Annalena Baerbock, ministre des affaires étrangères, « le deuxième jour de son entrée en fonction, s’est précipitée au siège de l’OTAN »
Par Diana Johnstone, journaliste et écrivaine
Paris, France. 10 Décembre 2021
L’Union européenne peut légitimement être qualifiée de religion dans la mesure où la foi dans ses avantages éventuels est plus forte que l’enthousiasme pour sa pratique. Les règles sont ennuyeuses mais l’espoir inspire. Le « couple franco-allemand » est un principe clé de la théologie européenne, un mystère historique qui transfigure les ennemis d’hier en co-gardiens de l’esprit européen unificateur.
Mais si la guerre entre eux a depuis longtemps été reconnue comme totalement impraticable, sur de nombreux sujets, Allemands et Français n’ont pas évolué pour ressentir ou penser de la même manière. Des courants majeurs dans les deux nations vont actuellement dans des directions opposées à de multiples niveaux. Il est difficile de savoir si ces contre-courants croissants aboutiront à un compromis, à la victoire de l’un sur l’autre ou à une opposition ouverte.
Le 8 décembre, une coalition de trois partis a pris ses fonctions en Allemagne. Ses choix politiques sont très différents des tendances qui précèdent l’élection présidentielle française d’avril prochain.
On passe au vert
« Ampel » est le mot allemand pour feu de signalisation et c’est le surnom de cette coalition. Le rouge est la couleur traditionnelle du parti social-démocrate historique, le SPD, qui est arrivé en tête, et dont le candidat principal, Olaf Scholz, plutôt incolore lui-même, est le nouveau chancelier, en remplacement de la chrétienne-démocrate Angela Merkel, qui a longtemps régné. Son parti s’est vu confier la tâche malvenue de lutter contre la pandémie de coronavirus. En tant que ministre des finances, Christian Lindner, du parti démocrate libre (FDP), couleur jaune/or, protégera les riches contre les impôts élevés et s’efforcera d’imposer l’austérité budgétaire dans son pays et dans toute l’Union européenne.
Mais la teinte dominante de ce nouveau régime est le vert. Les deux co-leaders du parti Vert seront à la tête de la politique intérieure et extérieure.
Robert Habeck deviendra vice-chancelier, à la tête d’un nouveau ministère de l’économie et du climat spécialement conçu pour son parti. Il supervisera l’ensemble de l’économie dans la mesure où chaque mesure gouvernementale devra passer un « contrôle climatique » pour être approuvée. Il semble que la principale tâche de ce gouvernement soit de réduire les émissions de CO2. Le rejet de l’énergie nucléaire par l’Allemagne avait rendu le pays dépendant du charbon, mais le nouveau gouvernement prévoit d’éliminer totalement le charbon et d’atteindre 80 % de la consommation d’électricité par des énergies renouvelables d’ici 2030, soit plus rapidement que les objectifs du gouvernement précédent. Cela implique l’accélération de l’expansion des éoliennes et l’augmentation du nombre de centrales électriques au gaz, bien que la provenance de ce gaz soit incertaine. L’influence des Verts a permis de retarder considérablement l’homologation du gaz russe provenant du gazoduc Nord Stream 2, dont la construction est terminée. La quantité de gaz nécessaire dépendra de la rigueur des hivers à venir et de la fréquence et de la force imprévisible du vent.
Politique étrangère « féministe » axée sur les valeurs
Annalena Baerbock, qui avait aspiré à succéder à Merkel comme première chancelière verte avant que la campagne électorale ne mit en évidence sa médiocrité, obtient néanmoins le poste de ministre des affaires étrangères. Elle apporte à ce poste une combinaison inquiétante d’excès d’autosatisfaction, d’inexpérience et de certitude idéologique. À 40 ans, sa seule expertise connue est le saut en trampoline, et elle prend en charge le ministère des affaires étrangères à un moment où les tensions entre la Russie et l’OTAN sont exacerbées. Le deuxième jour de son entrée en fonction, elle s’est précipitée au siège de l’OTAN à Bruxelles pour réaffirmer sa dévotion souvent déclarée à l’Alliance atlantique.
Le chapitre de politique étrangère du pacte de coalition Ampel s’intitule « La responsabilité de l’Allemagne pour l’Europe et le monde ». L’Allemagne d’aujourd’hui se sent grande et proclame sa « responsabilité particulière » pour l’Europe « en tant que plus grand État membre », et sa « responsabilité mondiale » en tant que « quatrième économie du monde ». Le programme donne l’impression que Berlin est déterminé à peser de tout son poids, mais en étroite collaboration avec un poids encore plus lourd, les États-Unis.
