Miriam Makeba, que j’ai connue très tôt, m’a appris à aimer le jazz, a inspiré mon amour pour l’Afrique – et a sans doute marqué, par son art, mon intérêt pour la vie politique. Silvia Cattori
Miriam Makeba – The Retreat Song (Jikele Maweni) LIVE Graceland Concert)
« Mama Africa », une héroïne panafricaine
Il y a 90 ans naissait la chanteuse sud-africaine qui allait devenir « Mama Africa », une héroïne panafricaine. Hommage à la vie d’une femme pour qui la lutte, toujours, continuait.
4 mars 2022
En sortant de scène, la chanteuse perd connaissance. Elle est transportée en urgence à la clinique Pineta Grande de cette localité proche de Naples, dans le sud de l’Italie. Frappée d’une crise cardiaque, ses yeux ne s’ouvriront plus sur le monde, sur sa beauté et sur les inégalités qu’elle passa sa vie à combattre. C’était d’ailleurs le sens de sa présence dans cette petite ville du sud de l’Italie. Elle y participait à un concert de soutien à l’écrivain Roberto Saviano, pourchassé par la Camorra, la mafia napolitaine dont il avait dans son livre Gomorra détaillé l’emprise sur toute la région. Et c’est précisément là que Miriam avait accepté de jouer, dans l’antre du loup.
Car la diva n’avait pas pris de retraite musicale, pas plus qu’elle n’avait troqué ses engagements contre des jours tranquilles dans un pays où, après des décennies d’exil, elle avait enfin pu rentrer. Non, Zenzile Makeba Qgwashu Nguvama (de son nom complet) avait passé sa vie à lutter, et elle est morte de la même façon, ses mots à la bouche et des cartouches de chansons en bandoulière. Son répertoire gardait d’ailleurs le témoignage des luttes panafricaines auxquelles elle avait pris part. Chansons de Guinée, de Tanzanie, du Mozambique… Les luttes de libération avaient leur bande-son, et Makeba était leur porte-voix dans le monde. Comme « A luta continua », slogan révolutionnaire employé par le Frelimo (Front de libération du Mozambique).
Comme elle le raconte d’ailleurs dans ce concert en 1980 (elle participa à de nombreuses reprises au North Sea Jazz Festival en Hollande), elle faisait partie de la délégation guinéenne qui se rendit au Mozambique pour célébrer l’indépendance du pays en 1975.
À elle seule, elle incarnait la convergence des luttes panafricaines : contre la ségrégation en Afrique du Sud comme aux États-Unis, contre la présence coloniale en Afrique, pour l’unité africaine… et au-delà, pour les droits humains dans le monde. Peu avant sa mort, elle s’était encore rendue en RDC (Congo) pour dénoncer les violences sexuelles infligées aux femmes. Aussi inspirée sur les tribunes que sur les scènes, elle mettait souvent de la musique dans la politique, et toujours de la politique dans sa musique.
En apprenant sa mort, l’Afrique du Sud décréta une journée de deuil national. Son corps fut rapatrié, mais inutile de chercher sa tombe : ses cendres furent dispersées à la pointe du Cap de Bonne-Espérance, là où deux océans se rencontrent, pour que, comme elle l’avait confié, les courants les mènent partout où elle avait, de son vivant, mis les pieds.
Devenir chanteuse, malgré l’apartheid
Celle qui deviendra l’égérie du panafricanisme en chansons aurait pu passer à côté de sa destinée. Retour sur une jeunesse enfermée dans les barbelés de l’apartheid.
Uzenzile : « tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même »
Quitte à balayer le cours d’une existence, il faut commencer par son début. Son tout début : la naissance. Celle de l’impératrice de la chanson africaine, comme certains l’appelleront plus tard, allait être déterminante : car c’est de cet événement qu’elle tiendrait son nom.
