Une fois n’est pas coutume, la littérature russe fait irruption dans notre vision politique du monde. Ella Vorobiova nous dépeint, depuis Kharkov, un tableau de la situation ukrainienne décryptée à l’aide d’une nouvelle d’Anton Tchekhov. Ce texte a été publié d’abord sur l’excellent site (trilingue russe-anglais-serbe) «Fond Strateguitcheskoï Kultury », le 7 mars. Depuis, il circule largement sur « la toile » russe. Il n’a pas été possible de rassembler quelques données à propos de l’auteur. Nous serions reconnaissant envers celles et ceux qui y parviendraient, de nous en informer.
Ella Vorobiova | Kharkov | Mars 2015
Dans sa nouvelle «La Salle n°6», A.P. Tchekhov a remarquablement décrit la conception du monde et la vie d’aliénés mentaux que la volonté du destin a rassemblés entre les murs d’une institution psychiatrique. Dans la culture russe, l’expression Salle n°6 est devenue l’appellation générique d’une disposition collective à dévier d’un état normal de santé mentale et émotionnelle. Aujourd’hui, les désordres dans la perception du monde manifestés par de très nombreux (heureusement, pas tous) Ukrainiens nous fait penser aux patients de la salle n°6.
Récemment, une connaissance est revenue d’un voyage d’affaires à Lvov. Elle est originaire de Kharkov et sa famille y vit depuis des générations. De nationalité russe, elle est citoyenne d’Ukraine, née en URSS. Elle est rentrée à la maison, complètement désorientée par le marasme dans lequel elle fut plongée en Ukraine occidentale. Les impressions ramenées de Lvov l’ont privée pour longtemps de sommeil, et de tranquillité. Même la zombification et le lavage de cerveau pratiqués par les chaînes de télévision et de radio ukrainiennes ne sont rien par comparaison avec ce qu’elle a vu et entendu.
A l’entrée de nombreux restaurants et café de la ville de Lvov on a placé une carpette, d’une dimension telle qu’il n’est pas possible de sauter par dessus, ni de la contourner. On est forcé de marcher dessus. Vous trouvez de tels tapis dans l’entrée du moindre magasin, de la plus petite boutique. Tous ceux qui pénètrent en ces lieux ne peuvent éviter ce « champ de mines ». Sur le petit tapis on observe deux sortes de reproductions et d’inscriptions : soit un portrait de Vladimir Poutine avec un slogan obscène, soit une gamme d’insultes à l’adresse de la Russie et des Russes.
Mon amie fut témoin d’une conversation entre un jeune père et son enfant de trois ou quatre ans. Cela se passait dans le confortable tramway de Lvov, qui roulait dans le centre de la ville. Le papa, montrait à son fils des portraits de Bandera, de Choukhevitch et d’autres semblables personnages, disposés sur les murs des bâtiments le long desquels circulait le tramway. Le père racontait au petit comment ces héros de l’Ukraine avaient exterminés leurs cruels ennemis, les Russes. La citoyenne russe d’Ukraine en éprouva un choc… Elle rentra vivante, selon ses propres mots, à la maison, mais vivante dans le sens où elle n’était pas morte de faim malgré que les noms estropiés des plats dans les restaurants de Lvov lui eussent donné des spasmes de nausée.
Ah, Lvov! Là, on comprend tout. Sur cette terre, la haine vis-à-vis de tout ce qui est russe, on la transmet depuis des décennies, sinon des siècles, avec le lait maternel. Monstrueux, pénible, sauvage, mais quasiment normal. Ainsi, suite à une psychose du terroir, la symbolique des couleurs du drapeau (appelons cela la drapomanie) est reproduite sur tout le territoire. Par exemple, des brigades de «volontaires» peignent tous les passages pour piétons aux couleurs du drapeau. Et les gens traversent la rue en piétinant les couleurs de leur drapeau, certains crachant, d’autres jetant leur mégot…
Elle est tellement belle, la vue qui s’ouvre depuis les hautes cascades d’escaliers ornant la partie centrale de Kharkov! Le centre de la ville est situé sur la hauteur, et à de nombreux endroits, on peut apercevoir les cascades d’escaliers. Maintenant, grâce aux efforts acharnés des citoyens drapomanes, nous apercevons des balénoptères rayés de jaune et bleu. Cela a contaminé aussi les voûtes du métro. Certaines stations sont entièrement recouvertes de peinture jaune et bleue. Des artistes-peintres par centaines, des kilos et des kilos de peinture, et des pinceaux… En tout cas il est impossible aux amateurs de jaune et bleu, à la conscience altérée, d’imposer soudain de l’amour là où il n’y en a pas. Les patients de la salle numéro six continueront à vivre dans leur monde bicolore imaginaire, et la couleur jaune et bleue qu’ils ont répandue sur les rues, sur les escaliers, les clôtures et les maisons, elle finira par se délaver, affadir, et disparaître. A jamais.
