Cette relation entre l’Iran et l’Irak est complexe. Il est donc réducteur de qualifier la Mésopotamie d’être pro ou anti Iran. La relation entre les décideurs en Iran et en Irak sera abordée en fonction de thèmes clés.
La Marjaiya (l’autorité religieuse) à Nadjaf
Après la chute de Saddam Hussein et l’occupation de l’Irak par les USA en 2003, l’Iran et la Marjaiya à Nadjaf se sont retrouvés libres après des décennies de dictature impitoyable responsable du meurtre d’oulémas (théologiens très érudits), par crainte de leur influence parmi la population et de l’influence iranienne en appui à l’insurrection en Irak. Saddam a forcé l’Iran à consacrer des milliards de dollars en mesures défensives à sa frontière et au financement de l’insurrection pour faire tomber le président irakien, bien qu’en fin de compte, ce sont les forces armées des USA qui ont offert gratuitement à l’Iran la tête de Saddam sur un plateau d’argent.
Après la mort du grand ayatollah Sayed Abou al-Qassem al-Khoei (considéré comme le chef suprême de la Hawza al-Ilmiyah), Nadjaf s’est retrouvée avec plusieurs grands ayatollahs : Sayed Ali al-Sistani, Sayed Mohamad Saeed al-Hakim, Cheikh Ishaq al-Fay’yad (appelé aussi Cheikh al-Afghani) et Cheikh Bashir al-Najafi (appelé aussi Cheikh al-Pakistani). Tous les chefs religieux ont alors convenu d’accorder le leadership politique à Sistani (et religieux en raison de sa relation étroite avec Sayed al-Khoei et de ses connaissances et de son intelligence supérieures), sans nécessairement abandonner leurs positions religieuses et leur rôle consultatif auprès du gouvernement. C’est à Nadjaf que se trouve la « Hawza al Ilmiyah », l’école de théologie où les connaissances se transmettent de génération en génération. Les chercheurs de vérité dans la théologie chiite arrivent des quatre coins du globe pour étudier dans la ville, appelée aussi « la ville d’Ali Ibn Abi Talib », cousin et beau-frère du prophète Mahomet, premier des 12 imams chiites et quatrième calife de l’Islam ancien.
On retrouve à Nadjaf de nombreux oulémas érudits qui préfèrent rester dans l’ombre, ne voyant pas d’intérêt à acquérir une notoriété. Ils sont cependant bien connus des anciennes familles de Nadjaf, qui peuvent examiner l’arbre généalogique de chacun en étant conscient de la position qu’il occupe. Les antécédents et les ancêtres jouent un rôle décisif dans la réputation de chaque personne vivant à l’intérieur des vieux murs de Nadjaf, qu’on désigne sous le nom de Ibn Welaya, qui signifie « celui qui est né dans une petite zone géographique à l’intérieur des vieux murs de Nadjaf, à proximité du sanctuaire sacré de l’Imam Ali ». Le moins que l’on puisse dire, c’est que Nadjaf forme une immense école et université théologiques, tout en étant le centre discret où se prennent les décisions politiques en Mésopotamie.
La Marjaiya à Nadjaf utilise un langage très complexe qui lui est propre et son système de communication est extrêmement difficile à saisir. Son influence est exercée principalement par l’entremise de ses représentants dans l’ensemble du pays, qui prêchent dans les mosquées (sanctuaires de Kerbala surtout), mais aussi à l’extérieur.
Le silence est un autre des codes de communication utilisés par la Marjaiya (des explications plus détaillées suivront). Sistani ne reçoit jamais de journalistes pour une interview, n’exprime pas d’opinion politique et ne fait pas de déclaration. Les messages sont annoncés officiellement par le bureau à Nadjaf, pour être ensuite repris par les représentants officiels partout dans le monde et transmis oralement pendant la prêche à la prière du vendredi à Kerbala et ailleurs en Irak. Sayed Mohamad Redha Sistani, le fils du marja’ et son proche conseiller politique, l’organisateur des réunions de son père, un mujtahid (niveau de connaissance suprême en théologie avant de devenir un marja’) et l’auteur de nombreux livres de théologie, est le seul à avoir déjà reçu des journalistes locaux (j’étais le seul étranger) en 2008 à la résidence du marja’ à Nadjaf, mais après avoir imposé une seule règle claire : je vais répondre à toutes vos questions, mais vous ne publierez rien. Aucun étranger, arabe ou occidental, ne peut vraiment comprendre ce langage particulier et le comportement de la Marjaiya : de la politesse à l’état pur, mais la plus pénétrante que l’on puisse trouver en Irak.
