Parmi les étudiants de ma génération, en Suisse, ceux qui s’engageaient dans la filière bancaire devenaient des stars ou des nababs. Il y a de cela un quart de siècle et les temps ont bien changé. La profession de banquier ne fait plus rêver grand monde. Elle pèse plutôt, quelquefois, sur le cœur de ceux qui l’exercent.
J’ai gardé quelques bons amis dans cette discrète corporation. Vu la modestie de mon envergure financière, ce ne peuvent être que des amis sincères. Je recueille d’eux des confessions émouvantes.
Banker’s blues
« Imaginez ce que c’était », me disait récemment l’un d’eux en contemplant le Léman depuis l’une des terrasses les plus spectaculaires de la Riviera vaudoise. « Les clients privés passaient relever les compteurs une ou deux fois par an, ils retiraient un peu de blé pour leurs vacances dans la région, pour quelques montres et bijoux, quelques nuits d’hôtel. Ils nous régalaient dans un bon restaurant, trop contents d’avoir eu un peu de bénéfice. Ils n’insistaient pas sur la performance des portefeuilles, la sécurité leur suffisait. C’étaient rarement des professionnels de la finance. Parfois, ils avaient hérité du compte sans même s’y attendre, à l’ouverture d’un testament… »
Bref, ils étaient pour ainsi dire en famille, chez nous.
« Et puis, un jour, il nous a fallu les appeler un par un et les sommer de déguerpir fissa, en les traitant presque comme des criminels. »
Ce jour-là, c’était ce jour étrange où le gouvernement suisse a décidé de baisser pavillon devant toutes les exigences du fisc américain, en se courbant encore plus bas qu’on ne lui avait demandé.
La fortune de mon voisin ne m’a jamais empêché de dormir. C’est sans doute la raison pour laquelle je n’ai jamais réussi à me sentir de gauche. Je souriais intérieurement du côté ironiquement patelin, un peu façon « Tontons flingueurs », de ce lamento. J’entendais déjà nos sirènes bien-pensantes : Salaire du crime… Blanchiment de trafic… Fraude fiscale… Certes, certes. Mais il n’y a pas que ça. A voir l’usage que certains États font de l’argent de leurs contribuables, leur soustraire la manne constitue parfois un exploit moral. Comme de retirer la came aux toxicos.
Quoi qu’il en soit, l’affaire qui nous concerne tous ne tient pas à cela. L’affaire tient à une colossale rupture de confiance entre la Suisse et toute une clientèle qui a, des décennies durant, contribué à sa prospérité. L’affaire tient aux conséquences profondes de cette rupture sur toute l’économie du pays, dont on ne ressent que le début. La désaffection visible de certains établissements historiques de la Riviera, comme celui où nous parlions, n’en était qu’un signe avant-coureur. J’ai pensé à ce vieux patron d’un palace montagnard, qui ne laisse pas passer un petit-déjeuner sans vous poser la main sur l’épaule et s’enquérir de votre sommeil. Imagine-t-on cette villégiature nonchalante, à la vaisselle de vermeil aussi cabossée que son maître d’hôtel, se reconvertir dans les séminaires de boîtes, la retape d’équipes de foot et les symposiums de médecins ?
Mais l’affaire tient surtout, pour nous qui sommes à l’écart du monde de la finance et de la grande économie, à la suppression des derniers sanctuaires de la vie privée qui n’étaient pas encore entièrement livrés à la curiosité insatiable des bureaucraties. Avec l’échange automatique des données bancaires, nous entrerons pratiquement dans le cauchemar de la transparence totale que décrivait Zamiatine dans son anti-utopie Nous autres, où l’homo sovieticus du futur devait vivre dans des appartements de verre. A l’œil omniscient de l’Etat-Dieu, rien ne saurait être caché…
C’est cet aspect des choses qui préoccupe un autre de mes amis, directeur d’une « petite » banque.
« Et ils ont même livré les noms des employés qui ont soi-disant aidé à frauder le fisc américain. Des gens qui ne faisaient que faire leur travail. Qui auraient été sanctionnés s’ils ne l’avaient pas fait… »
Le sens des mots
Je parlais de cette entourloupe dans le tout premier numéro de l’Antipresse, celui du 6 décembre 2015, en relevant que la ministre des finances en charge de cette capitulation avait été jusqu’à violer la Constitution suisse pour suspendre le droit de ses concitoyens au bénéfice des États-Unis. A ce jour, elle n’en a retiré aucun désagrément.