En ce 4 mars 1932, Christina Makeba, infirmière de son état, sent que les contractions se rapprochent. Seule, chez elle, elle fait bouillir de l’eau, étale la natte de jonc sur laquelle elle s’allonge, et donne naissance à une petite fille. Elle coupe elle-même le cordon qui la relie au nouveau-né. La grand-mère et les voisins qui ont entendu les vagissements du nourrisson accourent. Et trouvent la mère évanouie. La grand–mère hoche la tête en regardant sa fille qui reprend conscience : « Uzenzile !, lui dit-elle, tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même ». On avait prédit à Christina qu’elle et sa fille ne survivraient pas à l’accouchement et de fait, la petite, chétive, donne des signes de faiblesse et ne parvient pas à s’alimenter. Quant à la mère, elle n’est plus que l’ombre d’elle-même. Mais enfin, déjouant les pronostics, elles reprennent pied et retrouvent la santé, et le « Uzenzile » lancé par la grand-mère restera dans l’histoire familiale comme un tendre reproche, faussement courroucé. En tout cas, c’est de là que Miriam tire son nom : Zenzile. À l’état civil complet, Zenzile Makeba Qgwashu Nguvama.
Zenzi n’a que dix-huit jours lorsqu’elle est envoyée pour la première fois en prison ! Sa mère, pour arrondir les fins de mois, brasse de la bière traditionnelle de maïs (l’umqombothi). Or les lois de ce qu’on n’appelle pas encore officiellement la politique d’apartheid interdisent aux noirs de consommer ou de posséder de l’alcool. À plus forte raison d’en fabriquer. La petite et sa mère passent six mois en prison, le père ne pouvant réunir les 18 livres d’amende requis par les policiers. Plus tard, Zenzi se souviendra des paroles que sa mère à maintes reprises, durant son enfance, lui rappelait : « Si tu vas une fois en prison, tu y retourneras au moins trois fois ». Et, de fait, elle ira au cours de sa vie plus qu’à son tour.
« Qui pourra nous empêcher de nous redresser aussi longtemps que nous aurons notre musique ? »
Zenzi – Miriam de son nom anglais – n’a que six ans lorsqu’elle perd son père. Sa mère, occupée à faire le ménage dans les demeures des blancs, ne la voit qu’une fois par mois. Mais la petite, qui vit chez sa grand-mère entourée d’une ribambelle de cousins, a déjà un goût prononcé pour le chant, et se faufile pour assister aux répétitions de la chorale scolaire dont fait partie sa sœur aînée. Le directeur la repère, et elle intègre le choeur qui participe à des concours, chantant parfois des compositions en langue sotho, xhosa ou zulu bourrées de métaphores dont les blancs n’arrivent pas à percer le sens… s’ils savaient !! « Qui pourra nous empêcher de nous redresser aussi longtemps que nous aurons notre musique ? » pense-t-elle déjà, consciente du rôle fédérateur et spirituel des chants de tout un peuple. Et aujourd’hui encore, il n’est pas de manifestation de l’ANC sans ces chœurs puissants qui charrient l’histoire de la lutte des noirs d’Afrique du Sud.
Mais pour en revenir à cette jeune fille qui grandit à l’ombre d’un township de Pretoria, elle va bien vite devoir laisser la musique au vestiaire. Elle doit d’abord quitter l’école, pour aider sa mère à joindre les deux bouts. Elle aussi devient domestique dans des familles blanches, à la merci des caprices cruels des maîtres de maison. Nous sommes en 1948, et le Parti National a remporté les élections (où ne votent alors, on l’aura compris, que les blancs). L’infernal arsenal de la politique d’apartheid se met, brique après brique, barbelé après barbelé, en place. Coulé dans le marbre des lois. Les relations interraciales sont bannies, les populations (noirs, métis, indiens, blancs) doivent habiter séparément, dans des quartiers réservés dont ils ne peuvent se déplacer sans autorisation. Les noirs, ainsi, ne peuvent se rendre dans les quartiers blancs que s’ils peuvent y justifier d’un travail, et doivent le prouver en montrant leur pass, sorte de passeport interne à usage des noirs. Sans oublier le Bantu Education Act, qui poursuit la ségrégation dans l’enseignement mais limite de surcroît les enseignements donnés aux noirs à ce qu’ils doivent savoir pour servir les blancs. L’Afrique du Sud, chaque jour un peu plus, devient une prison.
