Les Pinçon-Charlot et les médias : à propos du documentaire À demain mon amour


par Laurent Dauré – 2 avril 2022


Un documentaire au plus près des sociologues Monique et Michel Pinçon-Charlot est sorti en salle le 9 mars : À demain mon amour. Nous nous sommes entretenus avec le réalisateur, Basile Carré-Agostini, sur les différents aspects du film qui concernent la critique des médias.

Acrimed : La question des médias et de leur critique jalonne À demain mon amour, est-ce un choix conscient au-delà du souci de refléter les préoccupations et la pratique des Pinçon-Charlot ?

Basile Carré-Agostini : Oui, absolument. Mais avant même de parler précisément du film, je pense pouvoir affirmer que le geste documentaire est en soi une forme de résistance au bruit permanent qu’imposent les médias dominants, et ce d’autant plus quand les productions sont destinées au calme des salles de cinéma. Mon documentaire est aussi un film sur deux sociologues, deux chercheurs, qui ont passé une vie de labeur à produire de la connaissance.

Loin du fracas médiatique, dans leur travail scientifique au CNRS, ils ont cependant, surtout à la retraite, décidé de prendre la parole pour offrir au plus grand nombre le fruit de leur recherche, d’une part en écrivant des livres plus accessibles et d’autre part en allant en parler à la télévision et à la radio. Petite anecdote à ce propos : c’est Pierre Bourdieu lui-même qui, dans la cour du Collège de France, a félicité Monique et Michel Pinçon-Charlot : « J’apprécie la façon dont vous arrivez à travailler avec les médias, je vous écoute à la radio. Vous arrivez vraiment à faire passer la sociologie ! »

Monique a pris cette injonction du « maître » très à cœur, ce n’était pourtant pas dans son tempérament, et j’ai pu la filmer de nombreuses fois en train de se préparer à affronter des plateaux généralement hostiles. Il fallait la réconforter quand elle en revenait, après s’être retrouvée seule face à des contradicteurs libéraux unis pour la décrédibiliser ; un article d’Acrimed dénonce les manipulations de montage dont la parole de Monique a été victime dans une émission de France 5, comme si le déséquilibre flagrant du plateau ne suffisait pas. Dans ces moments, Monique vit la sociologie comme un vrai sport de combat. Aujourd’hui c’est plus simple, elle n’est presque plus invitée dans les grands médias depuis le début du quinquennat d’Emmanuel Macron.

Pour parler du film, au tournage comme au montage, une de mes obsessions était bien de dénoncer la fiction dans laquelle je considère que les médias dominants nous font vivre. Ainsi, si je suis entré dans la chambre de Monique et Michel pour les filmer, ce n’est pas par voyeurisme, mais bien pour mesurer la différence entre le réel que nous avions vécu ensemble la journée, par exemple lors d’une mobilisation sociale, et le traitement médiatique dans le JT du soir. Ma chance de cinéaste est que leur grande télévision est au pied du lit. Ainsi, le message est clair dès le premier dialogue du film, on entend Monique dans la pénombre de la chambre dire à son mari : « Oh j’ai la flemme, c’est toi qui vas éteindre la télé… »

Il éteint la télé mais la lecture studieuse du Monde semble être un rituel quotidien chez les deux sociologues. L’objectif est-il d’« éteindre » les médias dominants, voire de faire comme s’ils n’existaient pas, ou plutôt de les combattre résolument, frontalement, comme Monique le conseille à deux Gilets jaunes venus chez elle pour discuter de l’attitude à adopter sur les plateaux télé ?

B.C.-A. : Monique et Michel ont un rapport intime avec le journal Le Monde, ils le découpent, l’annotent, en discutent tous les deux. Pour eux, ce journal est une mine d’informations, malgré ses orientations. Comme intellectuels, ils sont actifs à sa lecture, identifient les signatures, essaient de repérer les évolutions d’un discours au fil des mois. Ils sont très organisés, leur grenier est rempli de cartons thématiques qui regroupent des coupures de presse. De plus, l’avantage du collectif que constitue leur couple fait qu’ils ne sont pas seuls dans leur rapport aux médias, ils confrontent au quotidien la réception de l’information.

Se couper ou non des médias dominants ? Je n’ai pas la réponse, mais il paraît essentiel, et c’est le conseil que je me donne à moi-même, de mesurer la fatigue que le bruit médiatique impose à nos cerveaux.

