Depuis le résultat du premier tour de l’élection présidentielle au Brésil, qui a vu le triomphe de Jair Bolsonaro, le candidat de la droite conservatrice, les pleureuses sont de sortie.

On ne compte plus les articles, sur les sites de la gauche alternative pour dénoncer les violences et le climat de tension de l’entre deux tours. Ici des partisans du candidat « nazi » qui agressent sauvagement une pauvre militante LGBT, là d’autres supporters qui s’en prennent aux homosexuels, qui n’osent pas porter plainte parce que bon, la police est « de leur côté ».

À côté de l’aspect un peu téléphoné des anecdotes, je note tout de même que le candidat en question a été victime, le 6 septembre dernier, d’une tentative d’assassinat à l’arme blanche par un militant de gauche, ancien membre du parti PSOL. Pour le dire autrement, la politique en Amérique du Sud n’est jamais un long fleuve tranquille. Les clivages gauche-droite mènent souvent à des affrontements, et les tensions sont encore exacerbées en période électorale.

Cela étant dit, ce qui me gêne au plus haut point, c’est qu’à part dresser un portrait quasi-diabolique de l’intéressé, et chouiner sur son pauvre sort, la gauche militante s’avère incapable de voir les causes profondes derrière cette débâcle, ce qui ne présage rien de bon pour l’avenir.

Derrière la victoire de Bolsonaro, les nantis ?

L’idée est plaisante, n’est-ce pas ? Mais les chiffres nous disent tout autre chose. Sur 147.306.295 inscrits, 49.275.358 (46,03 %) ont voté pour le candidat de la droite contre 31.341.839 (29,28 %) pour le son principal opposant de gauche (Fernando Haddad – PT).

Or non seulement on sait que 34% de la population (207,7 millions d’habitants) sont en dessous du seuil de pauvreté (dont 14% dans l’indigence totale), mais ces inégalités sont encore accentuées par des différences énormes entre les 20% des revenus les plus élevés et les 20% de revenus les moins élevés. Ce ratio, dont la moyenne s’établit à 7, est de 32 dans le cas du Brésil, qui est depuis plusieurs décennies lanterne rouge en matière d’inégalités.

Un peu de calcul élémentaire à présent : sachant que la base électorale était de 147.306.295 inscrits, et y appliquant les mêmes proportions que la population générale, cela nous donne 97.222.154 électeurs qui ne sont pas en dessous du seuil de pauvreté. Ceci compte bien entendu les travailleurs eux-mêmes — la classe moyenne — , et les revenus modestes, supposément les plus nombreux puisque le différentiel nanti/classe moyenne est énorme.

Du coup, difficile de croire que la victoire de Bolsonaro est à attribuer aux seuls membres de la classe supérieure, ce qui implique que bon nombre de travailleurs, et par la force des choses, des électeurs déçus par les partis de la gauche traditionnelle ont également donné leur suffrage à la droite.

Bien sûr, il faut aussi considérer qu’en Amérique du Sud, le clivage gauche/droite se fait sur base de revenus bien moindres : une bonne partie des travailleurs de la classe moyenne vote traditionnellement pour la droite, sur fond d’insécurité, de préférence nationale, de racisme à peine dissimulé et disons-le, de pauvrophobie. Être noir et issu des milieux défavorisés d’une favella de Rio n’est pas exactement ce qu’on pourrait appeler un bon Karma, dans ce pays.

Il n’en reste pas moins que la victoire écrasante de Bolsonaro au premier tour n’augure rien de bon pour l’avenir politique du pays, qui bascule dans l’extrême droite avec une facilité qui interpelle les démocrates que nous sommes. Comment cela est-il possible ?

Les causes du désamour

C’est ici qu’un minimum de réalisme politique s’impose : Bolsonaro ne sera pas élu par la droite, mais bien par la classe moyenne, une bonne partie de la population qui a été déçue par les promesses de lendemains meilleurs pour se réveiller avec la gueule de bois. Scandales financiers à répétition (Petrobras…) ayant touché aussi bien Lula da Silva que l’entourage de Roussef (qui était ministre de l’énergie avant de briguer la présidence).

