Par Alexander Cleman – 15/11/2022 – Oriental Review


Ces derniers temps, les hauts dirigeants de l’UE appellent de plus en plus souvent à l’unité et à la solidarité. Cela s’est produit si souvent que l’on se demande si cette unité existe dans le continent, sous la forme à laquelle celui-ci s’est habitué à fonctionner ces dernières décennies. En outre, si l’on suit le principe du caractère cyclique de l’histoire, une image curieuse se dessine.

L’un des résultats de la Première Guerre mondiale a été l’effondrement de plusieurs empires et coalitions. La Seconde Guerre mondiale a donné naissance à de nouveaux blocs et alliances – notamment à l’OTAN, au Pacte de Varsovie et à la Communauté économique européenne. La logique veut que les hostilités en Ukraine servent de catalyseur à une nouvelle désintégration, et le premier candidat au “démantèlement” est l’Union européenne. Il est évident que l’euphorie des processus d’intégration au sein de l’UE reposait sur la prospérité économique, alimentée par l’énergie et les matières premières bon marché, y compris les denrées alimentaires, en provenance de Russie, ainsi que par les cerveaux et la main-d’œuvre du tiers monde.

Mais un conflit armé, suivi de sanctions économiques et politiques à l’encontre de Moscou, s’est produit près des frontières d’une Europe prétendument unie. Les prix du gaz, du pétrole et des produits pétroliers, des denrées alimentaires et des services publics ont fortement augmenté. Il est immédiatement apparu que les États membres de l’Union européenne ont des intérêts purement nationaux ; il y a leur propre population, issue de privations matérielles et pas prête à tolérer le froid ou à se soulager sous la douche (qui consomme moins d’eau). Et ce n’est pas une blague, mais seulement l’une des recommandations faites aux citoyens pour économiser les ressources.

Et quel que soit le pathos utilisé par les dirigeants européens pour parler de solidarité, les préoccupations économiques, y compris la crise énergétique, se cachent derrière des mots ronflants. Dans ce contexte, même le tandem franco-allemand, qui était jusqu’à présent considéré comme une sorte de locomotive de l’Europe unie, est en train d’échouer. Paris, qui est plus indépendant sur le plan énergétique, peut se permettre de réclamer une aide militaire plus importante à l’Ukraine. La situation de Berlin est plus compliquée. Elle s’oppose à un plafonnement des prix de l’énergie russe et cherche toutes les occasions de sauver son industrie. La récente visite du chancelier allemand Olaf Scholz à Pékin en est la preuve. Quant au couple franco-allemand, aucune des récentes rencontres entre Emmanuel Macron et Olaf Scholz n’a donné lieu à des résolutions ou déclarations communes. En fait, comme l’a noté sur France 24 Henry Ménudier, professeur émérite à l’université de la Sorbonne nouvelle, spécialiste des relations franco-allemandes, les yeux de l’Europe sont désormais fixés bien plus à l’est que Paris ou Berlin.

L’Europe se désagrège

Au cours d’une rencontre récente, les ministres de l’énergie de l’UE ne sont pas parvenus à s’accorder sur des mesures de limitation des prix du gaz. Cet état de fait démontre les divergences d’intérêts entre ces partenaires. Dans ce contexte, les appels qui sont lancés à la Hongrie apparaissent comme très cyniques, qui a accepté au grand dam de ses partenaires de payer le carburant russe en roubles ; tout aussi cyniques sont les appels lancés aux autres pays de partager leur gaz avec leurs voisins s’ils gèlent cet hiver.

Guy Mettan, un journaliste suisse réputé, mais également écrivain et homme politique, a fait mention de la situation de l’Europe dans l’un de ses articles avec éclat:

“Quel sens y a-t-il” demande-t-il, “à se libérer de la dépendance énergétique russe pour tomber dans celle des Américains avec des prix du gaz quatre ou cinq fois plus élevés ? Que dira l’industrie allemande quand il faudra payer la facture ? D’autant plus qu’il n’y a ni méthaniers, ni ports, ni usines de dé liquéfaction du gaz, ni pipelines en suffisance en Europe. Comment livrera-t-on le gaz de schiste américain aux Slovaques, aux Roumains, aux Hongrois ? A dos d’âne ? Que diront les Verts allemands quand il leur faudra accepter la construction de nouvelles centrales nucléaires pour satisfaire la demande d’électricité ? La jeunesse et les écologistes européens quand ils découvriront qu’ils ont été bernés et que la lutte contre le réchauffement climatique a été sacrifiée au nom de sordides intérêts géopolitiques ? Les Français, quand ils verront leur pays déclassé non seulement sur le plan mondial mais aussi sur le plan européen après avoir assisté au réarmement de l’Allemagne et à l’achat massif d’armes américaines par les Polonais, Baltes, Scandinaves, Italiens, Allemands ? Les opinions publiques européennes quand il faudra entretenir des millions de réfugiés ukrainiens après leur avoir offert des abonnements de train gratuits ?”

Un autre facteur joue un rôle significatif dans la sape des fondations européennes : la ligne politique suivie par les États-Unis, qui attire le vieux continent dans un vortex extrêmement dangereux. Tellement dangereux, en fait, qu’un groupe de généraux français a estimé nécessaire d’envoyer une lettre ouverte au secrétaire général de l’OTAN. Le texte en a été publié dans l’édition du journal Capital, en date du 11 mars.

L’article analyse le projet 2030 de l’OTAN, et met en lumière ce qui réside derrière ses phrasés éloquents. Selon les généraux, le projet vise à contraindre l’Europe à adopter des mesures qui limitent l’expansion chinoise, en échange d’une protection contre la menace russe, que les États-Unis fabriquent de toutes pièces. L’Union européenne, si elle accepte une telle tromperie, va abîmer aussi bien sa souveraineté géopolitique que ses intérêts économiques.

Le rôle et la place d’une Europe unifiée sont exposés dans la doctrine de Paul Wolfowitz, développée au début des années 1990 par l’homme politique et sous-secrétaire américain aux affaires politiques de la Défense. Cette doctrine laisse entendre que les États-Unis ont peur d’une Union européenne forte et homogène, en mesure de les défier.

« Notre objectif premier est d’empêcher la ré-émergence d’un nouveau rival, que ce soit sur le territoire des l’ancienne Union soviétique, ou ailleurs, pouvant menacer l’ordre… Il s’agit d’une considération dominante sous-jacente à la nouvelle stratégie de défense régionale, et cela suppose que nous nous employons à empêcher tout pouvoir hostile de dominer une région dont les ressources, si elles se trouvaient sous un contrôle unifié, suffiraient à générer une puissance mondiale. Ces régions comprennent l’Europe occidentale, l’Asie de l’Est, les territoires de l’Ex Union soviétique, et l’Asie du Sud-Ouest. Enfin, nous devons maintenir les mécanismes servant à dissuader de potentiels concurrents de même aspirer à un rôle régional ou mondial plus important. »

Ainsi, après la formation de l’UE, et malgré toute sa loyauté, les Américains craignent constamment que l’Allemagne puisse jouer un rôle d’importance en Europe, et devenir le principal partenaire de Moscou. La Russie a livré du gaz à l’Allemagne sans interruption depuis les années 1960. La seule occurrence en laquelle ces livraisons ont été interrompues s’est produite après l’ordre donné par Reagan de saboter les importations de gaz au travers des gazoducs menant en Allemagne. À cette époque déjà, les États-Unis ne voulaient pas que les relations entre la Russie et l’Allemagne se développent de manière harmonieuse. Reagan s’était opposé à l’Europe « de l’Atlantique à l’Oural » qui était le rêve de de Gaulle, et après lui, de Gorbatchev. Depuis lors, les Américains ont tout fait pour mettre à bas leurs concurrents, qu’il s’agisse de la Chine, de la Russie, ou même d’une Union européenne pourtant bien loyale. En outre, au fil des deux ou trois décennies passées, les Américains ont réussi à élever une nouvelle génération de dirigeants européens. Ceux-ci ont été élevés dans les idées de globalisme et de multiculturalisme, qui sont très éloignées des problèmes et des besoins véritables d’une société moderne.

Alexander Cleman

Source: Oriental Review