ouest, et non une ligne de confrontation entre grandes puissances. La Chine soutient également le dialogue UE-Russie sur la sécurité européenne.
- Le Conseil de sécurité des Nations unies devrait jouer un rôle constructif dans la résolution de la crise ukrainienne et éviter les actions qui pourraient exacerber les points de discorde.
La Chine a exprimé ses regrets face à la tragédie en cours et se félicite de toute négociation menant à la paix. Il s’agit de la rhétorique traditionnellement entendue à Pékin concernant les conflits et les crises dans lesquels elle n’est pas impliquée. Le gouvernement Xi Jiping a évité de condamner la Russie, tout en critiquant de manière voilée l’Occident pour l’expansion de l’OTAN et son manque de volonté d’écouter les préoccupations de Moscou en matière de sécurité.
Les responsables chinois ne qualifient pas les actions de la Russie en Ukraine d' »invasion ». Ses médias d’État ne publient pas de documents présentant Moscou et son président sous un jour négatif. Dans la blogosphère chinoise, Vladimir Poutine, ainsi que ses actions et sa rhétorique liées à l’opération ukrainienne, sont largement approuvés par les personnes à l’esprit nationaliste qui établissent des parallèles entre cette situation et la relation de la Chine avec Taïwan.
Malgré les nombreuses spéculations selon lesquelles Pékin, en tant que seul partenaire commercial majeur encore amical de la Russie, pourrait faire pression sur Moscou pour conclure un accord de paix dans les plus brefs délais, rien n’indique que Pékin ait même envisagé de le faire.
La Chine a adopté une position de neutralité favorable à la Russie concernant le conflit. Les représentants du ministère des affaires étrangères du pays et le régulateur bancaire chinois ont souligné à plusieurs reprises leur intention de maintenir pleinement les relations avec la Russie malgré la situation.
Lors du vote du Conseil de sécurité des Nations unies sur la crise ukrainienne, la Chine s’est abstenue, choisissant de ne pas soutenir le veto russe. Mais elle a fait de même lors de la crise de Crimée. En principe, la Chine ne peut pas reconnaître les précédents qui soutiennent le changement de statut des territoires sur la base de référendums (comme cela s’est produit dans les républiques de Crimée, de Lougansk et de Donetsk) car cela affectera le problème de Taïwan. Il convient également de noter que la Russie ne reconnaît pas et ne soutient pas la position chinoise dans son conflit territorial avec l’Inde, ni les revendications chinoises dans les mers de Chine méridionale et orientale…
Les déclarations américaines sur les « discussions » avec la Chine au sujet de la situation en Ukraine, voire sur la prise en compte par la Chine des sanctions occidentales, sont coupées de la réalité. Ce n’est pas la première fois que cette situation se produit. En 2014, le président Barack Obama a tenté de convaincre les Chinois de ne pas conclure un accord avec la Russie sur la construction du gazoduc Power of Siberia, qui a néanmoins été signé en mai de la même année.
La coopération économique
Comme lors des étapes précédentes de la crise ukrainienne, les entreprises et les banques chinoises opérant sur le marché mondial doivent tenir compte de l’impact négatif possible des sanctions américaines et européennes. À cet égard, elles ne diffèrent pas des entreprises de tout autre pays. Toutefois, les Chinois font généralement preuve d’une peur aiguë de tomber sous le coup des mesures punitives américaines, ce qui les conduit à une interprétation large des sanctions.
Par conséquent, quelle que soit la position du gouvernement chinois, les sanctions ont toujours eu un certain impact négatif sur la coopération russo-chinoise. En outre, l’effet de choc dû à la perturbation des mécanismes de paiement habituels, des chaînes de production et de la logistique dans les mois à venir se manifestera inévitablement. Les entreprises devront trouver de nouveaux modes de fonctionnement.