C’est dans ce contexte que Miriam tombe enceinte de James Kubay, un jeune homme qui s’apprête à devenir policier. Elle l’épouse en 1950. Et donne naissance à une petite fille, Bongi (littéralement « je te rends grâce »). Mais la vie de Miriam n’est pas gaie, exploitée par sa belle-mère, battue par son mari… elle finit par s’échapper, laissant Bongi à sa mère pour partir en quête d’un travail. L’un de ses cousins lui propose de chanter pour les Cuban Brothers, un orchestre amateur dont il fait partie. Le groupe (qui n’a rien de Cubain), reprend des standards américains et adapte des chansons dans les langues du pays. Il connaît un vrai succès à Orlando East, dans la banlieue de Johannesburg (à l’emplacement de l’actuel Soweto). C’est là qu’un soir, une certain Nathan Mdlehdlhe l’entend, et lui propose d’intégrer les Manhattan Brothers, un des quartets vocaux les plus en vogue du moment. Seule voix féminine du groupe, elle apporte toute sa grâce et tourne avec Nathan et ses comparses dans tout le pays. Elle enregistre aussi « Laku Tshoni ‘Ilanga« , un morceau qu’elle reprendra souvent au cours de sa carrière , ou encore « Tula Ndivile » où elle prend le chant lead. C’est alors que, sur avis des Manhattan Brothers, elle prend son prénom anglais comme nom de scène. Voici Miriam Makeba.
« Come Back Africa »
Après ses débuts dans un pays qui se mue en prison, la chanteuse connaît le succès et s’envole pour l’étranger.
En ce milieu des années 50, Zenzi Miriam Makeba s’est fait un nom sur les scènes de son pays. Elle enregistre de nouvelles chansons avec les Manhattan Brothers, et la maison de disques Gallotone fait d’elle la vedette d’un nouveau groupe, les Skylarks.
Avec ses trois consœurs, elle répète sur le toit du label et, dès qu’une chanson est au point, elles courent toutes quatre en studio pour enregistrer séance tenante, de peur d’oublier. Les producteurs finissent par leur offrir un magnétophone !
Leur répertoire, typiques de l’époque kwela jazz (du nom de la kwela, petite flûte des townships sud-africains), vont des chansons sentimentales au témoignage nostalgique des changements brutaux que vit le pays.
En février 1955, les 45 000 habitants (essentiellement noirs, métis, indiens et chinois) du quartier de Sophiatown, en plein Johannesburg, sont déplacés de force et relogés bien plus loin, dans des quartiers périphériques réservés. Sophiatown était devenu l’un des derniers îlots de mixité, et le cœur de la vie culturelle de la ville, où musiciens, écrivains, danseurs et journalistes noirs (notamment ceux du fameux magazine Drum) se côtoyaient dans les shebeens, les débits de boisson clandestins. Après expulsion de ses habitants, avec toute la finesse dont le régime d’Apartheid est capable, Sophiatown est rebaptisé Triomf (triomphe). La chanson « Remember Sophiatown » s’en fait l’écho.
Miriam Makeba est également à l’affiche d’une grande revue, African Jazz and Variety, le premier spectacle noir qui peut tourner aussi dans les salles réservées aux blancs. Elle partage l’affiche avec son idole de jeunesse, Dorothy Masuka, mais aussi avec la première vedette sud-africaine d’origine indienne, Sonny Pilay, dont elle tombe amoureuse, en dépit des préjugés, renforcés par l’apartheid, qui condamnent les relations interraciales.