En ce qui concerne la scène du film où le salon de Monique et Michel est devenu le temps d’une après-midi, une cellule de communication pour les Gilets jaunes venus les interroger, il faut se souvenir de l’agression permanente que subissait le mouvement au fil des semaines. Il me semble important de mesurer la différence de mobilisation de la classe dominante et de ses agents médiatiques selon que le pays se trouve être ou non en temps de crise.

Avec la monteuse, Clémence Carré, nous avons construit le montage du film crescendo et ce sur différents objets que j’ai documentés au fil de ces quatre années de tournage. Nous commençons le film en parlant de violence symbolique, le continuons en suggérant la violence fiscale des premières mesures du gouvernement d’Édouard Philippe et nous finissons par documenter la violence brutale de l’État.

Nous avons construit la réflexion sur les médias en variant les rythmes, en maîtrisant au montage l’intensité de la violence médiatique, avec pour point d’orgue, au moment du mouvement des Gilets jaunes, la séquence où Michel écoute Luc Ferry à la radio qui appelle les policiers à se servir de leurs armes sur « ces salopards d’extrême droite […], d’extrême gauche ou des quartiers ».

Cette séquence n’est pas le fruit d’un montage sonore a posteriori. Michel écoute beaucoup de musique classique dans la journée, je lui ai proposé de se brancher sur Radio Classique peu de temps après un des actes de décembre 2018 ; j’écoute moi-même cette radio pour entendre la bourgeoisie discuter dans le confort de l’entre-soi, les mots qu’on peut y entendre sont un bon moyen de se faire, sans filtre, une idée des opinions réelles de cette classe sociale.

Ce jour-là, ça n’a pas loupé. Alors, d’entendre, tout en filmant Michel replier soigneusement son propre gilet, un ancien ministre de la République appeler « la quatrième armée du monde » à mettre fin à un mouvement social, nous a permis de construire, je crois, une belle séquence de cinéma documentaire.

Serait-il correct de voir le film comme une sorte d’antidote au traitement médiatique dominant des mouvements sociaux et de ceux qui les soutiennent ?

B.C.-A. : Le tournage même a été pour moi un antidote au traitement médiatique que je savais que j’allais devoir supporter une fois de plus sous la présidence d’Emmanuel Macron. J’ai rencontré Monique et Michel Pinçon-Charlot fin 2016, je leur ai proposé que nous prenions le temps de vivre ensemble ce quinquennat. J’avais besoin de prendre, en tant que documentariste, la mesure des dégâts de la loi Travail et je devinais l’ampleur des mouvements sociaux à venir.

J’avais besoin d’être moi-même accompagné pour soutenir le mépris de classe qui se décomplexait de mois en mois. J’ai eu envie de me poser sur le nez les lunettes de ces deux sociologues pour vivre autrement la réalité de mon pays, pas de la façon imposée par les médias dominants. J’ai été très privilégié de partager ces années avec Monique et Michel, ils m’ont offert des perspectives que j’ai ensuite à mon tour proposées au spectateur.

Cela dit, au fil du documentaire, mes personnages principaux disparaissent presque de certaines séquences. En effet, nous avons travaillé le montage de manière à ce que le spectateur soit rapidement équipé du point de vue des Pinçon-Charlot, pour qu’ensuite, qu’il l’accepte ou non, il soit libre de considérer le réel que je lui expose sans qu’il ne soit nécessaire de le commenter. C’était important de sortir très vite des mots et de l’analyse, de manière à ce qu’une émotion puisse naître.

C’est le cas par exemple d’une de mes séquences préférées du film, où je documente une intersyndicale sur le parvis de la gare d’Amiens autour de la réforme des retraites fin 2019. Le traitement du mouvement cheminot est symptomatique de la propagande médiatique depuis des années, le micro-trottoir « preneur d’otage » est devenu un marronnier. Offrir la parole, comme je le fais, à ces cheminotes et cheminots, pour construire une vraie séquence de cinéma autour de la défense du service public, témoignant du sens du devoir de ces agents, est effectivement un contrepoint très fort au traitement médiatique des mouvements sociaux. Les mots, les envolées, les sourires, les musiques et la solidarité que j’ai mis en image ce jour-là n’ont jamais leur place à la télévision.