Dans le même temps, les parties ont jusqu’à présent réalisé un travail important pour mettre en place une infrastructure sécurisée afin d’assurer le commerce bilatéral, et ces efforts se sont poursuivis jusqu’à très récemment. En 2020, la part du rouble dans le commerce bilatéral a atteint 7 %, et le yuan – 17 %. La Chine s’efforce d’internationaliser sa monnaie, et celle-ci peut désormais être utilisée pour les règlements entre non-résidents du pays.
Se préparant à un conflit difficile avec l’Occident, la Russie a fortement augmenté la part du yuan dans ses réserves d’or et de devises. Selon certaines estimations, la Banque de Russie détient 140 milliards de dollars d’obligations d’État chinoises libellées uniquement en yuan. Indirectement, cela peut également indiquer que le volume actuel des sanctions était attendu depuis longtemps.
En outre, le système commercial chinois CFETS et la Bourse de Moscou négocient la paire de devises yuan-rouble depuis 2010. Ainsi, les conditions existent pour que tous les échanges entre les deux pays soient transférés vers les monnaies nationales, principalement vers le yuan, en raison de la volatilité du rouble.
En 2020 et 2021, la part de la Chine dans le commerce russe était d’environ 18 %. Pékin est le premier partenaire commercial de Moscou en tant qu’État-nation, bien que l’UE dans son ensemble prenne une part plus importante. Cette part était d’environ 38 % en 2020. Depuis 1999, la part de la Chine n’a cessé d’augmenter, tandis que celle de l’UE a progressivement diminué depuis la seconde moitié des années 2000.
Si cette tendance devait se poursuivre, on pourrait s’attendre à ce que les parts de la Chine et de l’UE dans le commerce russe soient à peu près égales au début et au milieu des années 2030. Toutefois, avec l’embargo de l’UE sur les importations russes, le processus de réorientation vers la Chine pourrait légèrement s’accélérer, et la Chine pourrait devenir le principal partenaire commercial de la Russie dans les deux ou trois prochaines années. Par conséquent, le commerce entre la Russie et son principal partenaire commercial sera à l’abri des influences extérieures.
Une forte augmentation des exportations russes de matières premières vers la Chine pourrait être limitée par le manque d’infrastructures appropriées, notamment la capacité des chemins de fer, des pipelines et des terminaux portuaires. La Chine exporte principalement des produits finis, qui sont moins dépendants de la capacité de transport.
Par conséquent, au cours des prochaines années libres, il faut s’attendre à une forte augmentation des exportations chinoises vers la Russie et à une augmentation plus modeste des exportations russes vers la Chine. Il pourrait y avoir un déséquilibre important en faveur de Pékin dans le commerce russo-chinois pendant un certain temps.
Dans ce contexte, l’accumulation précoce d’énormes réserves de yuan indique que les autorités russes se sont préparées à quelque chose qui ressemble à la configuration actuelle des sanctions économiques.
La promotion de Pékin au rôle d’acheteur unique ou principal de certains types de produits russes et le commerce en échange de yuans sont susceptibles d’entraîner certaines pertes de prix pour les exportateurs russes. Mais, dans les conditions difficiles actuelles, cela peut difficilement être considéré comme critique. Avec le développement d’une nouvelle logistique, la Chine pourrait finir par remplacer le marché européen.
L’importance de la réorientation des exportations vers la Chine signifie que le développement de l’infrastructure nécessaire en Extrême-Orient devra être accéléré. Étant donné l’importance de la rapidité, elle devra probablement être construite avec la participation d’investissements et d’entreprises chinoises. Les projets de construction de ce type peuvent donner un élan important au développement des régions russes.
La question de l’accélération de la conclusion des contrats pour cette construction se posera également, ainsi que celle de l’achèvement plus tôt que prévu du gazoduc Soyuz Vostok (une continuation du Power of Siberia – 2), qui puise dans la même base de matières premières que les pipelines vers l’Europe occidentale.