Le producteur blanc du spectacle parvient même à programmer la revue à l’hôtel de ville de Johannesbourg, une première pour un spectacle noir ! C’est là que le cinéaste Lionel Rogosin la découvre, et lui demande de participer au tournage de son film qui racontera la vie des noirs en Afrique du Sud, à travers l’histoire d’un jeune noir, Zacharia, venu à Johannesbourg trouver du travail. Elle doit y tenir son propre rôle, celui d’une chanteuse, dans un shebeen (bar clandestin). Le projet de film, baptisé Come Back Africa (d’après le nom d’un chant de l’A.N.C.) n’est évidemment pas approuvé par les autorités, obligeant l’équipe à tourner dans la clandestinité. C’est ainsi que la scène où intervient Miriam se tourne en pleine nuit, à une heure du matin. Dans le shebeen, les hommes présents sont en pleine discussion politique. Quand ils voient Miriam entrer, ils lui demandent de chanter pour eux.
Le réalisateur a demandé à Makeba de faire une demande de passeport. Il espère bien faire découvrir son talent hors d’Afrique du Sud lors de la promotion du film.
Alors que Miriam vient de finir la longue tournée (18 mois) d’African Jazz and Variety, elle enchaîne sur l’un des premiers rôles d’un Opéra jazz baptisé King Kong, d’après la vie d’un célèbre boxeur noir, Ezekiel Dlamini, surnommé King Kong, que les autorités blanches empêchèrent d’aller combattre à l’extérieur du pays, pour éviter qu’il ne triomphe de boxeurs blancs et ne revienne en héros au pays. King Kong sombra dans l’alcool et finit en prison après avoir tué sa petite amie. Il y trouva une mort suspecte, puisqu’on le retrouva noyé dans un trou d’eau… très peu profond.
Ce sont des blancs qui produisent, écrivent et mettent en scène le spectacle. Tous sont juifs, et sans doute plus sensibles à la violence de la ségrégation qui rappelle la situation des juifs d’Allemagne à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Makeba le souligne dans son autobiographie : « C’est un fait que les juifs en Afrique du Sud tiennent le théâtre. Et c’est un fait que les juifs sont les seuls à aider les Africains. Au théâtre nous ne sommes pas obligés d’appeler le metteur en scène Baas (boss) parce qu’il est blanc, nous l’appelons patron parce que c’est lui qui dirige !) ». Nathan Mdlhedlhe et Joe Mogotsi, ses compagnons des Manhattan Brothers jouent respectivement les rôles de King Kong et de son meilleur ami, Lucky. Quant à Miriam, elle tient le rôle d’une shebeen queen (reine du shebeen), petite amie du boxeur et tenancière d’un bar clandestin baptisé Back Of the Moon. C’est le titre d’une des chansons phares qu’elle interprète sur scène et sur disque. Parmi les musiciens, elle se lie d’amitié avec un tout jeune trompettiste du nom de Hugh Masekela, promis à un grand avenir.
Le spectacle est un succès, et se joue à Johannesbourg six mois durant à guichets fermés. Les producteurs ont réussi à contourner les lois de l’apartheid en programmant King Kong dans l’un des rares lieux de mixité raciale, le campus de l’université ! Tous les publics peuvent donc y assister.
À la veille de partir en tournée dans les provinces, la chanteuse perd connaissance juste devant l’hôpital… mais comme c’est celui qui est réservé aux blancs, on la transporte 20 km plus loin ! Elle y est opérée, suite à une grossesse extra-utérine, et doit être remplacée durant quelques semaines avant de rejoindre la troupe de King-Kong au Cap. C’est là qu’elle reçoit des nouvelles de Lionel Rogosin, le réalisateur de Come Back Africa. Il lui demande de le rejoindre au Festival International du film de Venise pour présenter le film. C’est alors que Miriam se souvient d’une prédiction faite par l’un des esprits (amadlozi) parlant à travers la bouche de sa mère, qui est devenue isangoma, médium et guérisseuse traditionnelle. L’esprit a parlé : « Miriam quittera l’Afrique du Sud pour un long voyage et ne reviendra jamais ». Elle ne sait trop si elle doit y croire, mais avant de s’envoler, elle fait une dernière halte en studio et enregistre « Miriam’s Goodbye to Africa« . Une chanson d’adieu signée Gibson Kente dont elle ne mesure peut-être pas encore totalement la portée. Elle enregistre aussi l’un des ses titres les plus connus, »Iphi Ndela« , ce qui en zulu signifie « je vous demande de me montrer le chemin ».