« Le partenariat transatlantique et l’amitié avec les États-Unis sont un pilier central de notre action internationale », proclame ce programme, appelant au « renouvellement et à la dynamisation des relations transatlantiques avec les États-Unis et le Canada », faisant écho aux slogans en faveur de « l’ordre international fondé sur des règles » – ce qui signifie des règles fondées sur la vertu occidentale plutôt que sur la Charte des Nations unies. L’Allemagne entend partir en croisade pour les « valeurs » en combattant « l’autoritarisme » et en défendant les « LGBTI » et d’autres minorités partout dans le monde.
« L’OTAN reste un fondement indispensable de notre sécurité. Nous sommes déterminés à renforcer l’alliance transatlantique et à en partager équitablement le fardeau. » Le « partage du fardeau » sera très coûteux, et pas particulièrement respectueux de l’environnement. Cela signifie qu’il faudra acheter le successeur américain du Tornado, extrêmement coûteux, capable de porter des armes nucléaires, et qui sera piloté par des Allemands. Cela signifie qu’il faut abandonner toutes les objections antérieures au stockage d’armes nucléaires américaines sur le sol allemand. L’excuse donnée est que « l’Allemagne (a) un intérêt à participer aux discussions stratégiques et aux processus de planification. » La coalition aux teintes vertes veut également acquérir des drones armés, à des fins défensives uniquement, bien sûr.
Lorsque Baerbock était un bébé, les Verts allemands étaient à l’avant-garde du mouvement contre les armes nucléaires américaines en Allemagne. Mais l’Allemagne était alors divisée, et la génération des parents de Baerbock montrait au monde – et surtout aux Russes – que les Allemands étaient devenus pacifiques. Mikhaïl Gorbatchev fut impressionné, cru que la Russie et l’Europe occidentale pouvaient vivre en harmonie dans leur « maison européenne commune » et a consenti à la réunification allemande[1].
À peine l’Allemagne de l’Ouest capitaliste avait-elle pris le contrôle de l’Allemagne de l’Est socialiste que l’ambiance commença à changer. Avec le vert Joschka Fischer comme ministre des affaires étrangères, l’Allemagne s’est jointe avec empressement à l’attaque de l’OTAN contre son ennemi historique, la Serbie.
Les voitures électriques et le marché européen
Certains Allemands ont la mémoire plus longue qu’Annalena Baerbock, et la bonne nouvelle est que sa nomination semble avoir incité des Allemands réfléchis à tenter de s’opposer à ses tendances belliqueuses. Le 5 décembre, 27 anciens diplomates et généraux ont lancé un appel en faveur d’un « nouveau départ dans les relations avec la Russie »[2]. Le 8 décembre, la ligue des libres penseurs a lancé un appel pour que l’OTAN quitte l’Allemagne, qui a rapidement commencé à recueillir des signatures[3]. Il n’est pas impossible que la consternation suscitée par la nomination d’Annalena Baerbock au poste de ministre des affaires étrangères stimule un contre-mouvement opposé à l’alignement sur l’hostilité des États-Unis et de l’OTAN envers la Russie et la Chine.
Entre-temps, Annalena Baerbock s’intéresse aussi bien aux affaires qu’à l’OTAN. Elle voit la politique étrangère comme un moyen de promouvoir l’industrie automobile allemande, cruciale, qui se convertit aux voitures électriques.
« Il est important de ne pas penser à la politique climatique en termes nationaux, mais dans un contexte européen », a déclaré Mme Baerbock lors d’une récente interview télévisée. L’Allemagne, a-t-elle ajouté, fait partie du marché intérieur européen commun, face au marché international. Les constructeurs automobiles allemands produisent essentiellement pour l’exportation. « La politique des transports, la politique étrangère et la politique climatique doivent aller de pair à l’avenir pour lutter contre la crise climatique », a-t-elle observé.
En effet, les normes et les standards élaborés par la Commission européenne à Bruxelles, actuellement dirigée par l’Allemande Ursula von der Leyen, décideront quelles voitures pourront être commercialisées dans l’UE et lesquelles ne le pourront pas. Le motif invoqué sera la sauvegarde de la planète. L’Allemagne entend devenir le premier marché de l’électromobilité en produisant au moins 15 millions de voitures électriques en 2030. La Commission européenne proposerait que seuls les véhicules neutres en CO2 soient immatriculés en Europe à partir de 2035.
