Selon les analystes, les politiciens libyens cherchent tous à profiter des fruits d’une relation diplomatique avec Israël
Les liens d’Israël avec les acteurs politiques libyens ne sont pas un secret ; en fait, cela fait au moins dix ans qu’ils existent. Mais le fait que le ministre israélien des Affaires étrangères ait révélé publiquement et officiellement avoir rencontré son homologue libyenne en Italie était une première et a provoqué une tempête diplomatique.
Divers acteurs politiques libyens ont condamné la rencontre qui a eu lieu la semaine dernière entre Najla al-Mangoush, membre du gouvernement d’union nationale basé à Tripoli, et Eli Cohen.
Mangoush a été démise de ses fonctions par le Premier ministre Abdul Hamid Dbeibah, puis a fui le pays vers la Turquie.
La sortie publique de Cohen a été condamnée par les politiciens et les analystes israéliens, qui estiment qu’elle met en péril l’établissement d’un embryon de relation diplomatique.
L’administration Biden a quant à elle réprimandé le gouvernement du Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou pour avoir rendu publics des pourparlers qui auraient dû rester secrets et a prévenu que cela avait « tué dans l’œuf » la perspective d’une normalisation des relations entre les deux pays.
L’ouverture de Tripoli à Israël
Pourtant, malgré l’indignation des politiciens libyens au-delà des clivages politiques, une chose qui les unit tous, c’est qu’ils ont également eu des contacts directs avec des responsables et des services de renseignement israéliens à un moment donné.
« Le Mossad développe des contacts avec les deux gouvernements rivaux en Libye et il est furieux que Cohen ait nui à son travail de l’ombre, au moins avec l’un des deux camps », commente Yonatan Touval, analyste à l’Institut israélien pour les politiques étrangères régionales (Mitvim), à Middle East Eye.
En 2022, Dbeibah aurait rencontré en Jordanie le chef des services de renseignement israéliens, le directeur du Mossad David Barnea.
Cette réunion, rapportée par plusieurs médias arabes et israéliens crédibles, a été officiellement démentie par Dbeibah.
Les contacts entre eux portaient sur la normalisation des relations et la coopération en matière de sécurité entre les deux pays.
Selon les informations relayées, la perspective d’une normalisation entre la Libye et Israël a également été abordée lors d’une réunion entre Dbeibah et le directeur de la CIA, William Burns, qui s’est rendu en Libye en janvier dernier.
Burns avait encouragé le gouvernement de Dbeibah à rejoindre les quatre autres pays arabes qui ont normalisé leurs relations avec Israël en 2020.
Si Dbeibah a donné son accord de principe à cette idée, il s’inquiétait de la réaction de la population dans un pays qui témoigne depuis longtemps un fort soutien aux Palestiniens.
Israël dans l’est de la Libye
Dans l’est de la Libye, contrôlée par le commandant Khalifa Haftar, les autorités ont cherché à établir leurs propres relations avec Israël.
Les médias proches du commandant de l’autoproclamée Armée nationale libyenne ont condamné la rencontre de Mangoush avec des responsables israéliens.
Cependant, entre 2017 et 2019, des émissaires du Mossad ont rencontré Haftar à de nombreuses reprises au Caire et ont facilité la formation de certains de ses principaux officiers aux tactiques de guerre, à la collecte et l’analyse de renseignements, ainsi qu’aux mesures de contrôle et de commandement.
En outre, le Mossad a également aidé ses forces à acheter du matériel de vision nocturne et des fusils de sniper.
En 2021, les médias israéliens ont rapporté que le fils de Haftar, Saddam Haftar, avait rencontré des responsables du renseignement en Israël cherchant à obtenir un soutien en échange d’une éventuelle reconnaissance de leur camp s’il l’emportait.
Israël n’est qu’un acteur parmi d’autres, parmi ses pairs en Libye, précise Yonatan Touval, aux côtés des Émirats arabes unis (EAU), de l’Égypte, de la Turquie et des États-Unis – lesquels cherchent à maximiser leurs propres intérêts nationaux.
« On ne sait jamais quel camp finira par émerger comme le dominant, il serait donc logique de cultiver des liens avec les deux parties en vue de coopérer en temps voulu sur une foule de questions, en matière de renseignement et peut-être aussi de faire le travail de préparation d’une éventuelle relation diplomatique politique », ajoute-t-il.
« Compatible avec Israël »
Saïf al-Islam Kadhafi, fils du défunt dirigeant déchu de la Libye, Mouammar Kadhafi, qui cherche maintenant un rôle politique dans le pays, a géré les relations avec Israël sous le règne de son père.
Malgré l’absence de liens officiels entre les deux pays et le fervent soutien affiché de Kadhafi à la Palestine, Saïf cherchait à entretenir des contacts avec Israël sur des « questions diplomatiques et humanitaires ».
« Je ne dirais pas qu’Israël s’est donné beaucoup de mal pour aller supplier ces acteurs, c’était plutôt l’inverse »
– Jalel Harchaoui, spécialiste de la Libye
La plupart des acteurs politiques libyens actuels sont déjà « compatibles avec Israël en ce qui concerne la sécurité », observe Jalel Harchaoui, spécialiste de la Libye et chercheur associé au Royal United Services Institute.
Tous les principaux acteurs étrangers en Libye ont des relations de longue date avec Israël. Les acteurs politiques libyens se demandent maintenant s’ils peuvent également récolter les fruits d’une relation dans la sphère diplomatique, explique Harchaoui à MEE.
Les principaux acteurs politiques de Libye sont tous engagés dans une course diplomatique pour obtenir une plus grande reconnaissance internationale et sont également incités à établir des contacts avec des pays qui, selon eux, pourraient servir leurs objectifs politiques, comme Israël, poursuit le chercheur.
« C’est pourquoi Saddam Haftar se serait rendu en Israël. Cela signifie essentiellement que Haftar a dit : “Vous savez, dommage que nous ne soyons pas à Tripoli parce que nous sommes les bons interlocuteurs. Nous avons la bonne vision en matière de sécurité, mais aussi en matière de diplomatie“ », ajoute-t-il.
Les accords d’Abraham ont également suscité au Moyen-Orient le sentiment que les « bons acteurs » ont une relation avec Israël alors que les mauvais n’en ont pas, commente Harchaoui.
Depuis 2020, Israël a normalisé ses relations avec les Émirats arabes unis, Bahreïn, le Maroc et le Soudan dans le cadre d’une série d’accords négociés par les États-Unis. L’Arabie saoudite envisagerait également de normaliser ses relations avec Israël.
« L’atmosphère qui prévaut depuis août 2020 avec le début des accords d’Abraham a amené les acteurs arabes à rechercher avec zèle la reconnaissance et les dividendes diplomatiques qui seraient essentiellement conférés par les États-Unis s’ils montraient leur volonté d’avoir une relation avec Israël », ajoute Harchaoui.
« Je ne dirais pas qu’Israël s’est donné beaucoup de mal pour aller supplier ces acteurs, c’était plutôt l’inverse », conclut-il.
Elis Gjevori, 31 août 2023
Photo: Najla al-Mangoush. Domaine public
Source: MEE