Porte-toi bien mon peuple,
Je m’en vais
Je m’en vais dans le pays de l’homme blanc
Je te demande d’être avec moi
Pour me montrer le chemin
Nous nous reverrons à mon retour
J’en fais la promesse
« Iphi Ndlhela », 1959
Elle s’envole pour Venise en août 1959. Sans savoir encore qu’une nouvelle vie débute pour elle, sous les feux de la rampe et les flashes des photographes, sur les scènes américaines et dans les cérémonies d’indépendance d’une Afrique qui se libère du joug colonial. Elle ne sait pas non plus qu’en montant dans l’avion de la South African Airways, elle ne reverra plus son pays natal pendant 35 ans.
« Miss Makeba » : dans le grand bain américain
Après avoir connu le succès dans son pays où l’étau de l’apartheid se resserre, la jeune chanteuse s’envole loin de son pays. Une nouvelle vie commence. Une vie de succès, d’engagement, et d’exil.
Quand elle arrive à Venise, en aout 1959, après avoir fait escale à Londres puis à Paris, la jeune Miriam Makeba est encore absolument inconnue hors d’Afrique du Sud. Mais Come Back Africa, le film dans lequel elle fait une courte apparition avec ses deux chansons, doit être projeté ici, en première mondiale, devant le public du festival international du film.
Le réalisateur, Lionel Rogosin, la prend sous son aile, et déjà lui annonce que les amis auxquels il a montré le film l’attendent aux États-Unis, l’un pour la recevoir dans son show télé — le célèbre Steve Allen Show, et l’autre pour la programmer au Village Vanguard, le fameux club de jazz de New York. À Venise, le film remporte le prix de la Critique et Miriam Makeba s’étonne d’être suivie par les photographes (cf. photo ci-dessus).
En route vers une carrière internationale
Après le succès de Come Back Africa, elle part pour Londres avec le réalisateur, dans l’attente de recevoir le visa lui permettant de voyager vers les États-Unis. Elle participe à une émission télévisée de la BBC, In Town tonight, où elle chante Back Of the Moon, l’une de ses chansons dans le film.
Le chanteur et activiste américain Harry Belafonte de passage à Londres la voit, et la rencontre dès le lendemain lors d’une projection du film. Il lui promet de l’aider au cours de son séjour américain. Et commence par lui obtenir un visa, et à organiser son déplacement à Los Angeles pour le Steve Allen Show, suivi par 60 millions de spectateurs !!! Elle repart aussitôt pour New York, car elle doit débuter trois jours plus tard ses quatre semaines de tour de chant au Village Vanguard. L’équipe de Belafonte, qu’elle appelle « Big Brother », lui fait coiffer les cheveux à la mode de l’époque : c’est à dire défrisés. Le soir même, elle les passe et les frotte sous l’eau, et ils reprennent leur aspect naturel. C’est cette coupe que bientôt les femmes afro-américaines appelleront « afro » en l’imitant. Makeba vient tout juste d’arriver, mais elle a déjà lancé une nouvelle mode.
Au village Vanguard, son nouveau mentor Belafonte passe la voir en coulisse, et lui annonce que le gratin des artistes afro-américains est venu l’écouter. En effet, au premier rang, assis autour des tables de ce petit club bondé, figurent Duke Ellington, Sidney Poitier, Nina Simone et Miles Davis. Pas mal pour un premier concert !
Elle y chante notamment Jikele Mayweni, Back of the moon, et la célèbre Qonqgothwane que les journalistes baptiseront « Click Song ». Après le village Vanguard, elle est engagée au Blue Angel, un club très chic de New York, où vient la voir Lauren Bacall. Le Times écrit : « Elle est probablement trop timide pour s’en rendre compte, mais elle créerait un vide très perceptible dans le monde américain du spectacle, où elle a fait son entrée il y a seulement six semaines ». Bref, l’Amérique sourit à Zenzi (diminutif de son prénom Uzenzile), et l’on se met à la reconnaître dans la rue.