La Chine peut avoir un intérêt significatif à rediriger vers elle les exportations de matières premières russes tout en les convertissant en yuan, car cela ne donnera pas seulement à Pékin de nombreux avantages politiques et stratégiques, mais lui apportera également d’énormes gains économiques. En particulier, la protection de la Chine contre les sanctions et les tentatives d’embargo augmentera fortement, le coût des ressources acquises diminuera, tandis que le rôle du yuan dans le commerce mondial augmentera de façon spectaculaire (l’internationalisation du yuan est un objectif important de la politique chinoise).
Les tentatives antérieures de la Russie pour diversifier ses liens économiques avec l’Asie peuvent être considérées comme mortes après que les trois économies les plus développées de la région (Japon, Corée du Sud et Singapour) ont soutenu les sanctions anti-russes à des degrés divers, bien que sous la forte pression des États-Unis.
La Chine deviendra inévitablement le partenaire dominant, et il est possible que, dans un avenir proche, sa part dans le commerce russe soit comparable aux valeurs maximales de la part de l’UE à une certaine époque (plus de 50 %).
Un point positif pour la Russie est l’augmentation du nombre d’entreprises chinoises tombées sous le coup de différents types de sanctions américaines qui occupent des positions fortes dans l’ingénierie mécanique, les technologies de l’information et de la communication, et l’industrie aérospatiale. Cette augmentation de la pression exercée par les sanctions américaines a commencé en 2020, et il y a lieu de penser qu’elle ne fera que croître. Les entreprises chinoises sanctionnées n’auront pas à craindre les coûts d’une collaboration avec la Russie.
Les partenaires chinois, y compris ceux soumis à des sanctions, sont capables d’occuper des places dans de nombreux segments importants du marché russe, autrefois détenues par des entreprises européennes et américaines. Il s’agit, en premier lieu, de la vente et de la production de voitures, d’électronique grand public et d’équipements industriels en Russie. Dans de nombreux domaines, les Chinois sont tout à fait capables de remplacer les fournisseurs occidentaux – parfois avec une perte modérée de qualité, et parfois sans.
Un domaine important où les Chinois ne peuvent pas encore nous être utiles, où ils rencontrent des problèmes similaires aux nôtres, est l’industrie aéronautique. La Chine, comme la Russie, dépend des équipements importés. Comme la Russie, ses propres programmes d’aviation civile (ARJ21, C919) sont dépendants des composants occidentaux et vulnérables à la pression des sanctions qui s’exercent déjà. Le renforcement de la coopération pour le remplacement des avions civils occidentaux est une question urgente.
Perspectives des relations politiques
Afin de réduire d’une manière ou d’une autre sa dépendance économique vis-à-vis de la Chine, la Russie devra utiliser les quelques outils à sa disposition pour diversifier son commerce extérieur. Néanmoins, il est évident que, alors qu’elle est confrontée à un blocus économique de la part de l’Occident, la Russie n’aura d’autre choix que de développer de plus en plus la coopération politique et militaire avec Pékin.
L’importance pour la Chine du potentiel de ressources, technologique, économique et militaire de la Russie, dans un contexte de confrontation avec les Etats-Unis, permettra à la Russie d’éviter de sombrer dans une position clairement subordonnée dans ce partenariat. Mais la Chine donnera néanmoins le ton.
Le véritable objectif politique sera de préserver la capacité de restaurer l' »autonomie stratégique » de la Russie avec un éventuel affaiblissement de l’embargo à long terme.
Moscou n’a pas été impliquée dans de nombreux conflits entre les puissances asiatiques et sa politique à l’égard de l’Asie a été indépendante de celle de la Chine, à l’exception de celle visant à contenir globalement l’influence des États-Unis. Désormais, la Russie devra protéger ses liens avec les acteurs indépendants, en particulier avec l’Inde et le Vietnam, tout en sacrifiant ses relations avec les alliés des États-Unis dans la région indo-pacifique, principalement le Japon et l’Australie, dans le but de renforcer son partenariat avec la Chine.
La tendance négative qui est apparue récemment dans les relations russo-japonaises va s’intensifier fortement. Des événements tels que la patrouille conjointe des flottes russe et chinoise autour du Japon qui a eu lieu à la fin de 2021 se poursuivront. Il pourrait être question de coordonner les positions des deux pays dans les différends territoriaux avec Tokyo (revendications chinoises sur les îles Diaoyu /Senkaku et le problème des îles Kouriles du sud de la Russie).