Et peut-on qualifier de sains d’esprit les gens qui produisent, vendent et disposent sur le sol des lieux publics ces carpettes aux inscriptions appelant à la haine et au meurtre? Cette hystérie des carpettes ajoute chaque jour du monde à la salle ukrainienne.
Le commandant autoproclamé d’une armée inexistante, l’empereur d’un État inexistant, voilà encore des patients pour la salle n°6. Et le patriarche autoproclamé d’une inexistante Église, qui s’encourt aux États-Unis quémander l’envoi d’armes permettant à l’armée ukrainienne d’exterminer des citoyens d’Ukraine, et racontant à cette occasion que le peuple ukrainien est un peuple paisible, ne serait-il pas un patient pour l’asile d’aliénés ? Les pareils à lui vivent dans un monde artificiel, dans leur monde, le monde de ceux qui vivent dans la salle n°6. Et sans doute ne sont-ce pas des patients de cette salle, ceux qui servent dans l’armée de cet État et qui écrivent sur les munitions : «pour que vous creviez» ? Peut-être, mais qui d’autre que des malades mentaux, des patients pour la salle ukrainienne n°6, penseraient à prendre un marqueur fluo et écrire sur des munitions?
Selon les estimations des experts, sur le territoire de l’Ukraine sont concentré 25 à 40 % des terres noires du monde, les tchernozioms. La majeure partie de ces terres noires sont depuis longtemps abandonnées et envahies par les herbes folles. L’Europe a besoin de moyens de produire de façon écologique. Le niveau de salaire des villageois ukrainiens est l’un des plus bas au monde. Une force de travail peu coûteuse, des prix au rabais pour les tchernozioms, pour une mer vivante de tchernoziom, voilà un morceau de choix dans la guerre pour les ressources !
Dans le processus de transformation de l’économie post-industrielle, l’Occident modifie ses sites de délocalisation de la production des produits de nombreuses marques renommées de biens de consommation, tant privés qu’industriels. De nombreux sites de production furent transférés en Chine. Mais aujourd’hui, le coût du travail des ouvriers chinois est devenu trop élevé. Dans la lutte mondiale pour les marchés commerciaux la concurrence est impitoyable. Cela nous incite a tenter de diminuer nos propres coûts. L’Ukraine est bien placée pour reprendre la production de biens, délocalisée d’Asie . Nous disposons de quelques avantages : une main d’œuvre très bon marché, un territoire accessible aux moyens de transport, une logistique peu coûteuse, des ressource énergétiques bon marché, un potentiel scientifique et technique de haut niveau, une infrastructure routière jusqu’au niveau communal, etc…
Quand on essaie mentalement de supprimer des rayons des magasins et supermarchés d’Ukraine tous les produits importés, on voit des étagères complètement vides, des magasins déserts et des consommateurs devenus fous. Lorsque nous retirons mentalement les banques étrangères du système financier ukrainien, nous ne voyons plus rien. Il reste des citoyens ukrainiens sans emploi, au service du système actuel. Si nous supprimons mentalement du marché ukrainien des biens de consommation importés les produits informatiques et la téléphonie mobile, qui fournissent encore un peu de travail, alors surviendra un effondrement intégral. Ce ne seront plus seulement les écrans de ces appareils qui resteront noirs, ce seront les visages de leurs propriétaires qui le deviendront. La liste est encore longue, mais le sens demeure : l’occupation de l’Ukraine est devenue réalité sur le plan commercial.
