Curzio Malaparte – Ces chers Italiens – Années 1930
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Et en fait, nombreux sont ceux pour qui l’Italie est « en forme de femme ». Je me souviens, quand j’étais gamin, que pour la foire de septembre, sur le Mercatale de Prato, venaient de la Romagne, pays oriental, byzantin, qui a le goût des choses à la fois salaces et corrompues, venaient, dis-je, des conteurs ambulants qui vendaient et chantaient des histoires étonnantes de femmes et de leurs amants, non certes attendrissantes comme celle de la Pia dei Tolomei1 ou de la Ginevra degli Almieri1, que chantaient les baladins toscans, mais pleines de convoitise, de chair, de lait, de désirs défendus. Et ils vendaient des « cartes d’amour » où l’Italie apparaissait sous forme d’une très belle femme nue, un grand chapeau en tête. Le Piémont, la Lombardie, la Vénétie, tout ce qui se trouve au nord du Pô faisaient la tête ou ce qui, chez une femme, tient lieu de tête, c’est-à-dire le chapeau – et cette partie de l’Italie a vraiment l’air d’un grand chapeau garni de tous les fruits de Cérès, de fleurs, de plumes, d’oiseaux, de nœuds de rubans de soie découpés comme la crête des Alpes, des voiles transparents telles les vapeurs d’où sort le soleil levant à Val di Prado. La côte Adriatique, de Comacchio à Ravella jusqu’aux Marches et aux Abruzzes était le dos, le Latium le ventre ; Naples le pubis ; le Gargano, le derrière – et ce n’est pas de ma faute si l’Italie, comme toutes les femmes italiennes2, a le derrière bas – la Toscane, le torse, avec les deux promontoires de Piombino et de l’Argentario formant les bouts des seins qui s’offraient à nourrir les peuples de la Méditerranée et de l’Occident ; mais je ne veux pas dire ce que ombres et clairs-obscurs dessinaient sur cette Italie nue, sous les aisselles, au pli du coude, au nombril, aux aines et entre les cuisses, en sorte que l’Italie ressemblait à une Romagnole dans toute la puissance de sa chair. Et les histoires des conteurs, dans ce langage que Dante dit « bon pour les femmes », tournaient autour de cette chose comme si n’en dérivait pas seulement le prix de la femme, mais bien toute l’histoire de l’Italie. Et c’étaient des mots affectueux, ceux-là mêmes que, en force de nos régions, les gens ont pour parler de cette chose, à quoi ils donnent le nom de bonnes choses à manger : praline, crème, papillote, rayon de miel et autres gentillesses. Les premières à en rire dans la foule, c’étaient les femmes, tête renversée et regardant autour d’elles sans en avoir l’air, sous les yeux fixes des hommes tout rouges ou tout pâles.
Les femmes sont convaincues qu’elles possèdent là un très doux fruit à attirer les hommes comme la fleur les abeilles, mais aussi une arme non moins perfide et traîtresse que mortelle et infaillible. Elles savent que les hommes en ont à la fois envie et peur et qu’ils vont aux rendez-vous d’amour blancs et blêmes comme un voleur va à son trésor ou la victime à son assassin. Il n’y a donc pas à s’étonner si les poètes décrivent comme l’Arioste, une réunion d’amoureux ainsi qu’une réunion de conjurés, chantent la nuit « douce, béate, bienheureuse », les étoiles qui favorisent les doux fruits d’amour de leur faible lumière, la porte qui ne grince pas sur ses gonds, le sommeil qui rend aveugles et sourds les voisins. Qui voit un Italien sortir d’un rendez-vous d’amour, le voit pâle, mal sûr de soi, titubant comme s’il se retirait blessé à mort par cette arme traîtresse. C’est ainsi qu’apparaît l’amant italien chez Stendhal et chez Byron. Et Byron lui-même aux yeux des gens de Ravenne, quand il sortait de chez la Guiccioli, enveloppé de son grand manteau noir. Qu’on ne vienne pas me dire qu’il avait le pas mal assuré, boiteux comme il l’était ; tous les Italiens le sont quand ils sortent des bras d’une femme. De qui les baisers passent pour être si avides, violents, impitoyables, mortels que les Français de François Ier rendaient responsables de la déroute de Pavie les femmes italiennes qui leur avaient rompu les genoux. Renommée qui me semble, à moi, injustifiée, car si nos femmes ont une vertu, c’est bien celle d’être