C’est une séquence où d’ailleurs des journalistes de chaînes d’info en continu sont présents dans l’assemblée ; j’ai conservé au montage le moment où des syndicalistes les désignent comme les chiens de garde du système. Ce jour-là, il y avait aussi une équipe de France 3 Picardie. J’ai voulu vérifier le soir comment eux avaient traité la journée de mobilisation, et, bonne surprise, leur sujet était hyper respectueux de la réalité généreuse de la journée. Depuis, c’est un des seuls JT que je regarde ; je ne sais pas par quel miracle, cette rédaction semble raisonnablement libre. J’espère que le fait de les mentionner favorablement chez Acrimed ne leur causera pas de tort… Je conseille en tout cas à tous d’aller jeter un œil à cette édition régionale disponible sur Internet.

Il est amplement question du mouvement des Gilets jaunes dans le film. Les Pinçon-Charlot s’y sont inscrits avec enthousiasme, à la fois pour l’étudier et y participer. Quel est votre regard sur le traitement médiatique – puis plus tard cinématographique – des Gilets jaunes ? 

B.C.-A. : En ce qui concerne le cinéma, je conseille vivement à vos lecteurs de courir voir le documentaire d’Emmanuel Gras, Un peuple, sorti deux semaines avant À demain mon amour. En plus d’être un très beau film, c’est aussi un document précieux qui, j’en suis certain, sera aussi étudié par les chercheurs dans les années à venir. Emmanuel Gras a passé presque une année à suivre le quotidien d’un rond-point à Chartres. C’est un film qui a cette qualité rare de réussir un bel exercice de géographie urbaine tout en déroulant une dramaturgie très émouvante. Émouvante comme l’échec et la répression de ce mouvement.

En ce qui concerne la télévision, je veux remercier la bêtise dont les médias dominants ont fait preuve au début du mouvement des ronds-points. Leur erreur de diagnostic a permis au mouvement de prendre rapidement de l’ampleur. Les chaînes d’info en continu ont pensé alimenter le moulin de la pensée libérale en donnant la parole à des citoyens qu’ils croyaient anti-écolo, anti-taxes, etc. Mais ce n’est malheureusement pas (pour eux) ce qui s’est passé. Pensant bien faire, ces médias ont mandaté à travers la France des envoyés spéciaux pour recueillir la détresse et la colère de centaines de femmes et d’hommes témoignant de leurs conditions de vie. Ce qui n’arrive jamais à la télévision !

Le mois de décembre 2018 est à graver dans les annales de la télévision, on a assisté à une irruption du réel sur le petit écran. C’est personnellement un aspect de cette période qui me rassure grandement en tant que citoyen, mais aussi qui conforte mon choix de consacrer ma vie au documentaire, à savoir qu’il suffit que l’on sorte, ne serait-ce qu’un instant, de la fiction médiatique habituelle, que l’on prenne collectivement conscience de la réalité sociologique de ce pays, pour qu’il réagisse. Et décide ne plus se laisser abuser.

Quelle a été la réception médiatique d’À demain mon amour ? On imagine mal la presse bourgeoise accueillir favorablement un film qui donne une large place aux analyses critiques de deux sociologues bourdieusiens, a fortiori quand celles-ci la concernent directement… Avez-vous observé des différences de traitement entre les types de médias (généralistes, spécialisés, PQR, etc.) ?

B.C.-A. : Il serait injuste de ma part de ne pas reconnaître que la presse écrite a globalement soutenu mon film. La moyenne des notes presse d’AlloCiné est de 3,5/5, c’est très bien pour un documentaire. D’autres films encore meilleurs que le mien n’ont pas toujours la chance d’avoir cette visibilité, je ne peux globalement pas me plaindre.

Ce qui fait le plus mal à ce genre de films, c’est plutôt quand ils sont totalement ignorés, ce qui a été le cas sur France Culture et dans Libération, mais il faut croire que des documentaires qui suivent pendant quatre années l’intimité de sociologues dans leur travail de terrain, leurs doutes existentiels quant à la violence du monde moderne, il en sort chaque semaine…

Il y a deux ou trois journalistes qui ont effectivement essayé de moquer le film, mais c’est moins pire que le silence ; en effet, quand par exemple sur France Inter un journaliste raille le documentaire parce qu’on y voit des sociologues en caleçon au réveil, il prouve son manque de sérieux. Il parle de la première scène, peut-être n’est-il pas allé plus loin que les trois premières minutes du film dans le lien de visionnage qui lui a été envoyé ? En outre, cette scène se passe au coucher et non au réveil, et Michel porte un slip et non un caleçon…