Alors qu’elle s’apprête à promouvoir plus activement ses initiatives globales et ses concepts d’ordre mondial (la Communauté de destin commun, les relations entre grandes puissances dans une nouvelle ère, l’initiative « Belt and Road », la Chine pourrait être intéressée par l’obtention d’un soutien proactif de la part de grands pays, et il est probable qu’elle reçoive un tel soutien de la part de la Russie. En fait, cela s’est déjà manifesté par une déclaration commune russo-chinoise à la suite de la visite de Vladimir Poutine en Chine le 4 février 2022.
La Chine ne peut probablement pas atténuer radicalement le choc des premiers mois ou de la première année de l’embargo pour la Russie – tout dépendra ici de la politique économique russe. À long terme, le partenariat de la Russie avec la Chine, ainsi que sa propre politique industrielle, constitueront la base d’un nouveau modèle de développement économique russe. Et, à certains égards, une base plus saine que son précédent partenariat avec l’UE. La Chine est moins attrayante pour l’élite en tant que lieu d’extraction de capitaux et de délocalisation permanente, et son système de prise de décision économique est plus rationnel et prévisible. Enfin, dans un avenir prévisible, la croissance de l’économie chinoise sera plus rapide que celle de l’Europe, tout comme la demande du marché.
La Chine remplacera l’UE en tant que principal partenaire commercial, et l’inversion progressive des flux commerciaux vers l’Est pourrait devenir un facteur de développement de la Sibérie et de l’Extrême-Orient, jusqu’à la délocalisation d’une partie de la population de la partie européenne du pays. L’impact négatif des sanctions occidentales sur la coopération russo-chinoise s’affaiblira progressivement à mesure que la Chine elle-même sera entraînée dans la confrontation des sanctions avec l’Occident. Un autre facteur important à cet égard sera le commerce en yuan.
Avec une politique rationnelle, la Russie peut sortir de l’embargo occidental considérablement renforcée, avec un commerce extérieur plus diversifié et une infrastructure d’exportation mieux développée en Extrême-Orient, ainsi que des relations étrangères plus équilibrées et plus résistantes aux sanctions.
Le prix à payer pour cela sera la remise en cause de la politique menée par Moscou depuis de nombreuses années pour diversifier ses liens avec l’Asie. La Russie sera contrainte d’agir dans le sens de la politique asiatique de la Chine, non seulement pour contenir les États-Unis, mais aussi pour affronter les alliés des États-Unis, le Japon en tête. L’impact négatif de son partenariat avec la Chine sur les relations avec l’Inde et le Vietnam peut être minimisé tant que ces pays restent des acteurs indépendants, pas indûment redevables aux États-Unis, et ne deviennent donc pas des cibles prioritaires pour la pression chinoise.
La question de la formation d’une alliance militaire avec Pékin ne se posera très probablement pas dans un avenir proche. Mais, hypothétiquement, il n’est toujours pas possible d’exclure l’émergence d’une alliance militaire formelle russo-chinoise, ou une interaction militaire situationnelle en cas de crise militaire dans le Pacifique. Ou, par exemple, l’appel à l’article 9 du Traité russo-chinois de bon voisinage, d’amitié et de coopération de 2001. Cet article stipule qu’en cas de menace pour l’une des parties, des consultations urgentes doivent être organisées pour éliminer cette menace. C’est une perspective tout à fait réaliste en cas de crise concernant Taïwan, lorsque Pékin sera intéressé par le « parapluie nucléaire » de la Russie pour prévenir une intervention américaine.
Vasily Kashin
Vasily Kashin, docteur en sciences politiques, directeur du Centre for Comprehensive European and International Studies (CCEIS) de la Higher School of Economics National Research University de Russie.
Article original traduit du russe : RT
(Traduit de l’anglais par Arrêt sur info)