douces, soumises, patientes et, dans les choses de l’amour, timides et pudiques bien plus certes que les étrangères. Toute leur superbe si grande en face de l’homme, tombe en présence du mâle. C’est ce qui rend l’Italien si fier, si plein de soi et avec les femmes, dominateur, et le fait se croire non seulement l’unique, le prédestiné, mais le seul capable d’accorder une chose merveilleuse, un don incomparable et que lui seul peut donner. De la sorte, un entretien amoureux a chez nous le ton, l’air d’une « scène d’amour » où l’homme joue le rôle du héros et la femme, celui de l’implorante et soumise victime désarmée. Jusque dans sa façon de se déshabiller, l’homme joue ce rôle de héros. Tout d’abord il retire d’un geste impétueux son veston, puis, avec violence, sa chemise. Le voilà en cet arroi sur la scène le temps, pour la femme, d’admirer chez lui le torse, les muscles du bras, son port de tête, fier et sans égal. Tandis qu’elle se cache pour se dévêtir, tourne le dos, se pelotonne sur le bord du lit, se couvre la gorge de sa chemise ou de l’oreiller, baisse les yeux, se plaint doucement qu’il y a trop de lumière, retire ses bas lentement en les roulant, s’attarde un peu à la cheville, l’homme va et vient dans la pièce, chante ses propres louanges, déclame la haute valeur de son amour, autant dire, en réalité, sa beauté virile. Jusqu’à ce que, d’un mouvement brusque, il retire caleçon et chaussettes et se montre dans sa splendeur de statue. Et alors commence la grande torture, la cruelle inquisition en quoi consiste, en Italie, tout ébat amoureux.
L’homme, même le plus épris de liberté, le plus libre devient à ce moment non pas un tyran, mais un bourreau, un tortionnaire, un familier du Saint Office. Il veut savoir si la femme a aimé quelqu’un avant lui, si elle a été éprise, pourquoi, hier, en promenade, ou à l’église, ou au théâtre, elle a regardé untel, pourquoi elle a rougi quand elle est passée devant telle boutique, tel café ; à quoi elle pense, pourquoi elle ne parle pas, pourquoi elle parle, pourquoi elle est gaie, pourquoi elle est triste. Et la femme de gémir, de prier, de supplier, de nier, de se désespérer, de crier, de plier devant cette idole ridicule qui fait sur elle, ne pouvant ou ne voulant par prudence le faire sur d’autres, l’essai de sa propre force, de son autorité de mâle, de sa prédominance virile. Il daigne enfin en venir au fait, s’apaise dans l’étreinte. Et la femme oublie les soupçons injustifiés, les insultes, le questionnaire cruel, l’inquisition sans pitié et les baisers, après tant de mal, lui semblent plus doux.
O grande pitié des femmes italiennes, forcées d’applaudir cette comédie ridicule de l’homme en chaleur et donner à celui-ci toujours raison, dire oui à tout, plier devant lui comme la servante devant le patron, le fidèle devant l’idole ; lui cacher que les femmes aussi, même en Italie, ont une âme, un esprit, une volonté, qu’elles ont des droits, sont des êtres humains, des êtres libres, non des esclaves. Je dirai même que la femme, en Italie, est plus libre que l’homme, qu’elle a plus de courage, face aux puissants, sait dire non, se bat sur la place publique mieux que l’homme, se laisse plus difficilement asservir en politique ; là où l’homme calcule, tâte le terrain, ne sait quel parti prendre, ne se décide pas, la femme ne calcule pas, est plus spontanée, plus indépendante, plus hardie, sait dire leur fait en face aux puissants, beaucoup mieux que l’homme. Si l’Italie est encore un pays féodal, une nation sans ordre et corrompue, où celui qui peut peut tout, celui qui a plus est plus, cela est le fait des hommes, non des femmes. Les femmes sont en Italie un élément de progrès et de liberté.
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Ces chers Italiens, Les Belles Lettres, pp. 150-154
(Traduction Mathilde Pomès)
1]L’histoire de Pia dei Tolomei, que son mari fait périr, est contée par Dante dans sa Divine Comédie, Purgatoire. V. Celle de Ginevra degli Almieri, morte vivante que le sien repousse, a fait l’objet d’un poème anonyme du XVe siècle qui a gardé une grande popularité.
2]Et lui-même, s’il faut en croire une de ses maîtresses.