Un vent différent souffle sur la France
Un vent très différent souffle sur la France. Disons d’abord que les Français ne tombent pas facilement sous le charme de Greta Thunberg. Alors que l’écolière suédoise a réussi à gagner en influence en Allemagne, en France elle suscite surtout scepticisme et agacement. Et une grande partie de ce scepticisme et de cet agacement se répercute sur l’ensemble du mouvement des Verts. Il s’est développé depuis que des élections municipales avec faible participation pendant le confinement lié au Covid ont produit des maires verts qui ont eu des idées telles que l’interdiction du sapin de Noël municipal parce que l’arbre avait été tué, ou depuis que la numéro deux du parti écologiste a déclaré : « Le monde crève de trop de rationalité, de décisions prises par des ingénieurs. Je préfère des femmes qui jettent des sorts plutôt que des hommes qui construisent des EPR. »[4]
Malgré les critiques sur le déclin de l’enseignement des maths et des sciences dans les écoles françaises, la majorité des Français n’est pas encore prête à renoncer à la rationalité. Ni à renoncer aux EPR (European Pressurized Reactors).
En fait, ces derniers mois, l’inquiétude croissante suscitée par les émissions de CO2 et le changement climatique a entraîné un regain de soutien en faveur de la revitalisation de l’industrie nucléaire française, historiquement importante, qui avait été contrainte au déclin par l’opposition des Verts. Ce renouveau est motivé par le fait que les centrales nucléaires françaises n’émettent pas de CO2 et qu’elles fournissent une source d’électricité fiable et constante, tant pour l’usage domestique que pour l’industrie, et ce à un moment où l’on s’inquiète de plus en plus de la désindustrialisation dramatique du pays. Le soutien à l’énergie nucléaire et à la réindustrialisation est exprimé principalement par la droite politique, mais aussi par le Parti communiste français, moribond après des décennies d’asservissement aux socialistes, eux-mêmes en déclin drastique.
Le président Emmanuel Macron, un centriste oscillant, après avoir satisfait le lobby antinucléaire, a récemment rejoint la tendance en annonçant que l’avenir de la France devait être nucléaire.
Alors que l’Allemagne promeut de plus en plus d’éoliennes, celles-ci sont de plus en plus rejetées en France parce qu’elles produisent trop peu d’énergie, de manière trop irrégulière, parce qu’elles posent un sérieux problème d’élimination après leur période d’exploitation relativement courte et, sur le plan émotionnel, parce qu’elles défigurent les paysages français. Les mouvements citoyens s’opposent de plus en plus à leur installation, bien que les collectivités locales et les agriculteurs en accueillent favorablement les subventions.
Le parti traditionnel de centre-droit, Les Républicains, a semblé totalement mis sur la touche par le centrisme oscillant de Macron. Il est donc plutôt surprenant que la candidate que le parti vient de sélectionner lors de sa primaire, Valérie Pécresse, soit soudainement arrivée en tête des sondages pour les élections présidentielles d’avril. Son programme climatique donne une bonne idée de ce qui est populaire en France : construction de six EPR, et création de zones où les éoliennes ne pourront pas être implantées (pour répondre aux protestations des citoyens et à la protection des paysages). Elle fixerait également la date de passage de l’essence aux voitures électriques en 2040.
Identité, mais française
Ce n’est pas le seul domaine de différences entre la France et l’Allemagne. Si l’humeur exprimée par le pacte d’Ampel est celle d’une Allemagne forte et conquérante, l’humeur en France est celle d’un déclin national qu’il faut stopper. Cela s’accompagne du sentiment que la domination de l’Allemagne sur les politiques européennes est un facteur de ce déclin. Il est possible que l’Allemagne soit trop confiante. L’industrie automobile allemande prospère, même si le peuple allemand n’a pas forcément sa part. Les géants américains de la finance investissent dans des entreprises manufacturières allemandes et empochent leur part de bénéfices, tandis que les emplois ouvriers sont de plus en plus délocalisés chez les voisins de l’Est, en Hongrie et en République tchèque, dont les travailleurs qualifiés se contentent de bas salaires.
En Allemagne comme en France, la gauche a eu tendance à abandonner ses préoccupations traditionnelles au profit de la politique identitaire, c’est-à-dire toutes sortes d’identités sauf leur identité nationale. La culpabilité obligatoire à l’égard du nazisme oblige les Allemands à abhorrer le nationalisme comme source de tous les maux, et à présenter l’aspect agressif de leur politique étrangère en termes moralisateurs : féminisme, droits de l’homme, ordre fondé sur des règles, anti-autoritarisme.