Des dizaines de milliers de citoyens d’Ukraine sont employés par des firmes étrangères. N’est-ce pas là une forme d’occupation ou de colonisation ? Il ne s’agit pas d’intégration de l’économie, comme c’est le cas avec des partenaires de niveaux équivalents, mais du recours à la main d’œuvre d’un pays tiers, sur le territoire de ce dernier, afin d’augmenter les bénéfices. Et l’apparition de citoyens d’autres pays à des postes de ministres ne ressortirait-elle pas d’un processus d’occupation de l’Ukraine? La mainmise ouverte et cynique se poursuit, sur les territoires que l’on qualifiait il y a peu d’indépendants, et avant cela de République Soviétique d’Ukraine. Seuls les patients de la salle n°6 pouvaient se permettre d’abandonner à la colonisation, au bris, à la destruction et à l’extermination ce à quoi ils n’avaient contribué ni par leur travail, ni avec leur âme, ni au moyen de leurs connaissances.
Revenons à la nouvelle de Tchekhov et rappelons-nous que l’auteur nous fait faire la connaissance du Docteur André Euthimytch Raguine. Lorsqu’il prend ses fonctions, l’asile est dans un état effroyable, une grande pauvreté et des conditions sanitaires nulles. Raguine considère tout cela avec indifférence. Il est intelligent et honnête, mais il est dépourvu de la volonté de changer quoi qu ce soit dans la vie. Il commence par travailler avec ardeur, mais rapidement, il en vient à éprouver de l’ennui et comprend que dans les conditions qui prévalent, soigner les malades n’a aucun sens.Le docteur néglige les affaires et cesse de venir chaque jour à l’asile. Il travaille un peu, plutôt pour la forme ; il reste chez lui, à lire. Toutes les demi-heures, il boit un verre de vodka et mange un cornichon salé ou une pomme marinée. Ensuite, il déjeune et boit de la bière. Souvent, le soir, le maître des postes, Mikhaïl Averianytch lui rend visite. Le docteur et le maître des postes tiennent des conversations absurdes et se plaignent de leur sort. Lorsque son invité est parti, le docteur reprend sa lecture. Il lit n’importe quoi, aimant toutefois particulièrement l’histoire et la philosophie. Quand il lit, il se sent heureux.
L’association n’a pas eu lieu ? Seigneur, tout cela, c’est pour l’indépendance ! Après la chute de l’URSS à qui pouvaient être utiles les millions de travailleurs des entreprises laissées à l’abandon ? Qui pouvait tirer avantage des entreprises agricoles délaissées, des fermes bien grasses, des jardins, des vignobles ? Si la base matérielle a disparu, qui a besoin de tous ces gens qui vivent sur ce territoire? Leur apporter du soutien ? Cela n’a aucun sens. Ils vivotent ? Laissez-les donc vivre, comme des robots vivants. Mais nous, on est l’élite. On va réfléchir à ce que l’Ukraine, ce ne soit pas la Russie, à ce que l’Ukraine, ce soit l’Europe. On va réécrire l’histoire, avec laquelle nous n’avons nous-mêmes rien à voir. Nous donnerons aux vautours et aux occupants, tout ce qui est, tout ce qui coule, tout ce qui bouge. Nous, on sera bien. Nos enfants seront heureux. Nos petits enfants, heureux aussi.
Comment ? Vos enfants ? Qu’ils restent dans des caves. C’est leur destin.
… Seulement, en vertu de l’ironie du sort, le héros de Tchekhov, le docteur Raguine, finit lui aussi à la salle n°6. Et là, le docteur réalise qu’il ne parviendra jamais à sortir de cette salle. Cette découverte le plonge dans un état d’indifférence complète, et le lendemain, il meurt d’une crise d’apoplexie.
Attendent-ils une crise d’apoplexie, ceux qui ont plongé et qui continuent à plonger des millions d’habitants de l’Ukraine dans un monde de folie et de haine ? Quels nouveaux patients la salle n°6 attend-elle encore ?
Ella Vorobiova | Kharkov | Mars 2015.
Article original:http://www.fondsk.ru/news/2015/03/07/ukraina-palata-nomer-shest-32103.html