Trop peu, trop mal : on ne peut pas raisonnablement appliquer en même temps (comme dirait le chérubin jupitérien) des mesures d’austérité imposées par le FMI et espérer relancer l’économie du pays par des programmes sociaux ambitieux. On ne peut pas à la fois promouvoir un gouvernement irréprochable et ne rien faire pour lutter contre la corruption, endémique au plus haut niveau.

On pourrait toujours ergoter sur les quelque 3,4 millions d’habitants qui se sont vu annuler leur carte d’électeur par la Cour fédérale au motif qu’ils n’avaient pas actualisé leur situation et ne se s’étaient pas enregistrés dans le système biométrique, mais ça n’aurait rien changé au résultat des candidats, séparés par quelque 18 millions de voix. Par contre ça montre clairement une impréparation et un amateurisme de la part des partis de gauche, qui auraient dû travailler sur le terrain pour mettre toutes les forces en état de s’opposer à la catastrophe qui apparaît aujourd’hui comme inéluctable.

Parfois je me dis…

Qu’avec une gauche aussi bête et parfaitement incapable d’assumer ses propres errements, on n’a pas vraiment besoin de la droite pour perdre. Compter sur les classes les plus modestes pour se faire élire ne suffit pas, comme le montrent les résultats : la masse décisive de l’électorat n’est pas acquise à la gauche, ni même à la droite, d’ailleurs. Elle est critique, et peut juger très durement les partis sortants sur la base de leur propre expérience. Qu’ont apporté les gouvernements respectifs de Lula puis de Roussef à la population brésilienne ? Des mesurettes, principalement destinées aux plus démunis (ce qui est parfaitement louable), mais qui n’ont pas empêché la grogne de s’installer dès le premier mandat de Lula : mouvement des sans-terre, des sans-toit, méfiance des mouvements ouvriers, des habitants des favellas…

Je n’ai guère de doute quant à l’intégrité et l’engagement de Lula da Silva et de Dilma Roussef, mais on peut sérieusement s’interroger sur les compétences de leurs collaborateurs et leur propre aveuglement.

Les hypocrites

Quant aux médias dominants, leur hypocrisie est proprement stupéfiante. Ils en sont à se lamenter de la montée de l’extrême droite au Brésil alors qu’ils conspuent et vouent aux gémonies tout ce qui ressemble de près ou de loin à un régime socialiste sur le continent, en bons soldats de l’Eurotan qu’ils sont. Mais en Amérique du Sud, il n’y a rien qui ressemble politiquement de près ou de loin à un centre, donc, du coup, on comprend où vont leurs préférences. Ainsi leurs cris d’orfraie ne sont-ils que des alibis pour prétendre, jusqu’au bout, et contre toute évidence, qu’ils sont des ardents de défenseurs de la démocratie. Quelle blague !

On les entend peu nous parler de démocratie en Arabie Saoudite et de son agression scandaleuse du Yémen, visant principalement les civils et les infrastructures ? Des massacres de Palestiniens qui se perpétuent de semaine en semaine à la « barrière de protection » qui entoure le camp de concentration à ciel ouvert de Gaza ? De l’agression permanente d’un État souverain (Syrie) en parfaite contravention avec les fondements du droit international tel que défini par la Charte des Nations-Unies ? « Oh bien sûr, Monzieur, mais ça, c’est normal : une sorte de coutume, une tradition, depuis 1950 ! ». Le fait du prince, avec le soutien des supplétifs dans la meilleure tradition de l’Empire (romain, celui-là).

Et ce qui tue, ce n’est pas tant l’hypocrisie de nos propres régimes néo-libéraux que notre propre indifférence à leurs comportements indignes.