En fait, la plupart des Irakiens ne savent pas comment s’adresser à la Marjaiya, ni ce qui lui plaît et ne lui plaît pas, jusqu’à ce que quelque chose soit sciemment divulgué à l’extérieur du Barrani (bureau du marja’). Bon nombre tentent de parler au nom de Sayed Sistani, citent la Marjaiya ou prétendent être des « experts dans les affaires de la Marjaiya ». Mais plus vous fréquentez la Marjaiya, plus vous réalisez que vous en connaissez peu et que vous avez encore beaucoup à apprendre. Chaque mot écrit par la Marjaiya compte et suscite une longue réflexion et plusieurs interprétations pour s’assurer que le message est bien reçu parce qu’il s’adresse au monde entier, même à ceux qui, sans suivre Sistani idéologiquement, surveillent attentivement ce qui se passe au Moyen-Orient. Pour la Marjaiya, la confiance se gagne perpétuellement et n’est jamais acquise à vie.
Le grand ayatollah Ali Sistani demeure sur la rue Al-Rasoul du quartier al Barak, dans une petite allée appelée « darbouna », où se trouvent à la fois son « barrani » et sa résidence modeste. Devant sa porte se trouvent des dizaines de gardiens postés dans toutes les allées menant où Sistani se trouve, certains étant plus visibles, d’autres plus discrets en étant mélangés à la population. Mais toutes les échoppes proches de la résidence de Sistani sont conscientes de l’importance de la sécurité. Le marja’ est adoré de ses voisins et prend soin d’éviter de nuire à leur vie quotidienne. Une (nouvelle) barrière fortifiée empêche les voitures piégées de s’approcher (même si la rue Al-Rasoud est piétonne) et des gardiens se trouvent non seulement derrière, mais aussi sur la rue principale. Il suffit de s’arrêter quelques secondes dans l’allée principale avant qu’un homme très poli vous demande s’il peut vous aider. Les gardiens de sécurité utilisent l’expression courtoise « bikhidmat’koum » (à votre service) lorsqu’ils s’enquièrent sur la raison pour laquelle vous vous êtes arrêté sur le passage menant à la demeure du marja’ le plus connu aujourd’hui dans le monde chiite.
L’homme de 85 ans vit dans une maison très modeste où il reçoit principalement des gens qui veulent le féliciter, lui demander un soutien financier ou obtenir seulement un dua’ (une prière). Sa résidence principale et son bureau (dont ne font pas partie les locaux annexes et les bureaux des assistants administratifs et religieux qui conseillent les gens du commun qui demandent une fatwa ou une aide financière pour des pauvres et des nouveaux mariés et, depuis trois ans, un soutien illimité aux membres des Hachd al-Chaabi tués ou blessés et à leurs familles) se composent d’un hall et de trois pièces au rez-de-chaussée, dont une où loge Sistani. Il est assis sur le sol et à ses côtés se trouve son fidèle ami, l’écrivain Cheikh Mohamad Hasan al-Ansari, au visage accueillant et souriant, d’une infinie politesse.
Sistani est bien plus qu’un simple mortel : il est le chef spirituel de la majorité du monde arabe chiite et possède assez de pouvoir pour diriger le pays s’il le voulait. Mais c’est le moindre de ses soucis. Iranien vivant à Nadjaf depuis des décennies, Sistani n’a jamais demandé la nationalité irakienne à laquelle il a droit. Lui et les membres de sa famille renouvellent leurs permis de séjour sur une base régulière. Contrairement à d’autres ayatollahs de la Marjaiya à Nadjaf, Sistani ne demande pas de faveur particulière au gouvernement. Sa porte demeure fermée à tous les politiciens, y compris au premier ministre et aux membres du cabinet, tant qu’ils ne remplissent pas leur promesse d’accomplir leur travail, de mettre fin à la corruption ou de la combattre, et d’assurer des services sociaux et médicaux à la population.