« Comment appellerait-on cela, dans la vie courante ? » demandai-je à mon ami.
« Une trahison. »
Bien. Mais on n’est pas dans la vie courante. On est dans la haute politique et la haute finance.
D’autres « petits » banquiers ont dû se rendre à Canossa — autrement dit à Washington — à l’incitation de leur gouvernement qui préconisait le règlement « à l’amiable » avec les Américains plutôt que la confrontation. L’arrangement consistait à soumettre rétroactivement leurs agissements à la loi américaine.
« Aviez-vous quelque chose à vous reprocher ? demandai-je à l’un d’eux.
— Du point de vue du droit suisse, non. Or, nous étions en Suisse. Personne ne nous avait prévenu que nous serions un jour soumis à un droit étranger.
— Et ?
— On s’en est sortis avec quelques millions de dollars d’amende. Pour solde de tout compte… Enfin, je croise les doigts !
— Et cela, comment l’appellerait-on dans la vie courante ?
— Un racket. »
Bien. Mais on n’est pas dans la vie courante. On est dans un autre monde. Un monde feutré où le racket est officialisé au plus haut niveau sous des appellations rassurantes et où la Constitution a toujours le dernier mot… sauf dans les cas où quelqu’un parle plus fort qu’elle.
Un univers enchanté
Cet univers onirique n’est pas sans rappeler Alice au pays des merveilles. On y évolue parmi des créatures bavardes ou souriantes, parfois ironiques, parfois bienveillantes, parmi des murs sur lesquels il ne faut pas s’appuyer et des meubles qui se dissipent sous votre cul. C’est scandé de chœurs qui psalmodient des hymnes à la bonne entente et truffé de dames patronnesses qui versent du thé dans des tasses sans fond. C’est un peu comme dans Alice, sauf que les chutes y sont dures et définitives. Bienvenue dans l’univers enchanté du pouvoir helvétique !
Bien qu’on y compte encore une déplorable majorité d’hommes, ou de créatures qui y ressemblent, les dames patronnesses sont les véritables reines du château. Elles sont bien élevées, toujours souriantes et ont le souci de plaire à chacun. Mme Vive-les-Schtroumpfs, la mère supérieure de l’ordre de la Finance, en était le parangon avec ses yeux étonnés d’oisillon qui vient d’éclore. Elle était, j’en suis convaincu, pétrie de vertus personnelles, de compassion et d’une intégrité sans faille dans la conduite de sa vie. Son seul défaut était sa trop bonne éducation. Lorsque les sheriffs ont fait mine de dégainer, elle ne leur a pas répondu : « Commencez par fermer vos saloons du Delaware », non. Elle a immédiatement fermé toutes les enseignes helvétiques qui risquaient de leur faire concurrence.
Les banques, c’est important, bien entendu. Mais pour les dames patronnesses, être bien noté est plus important encore. Elles feraient tout, malgré leur féminisme exacerbé, pour mériter la caresse sur la joue que le régent réserve aux meilleures élèves. Leur souci de bienséance humanitaire est si ardent, si communicatif, qu’il est devenu la préoccupation première de toute la nomenklatura helvétique.
On pourrait objecter, non sans motif, que la Suisse était soumise à de telles pressions qu’elle n’avait pas le choix, que la concession était inévitable, etc. Peut-être. Mais le démantèlement de la place bancaire a été si précipité, si impératif, si tacite, il a donné lieu à si peu de débats — et bien entendu à aucune excuse à l’égard, par exemple, des citoyens livrés en pâture — qu’on a l’impression d’un phénomène cyclonique, d’une catastrophe naturelle où la volonté et le pouvoir des responsables locaux n’aurait joué aucun rôle. Comme si la menace n’avait pas consisté en un boycott économique, voire en une exclusion du marché du dollar, mais en une apocalypse nucléaire définitive.
Dans la vie courante d’une démocratie (directe, en plus !) on aurait soupesé les pour et les contre et l’on aurait mis en place un débat public. C’est ce que nous avions essayé de susciter, modestement, par un livre (Mon banquier m’a dit, éd. Xenia). Dans le monde onirique, les choses arrivent comme par magie. Une vilaine fée jette un sort, la cour entière tombe dans un profond sommeil, et pendant ce temps l’on emporte le trésor ou on enlève la jeune princesse. Lorsque les ministres, conseillers auliques, chambrières et chambellans se réveillent, tout est accompli. Leur responsabilité n’est pas engagée et ils retournent à leurs affaires comme si de rien n’était.