La culpabilité (liée à la collaboration avec l’occupation nazie) n’est pas aussi forte en France, et le sentiment de déclin ravive le patriotisme. Cependant, la majeure partie de la gauche française, y compris son orateur le plus éloquent, Jean-Luc Mélenchon, a récemment succombé de plus en plus à la politique identitaire, sous influence américaine. Le refus de reconnaître que l’immigration massive peut poser des problèmes, et le fait de se préoccuper davantage de la « planète » que des personnes en difficulté, a éloigné la gauche des électeurs qu’elle prétend représenter. Face aux alarmes sur le possible « remplacement » de la population française de souche par une immigration massive, Mélenchon a adopté le terme de « créolisation » pour désigner ce qu’il prévoit comme un heureux mélange de cultures différentes. Cette approche séduit un certain secteur de la jeune intelligentsia urbaine, mais le résultat électoral a été un déplacement radical des votes de la classe ouvrière vers la nationaliste Marine Le Pen.
Aujourd’hui, Le Pen doit faire face à un rival plus nationaliste qu’elle : le journaliste Eric Zemmour, qui, lors d’un rassemblement enthousiaste de quelque douze mille personnes le 5 décembre, a fondé son tout nouveau parti « Reconquête », destiné à « reconquérir » la France pour les Français. Avant Zemmour, Marine Le Pen était la principale rivale de Macron. Aujourd’hui, les deux se partagent un important vote d’extrême droite, plaçant Pécresse en tête – pour le moment.
Les préoccupations nationales françaises conduisent logiquement à d’autres domaines de conflit franco-allemand. En matière de politique étrangère, les Français sont relativement discrets, mais ne partagent guère la loyauté allemande envers l’OTAN, l’hostilité officielle actuelle envers la Russie ou la dévotion envers l’Ukraine (qui, si elle était intégrée à l’UE, ne ferait qu’élargir la sphère d’influence orientale de l’Allemagne et aggraverait la menace concurrentielle qui pèse sur l’agriculture française). La France avait espéré vendre ses propres avions militaires à l’Allemagne au lieu de l’héritier américain du Tornado, porteur d’armes nucléaires. L’allégeance catégorique de Berlin à l’OTAN est aussi une façon de rejeter les souhaits de Paris pour une défense européenne plus ou moins indépendante.
Le centre politique français, peuplé de vétérans du programme « Young Leaders » parrainé par les États-Unis (dont Valérie Pécresse), est peu enclin à s’écarter de la voie de l’OTAN. Mais aux deux extrémités du spectre, que ce soit Mélenchon ou Zemmour, l’opposition aux diktats de l’OTAN et à la russophobie systématique est claire. Il existe également en France une forte hérésie sous-jacente à l’égard de la religion européenne, car un examen attentif des politiques nécessaires à la relance de l’économie française implique de sérieux heurts avec les règles et les directives de l’UE.
La France est historiquement un pays centralisé, contrairement à l’Allemagne, et son économie a toujours prospéré grâce au soutien du gouvernement. À l’heure actuelle, on souhaite de plus en plus revenir au type de politique industrielle qui a permis à la France de prospérer dans les années 1960. Mais la politique industrielle est exclue par les règles de concurrence fanatiques de l’UE. Par exemple, M. Zemmour a préconisé de promouvoir l’industrie française en recourant à des commandes publiques. Mais les règles européennes interdisent la « préférence nationale », sauf dans le domaine militaire. Toute offre doit être ouverte au plus offrant, quelle que soit sa nationalité. La France a des normes de protection sociale plus élevées que la plupart des autres pays, ce qui permet de surenchérir facilement sur les entreprises françaises sur leur propre territoire. Il y a aussi le fait que les règles européennes parrainées par l’Allemagne ont forcé la fragmentation du groupe public d’électricité Électricité de France (EDF), affaiblissant la capacité nationale à développer son industrie nucléaire.
Universitaire, journaliste et écrivaine américaine auteur de nombreux ouvrages
[1] J’attire l’attention sur la relation entre le mouvement anti-missile des années 80 et la réunification allemande dans mes mémoires, Circle in the Darkness, Clarity Press, 2020.
[2]https://augengeradeaus.net/2021/12/dokumentation-ex-diplomaten-und-generale-rufen-zu-neuanfang-im-verhaeltnis-zu-russland-auf/
[3]https://neinzurnato.de/aufruf/
[4] Dans une interview à Charlie Hebdo, voirhttps://francais.rt.com/france/90089-je-prefere-femmes-qui-jettent-des-sorts-eelv-sandrine-rousseau-moquee-sur-les-reseaux