Blague à part. Les spectateurs, a contrario, comprennent bien l’intention que j’ai placée dans le fait de filmer les corps des Pinçon-Charlot. Beaucoup voient le tissage fin que j’ai tenté de faire entre l’implication du corps du sociologue dans ses études, et plus précisément ceux de mes personnages, qui rappelle la violence symbolique qu’ils ont ressenti pendant leurs années de travail dans les beaux quartiers. D’autres comprennent l’intérêt de filmer ce couple et leurs gestes de tendresse quand la violence de l’État ou les injustices criantes les atteignent jusque dans leur chair. D’autres enfin me remercient d’avoir rendu plus humaine et accessible l’aura du chercheur, témoignant que la fragilité et l’engagement physique de mes personnages leur donnent envie de s’engager dans la lutte, et surtout les spectateurs ressentent l’intérêt vital de rester curieux et ouverts au monde jusqu’à leur dernier souffle.

Un journaliste de la PQR à Montpellier a considéré que le film était totalement paradoxal dans son propos parce qu’il rendait compte de la vie de deux personnes révoltées, qui selon lui étaient des grands bourgeois ; certainement à la vue des images du confortable et lent aménagement que Monique et Michel ont fait de leur petit pavillon de banlieue sur 40 ans. Je ne saurais mieux lui conseiller que de lire un peu plus de sociologie pour éviter de faire de telles erreurs de jugement.

L’essentiel des critiques « critiques » ont eu pour point commun de ne pas être très sérieuses et parfois d’une virulence évidemment gratuite. J’ai pu constater que certaines avaient été rédigées à partir de la seule bande-annonce, qui comporte des plans ne figurant pas dans mon film.

La palme de la brutalité revient au Canard enchaîné. Plutôt que de ranger le film dans la case « Les films qu’on peut ne pas voir », ils auraient mieux fait de le classer dans une catégorie nouvelle : « Les films qu’on essaie de massacrer par réflexe idéologique » ou encore « Les films sur des sociologues qu’on n’a pas lus ». Le journaliste se permet de qualifier les livres de Monique et Michel de « pittoresques », ignorant probablement que la majorité de leurs ouvrages sont très largement diffusés à l’université, que leurs articles ont été reconnus internationalement par leurs pairs et que notamment leur ouvrage de méthodologie Voyage en grande bourgeoisie (2005, PUF) est un texte de référence et n’a franchement rien de pittoresque.

Pour finir son article, le journaliste se permet de dire que « leurs commentaires », comme mon travail je suppose, « sont d’une grande pauvreté », ce qui pourrait être son avis bien personnel et je ne l’aurais pas relevé, mais comme, très vulgairement, il se demande si c’est « par solidarité de classe » que nous avons produit ce travail… Je ne peux m’empêcher d’être interloqué par le fait qu’à l’occasion d’une critique de film, le journaliste diffuse l’idée que les pauvres mériteraient une pensée pauvre.

Écrit-il ceci par… solidarité de classe ? Je l’ignore. Encore une fois, je ne saurais mieux conseiller à ce journaliste ̶ comme aux autres partageant cette inclination anti-peuple ̶ que de lire (davantage) Pierre Bourdieu pour comprendre qu’il ne fait pas partie de la classe qu’il pense défendre mais qu’il n’en est qu’un de ses serviteurs zélés.

Cela dit, il est aussi tout à fait possible que ce soit moi qui fasse une erreur de diagnostic. Ce monsieur fait peut-être effectivement partie de la grande bourgeoisie, quoique journaliste au Canard enchaîné. Peut-être a-t-il effectivement très bien lu Monique et Michel Pinçon-Charlot et par cet article il décide de faire en sorte que le moins possible de spectateurs se retrouvent autour du film.

S’il y a bien quelque chose que j’ai compris grâce au travail de Monique et Michel c’est que la conscience de classe de la bourgeoisie se construit du fait d’une sociabilité mondaine quasi quotidienne qui permet à cette classe de créer un sentiment d’appartenance et donc une solidarité. Écrire un article destructeur, consciemment ou non, à propos d’un film documentaire dont la survie en salle est surtout liée à des rencontres dans les cinémas est effectivement un bon moyen de continuer à nous isoler les uns des autres.

Propos recueillis par Laurent Dauré

Publié initialement sur ACRIMED