Vous reprendrez bien un peu de thé ?
Mais la mise à sac de la place bancaire suisse appartient déjà au passé, tout comme le grounding stupéfiant de Swissair, la meilleure compagnie aérienne au monde. Les voleurs sont passés, l’hypnose s’est dissipée, on s’est relevé et l’on a fait le ménage. En attendant la suite.
Et la suite promet d’être encore bien plus spectaculaire. Les dames patronnesses prennent fait et cause pour les « migrants » sans trop se demander, même, ce que ce mot recouvre. Ainsi l’une d’elles, députée socialiste, aide les clandestins à passer la frontière et appelle les Suisses à violer leur propre loi. Deux échelons plus haut, tout en haut, sa consœur Mme Sommaruga n’a d’autre souci que d’en répartir le plus grand nombre possible dans le pays en suscitant le moins possible d’oppositions. Pendant ce temps, les responsables des cantons soumis à la pression migratoire qui lui demandent des renforts pour tenir les frontières reçoivent des messages lénifiants et finissent par s’organiser tout seuls.
Ainsi la police du canton du Valais refoule-t-elle ces jours-ci vers l’Italie quelque 25 à 35 clandestins par jour, ceci en appui du travail des gardes-frontières qui relèvent, eux, de la Confédération. 30 par jour, c’est 1000 par mois. Rien que pour la police supplétive et pour un canton de 300’000 habitants. Étrangement, les médias de grand chemin ne manifestent guère de curiosité pour cette filière qui défile sous leur nez. Pas d’images, SVP : vous risqueriez d’alarmer la population.
On relève tout de même que la violence est en train d’exploser dans les centres d’accueil pour les requérants d’asile. On nous signale aussi que l’Allemagne (principale destinataire du flux) commence à s’interroger sur sa politique d’ouverture et incite sa population à faire des réserves, évidemment pour parer au terrorisme. Mais on ne se demande pas ce qu’il adviendra si l’Allemagne finit par fermer sa frontière, comme elle le peut, et/ou si l’Italie refuse de reprendre « nos » refoulés. Va-t-on laisser se former des jungles, avec des barrages routiers montés par des passeurs armés comme à Calais ?
Et si ce joyeux amoncellement de nuages devait éclater en orage, comment la petite Suisse réagirait-elle ? Par la répression, le bouclage et la riposte, comme dans la vie courante, ou par un nouveau sort hypnotique jeté par une vilaine fée ? Ce serait bien pratique : toute la cour de Berne tomberait dans un profond sommeil, pendant que les méchants flics des provinces refouleraient la cohue et monteraient des camps d’internement, ou se feraient rouler dessus. Et puis l’on se réveillerait à la fin du tournoi sans s’être sali les mains et l’on composerait avec bonne grâce avec la situation, quelle qu’elle soit.
Le pire, avec ces personnages de contes de fées, c’est qu’on ne peut même pas leur en vouloir. Voici bien des années, un témoin précieux du monde enchanté nous a expliqué pourquoi :
Les gens sentimentalement vertueux comme Lord Halifax ou Mme Roosevelt font beaucoup plus de mal dans le monde que les méchants reconnaissables comme tels. Soljénitsyne a livré la parabole parfaite à ce sujet avec sa description de la visite guidée de Mme Roosevelt dans un camp de travail où il purgeait sa peine. L’éminente dame, qui pondait les platitudes morales de la pensée humaniste-libérale contemporaine avec la facilité et l’abondance du saumon le plus prolifique, se laissa facilement persuader que le camp en question était une institution vouée à redresser les penchants criminels et dirigée avec humanité. Une femme réellement vicieuse aurait eu honte d’avoir été aussi stupide et aussi crédule. (Malcolm Muggeridge, Chronicles of Wasted Time, vol. 2, p. 45. Traduction SD.)
La Suisse est un pays sans malice. C’est pour cela qu’on l’aime et c’est ce qui la perdra. C’est pourquoi les dames patronnesses, à Berne, continueront d’arrondir des yeux candides, quoi qu’il arrive, et de servir du thé, fût-ce dans des tasses sans fond.
Par Slobodan Despot
(Paru dans Antipresse 40, 4.9.2016)
Ceci est mon nouveau blog. L’ancien se trouve ici pour quelque temps encore.
Source: http://blog.despot.ch/post/les-fees-suisses-ou-alice-au-bois-dormant