L’homme le plus puissant de la secte musulmane chiite souffre énormément, comme n’importe quel Irakien quand il fait plus de 50 degrés Celsius et que sa maisonnée doit endurer une panne d’électricité pendant des heures. Sistani refuse d’être traité différemment de ses voisins. Il y a plusieurs années, Sistani essayait de convaincre son voisin d’arrêter son générateur électrique après minuit, afin de permettre au grand ayatollah et aux membres de sa famille de dormir sur le toit, l’endroit le plus frais où vont la plupart des Irakiens de Nadjaf quand il n’y a pas d’électricité, là où la température peut descendre jusqu’à 40 à 35 degrés après minuit (pendant la majeure partie de l’été), ce qui permet aux gens de dormir pendant quelques heures sans subir la chaleur. Les vieilles demeures disposent d’un sirdab, un refuge sous la maison, mais ce n’est pas le cas de celle de Sistani.
Cheikh Bashir al-Asadi, chef du service de réception du « barrani » de Sistani, transmet ses directives aux gardiens : « sans procédures », deux mots que relaie en criant l’un des gardiens de sécurité formant un cordon avec leurs AK-47 à l’extérieur de la « darbouna » (passage étroit) à sa demi-douzaine de collègues avant d’accompagner un invité dans la maison du marja’, signe du respect et du traitement spécial que le marja’ accorde à une poignée de visiteurs. Habituellement, les visiteurs du marja’ sont soumis à une fouille corporelle et à un examen électronique au moyen de machines spéciales et de détecteurs de métal. Les montres, ceintures, clés, cellulaires ou bagues ne sont pas admis dans la demeure très modeste pour des raisons de sécurité. Al-Qaeda en Irak dans les années 2000 et plus tard Daech ont menacé de tuer Sistani. Des jeunes religieux écervelés de Nadjaf ont même tenté de s’attaquer à la maison de Sistani en 2004, ce qui a entraîné une augmentation du nombre de gardiens, mais la situation est moins préoccupante aujourd’hui.
Les gardiens, les préparateurs de thé, les cheikhs qui s’occupent de la bureaucratie quotidienne, tous se rappellent des visiteurs étrangers réguliers et sont très accueillants. Tous ceux qui gravitent autour du marja’ sont dignes de confiance et très discrets. D’une politesse extrême, ils forment une cellule familiale aimante qui entoure le marja’ et comprennent mieux que n’importe quel expert son langage corporel (s’il aime ou non son visiteur ou si la visite crée de l’inquiétude ou un soulagement). Loin de n’accueillir que des VIP (qui sont d’ailleurs nombreux à ne pas être les bienvenus!), la maison de Sistani est ouverte aux gens du peuple, aux disciples désireux de voir le marja’ et à ceux qui ont besoin d’un soutien financier. Sistani est au service de la population qui croit en lui et qui suit ses recommandations. Mais Sistani a établi une feuille de route pour les politiciens de toutes allégeances : soyez au service du peuple qui vous a élu et gagnez sa confiance, sans quoi ne venez pas cogner à ma porte, car vous ne compterez pas sur mon appui si vous n’êtes pas au service de la population.
Sistani souhaite que les politiciens combattent le terrorisme, consolident les fondations de l’État irakien, luttent contre la corruption, envoient en prison ceux qui acceptent des pots-de-vin, peu importe leur rang et leur parti (y compris les ministres), et assurent des services sociaux à la population.
Le marja’ a montré de quoi il était capable en 2004 lors de la bataille de Nadjaf entre l’Armée du Mahdi de Moqtada al-Sadr et les forces irakiennes soutenues par les USA, quand Sistani est revenu en Irak de Londres et est intervenu en personne pour établir une entente entre les deux parties, permettant à Moqtada et à ses hommes de quitter la ville en toute sécurité. Sa deuxième démonstration de force a eu lieu lorsque Sistani a joué un rôle majeur dans la rédaction de la constitution irakienne. Sa troisième a été lorsque Sistani a convaincu l’ancien premier ministre et actuel ministre des Affaires étrangères Ibrahim al Ja’fari de se retirer et de renoncer à son second mandat comme premier ministre afin de sauver les groupes de la coalition chiite (l’Alliance irakienne unifiée formée des groupes adhérents à la liste électorale 555), lorsque le défunt Sayed Abdel Aziz al-Hakim (par l’entremise de cheikh Jalal’eddine al-Sagheer) a menacé de quitter la plus forte coalition chiite que soutenait Sistani. Sa quatrième intervention a eu lieu quand il a rejeté sans équivoque Nouri al-Maliki comme premier ministre pour un troisième mandat, et ce, malgré la volonté du commandant des forces Al-Qods (forces spéciales des Gardiens de la Révolution islamique), Qassem Soleimani, de favoriser al-Maliki. La cinquième remonte à quand le groupe armé « État islamique » (Daech) était sur le point de parvenir à Bagdad et à Kerbala en 2014. Sistani a alors émis une fatwa appelant à la création des Hachd al-Cha’bi, les Unités de mobilisation populaire (UMP). Sistani a adopté bien d’autres positions stratégiques et tactiques en arrière-scène, qui ne peuvent être relatées ici.
Les gens se servent du pouvoir de Sistani indirectement. Ahmad al-Chalabi, aujourd’hui décédé, m’a déjà dit qu’il n’avait qu’à « rendre visite à Sistani, informer les médias de sa visite pour qu’ils se rassemblent dans la rue al-Rasoul, échanger quelques mots avec le grand ayatollah sur des questions irakiennes d’ordre général, puis ressortir pour dire aux Américains ce qu’il voulait par rapport à des questions stratégiques en Irak » en citant Sistani. Chalabi savait qu’il pouvait s’en tirer à bon compte parce que le marja’ parle très peu et ne se préoccupe pas de réfuter ou de confirmer quoi que ce soit rapporté en son nom, surtout aux Américains.
Le marja’ Sayed Ali al-Sistani est en colère contre tous les politiciens irakiens et les membres du gouvernement, sa porte leur demeure fermée et il ne reçoit personne. Haidar al-Abadi n’arrive pas à se décider, il manque de fermeté et n’est pas très doué pour tenir ses promesses de diriger un gouvernement « propre ». Abadi est un homme bon, mais inapte à diriger un pays comme l’Irak, qui a besoin d’un leader fort pour lutter contre la corruption. Le gouvernement central en Irak est en faillite; il doit reconstruire toutes les villes et les provinces détruites par la guerre contre Daech et veiller à ce que le mécontentement dans la population ne prévale pas à nouveau, afin d’éviter le retour de Daech dans les provinces à majorité sunnite. Il doit aussi rétablir sa relation avec les Kurdes irakiens en respectant ses engagements et la constitution. Le pays manque d’électricité parce que des milliards ont été dépensés dans des contrats fictifs, les hôpitaux sont défaillants et disposent de peu d’argent et de médicaments, et bien plus encore…
Sistani a tout fait pour empêcher al-Maliki de prendre le pouvoir, ouvrant ainsi la voie à Haidar al-Abadi. Mais cette fois, le marja’ ne compte pas intervenir en faveur de l’un ou contre un autre. C’est qu’il n’y a pas de candidats, parmi les noms connus, capable de vraiment diriger un Irak brisé mais potentiellement riche. Sistani ne veut pas que la population lui reproche d’avoir fait un choix en particulier, car il est bien conscient que le milieu politique est corrompu. Ses portes restent donc fermées. Les politiciens à qui j’ai parlé reprochent l’attitude de Sistani qui refuse de les recevoir. Certains demandent à Sistani d’agir et d’annoncer ce qu’il désire. La réponse est pourtant claire. Quand Sistani déclare qu’il est mécontent de la performance du gouvernement du premier ministre Haidar al-Abadi, c’est dû à la faiblesse et aux hésitations d’Abadi, qui refuse de frapper d’une main de fer tous ceux qui sont corrompus. La population devrait se mobiliser et exiger la démission d’Abadi et de son cabinet. Quand Sistani s’en prend à la corruption parmi les politiciens, il somme Abadi à agir contre eux et à demander à chaque ministre : « D’où as-tu tiré ta richesse? ». Mais si rien ne se produit et que la population ne réagit pas, c’est probablement parce que les gens ne sont pas intéressés à améliorer leur niveau de vie, ni capables de réagir positivement, d’où le silence de Sistani.
Par Elijah J. Magnier |18 sept. 2017
Article original : http://alrai.li/y89h5d3
Traduction : Daniel G.
Il est pratiquement impossible de parler de l’Irak sans mentionner le rôle de l’Iran dans le pays, de son influence sur la population et les politiciens, et de sa relation avec la Marjaiya, la plus haute autorité religieuse chiite basée à Nadjaf, en Irak, sous la gouverne du grand ayatollah Sayed Ali al-Sistani.