De l’apartheid aux droits civiques, les luttes s’invitent dans sa vie
Elle accompagne Harry Belafonte en tournée, chante pour un concert de soutien à l’organisation présidée par le Dr. Martin Luther King à Atlanta, et se heurte au racisme persistant dans le sud. Dans son autobiographie (rédigée avec James Hall), elle raconte comment, à Atlanta, Belafonte, elle et les musiciens se voient refuser l’entrée d’un restaurant parce qu’ils sont « de couleur ». Belafonte convoque illico la presse, devant l’entrée du restaurant, et tient une conférence de presse improvisée qui compare la situation du sud bâillonné par les lois Jim Crow et celle de l’Afrique du Sud sous la botte de l’apartheid. D’ailleurs, Belafonte organise une conférence de presse avant chacun de leurs concerts, et quand lui évoque la situation des noirs d’Amérique, elle évoque celle des noirs sud-africains. Car au pays, la situation ne fait que se tendre : les manifestations pacifiques pour protester contre le pass, « passeport » nécessaire à tout noir voulant se déplacer d’un quartier ou d’une ville à l’autre, sont brutalement réprimées. À Sharpeville, on dénombre 69 morts et 178 blessés.
Le PAC (Pan African Congress) qui organisait la manifestation tout comme l’ANC sont interdits et doivent entrer dans la clandestinité. Les leaders de l’ANC décident alors de fonder Umkhonto we Sizwe (le fer de lance de la Nation), branche armée du parti chargée de harceler les forces de sécurité du régime d’apartheid. Les rênes en sont confiées à Nelson Mandela et Joe Slovo.
Makeba se rend bien compte alors qu’elle est l’unique Sud-Africaine noire à avoir accès aux médias. Chaperonnée par son « Grand Frère », elle va bientôt en tirer tout le parti. Pour l’heure, elle parvient à faire venir sa fille Bongi aux États-Unis. Quelques semaines plus tard, alors qu’elle se produit à Chicago, on l’avertit que sa mère est décédée. À l’ambassade d’Afrique du Sud à Washington où elle doit faire prolonger son visa, l’homme au guichet frappe son passeport du tampon : Plus valable ! La voici apatride, et empêchée de retourner chez elle pour enterrer sa mère.
Ce pays natal dont elle porte la voix à l’extérieur, elle ne le reverra que 34 ans plus tard. Son engagement politique, lui, n’en devient que plus aiguisé. D’autant que, basée à New York, elle fait la connaissance de nombre de délégués africains dont les pays viennent d’accéder à l’indépendance.
Le 16 juillet 1963, elle intervient justement à l’ONU devant le comité spécial sur l’apartheid, pour interpeller les nations du monde et leur demander de faire pression sur Pretoria. Elle n’a alors que 29 ans.
Dès lors, ses disques sont interdits à la vente en Afrique du Sud.
Mais aux États-Unis, son succès va grandissant. Invitée à chanter à l’anniversaire du président Kennedy en 1962, elle apparaît aussi au fameux Ed Sullivan show, l’autre grand rendez-vous télévisé qui a propulsé Elvis, Les Doors, les Beatles ou encore les Jackson Five. Elle y est introduite par « Grand Frère », Harry Belafonte.
C’est d’ailleurs avec lui – en 1965 — qu’elle obtiendra un Grammy Award, la plus haute récompense américaine en matière de musique, pour l’album An Evening With Belafonte & Makeba (où figure notamment « Malaïka »chantée en duo). C’est Belafonte qui signe le texte de présentation du disque, racontant sa rencontre avec celle qui, pendant près d’une décennie, l’accompagnera sur les scènes américaines.
Elle fait aussi la rencontre de Marlon Brando, l’une des rares stars blanches à lui poser des questions sur la situation sud-africaine. Il lui offre d’ailleurs une tribune lors de l’avant-première du film The Uggly American à Washington, devant un parterre de personnalités.
À la fin de l’année 1963, la chanteuse tombe malade. La nouvelle tombe comme un couperet : cancer. Bellafonte et ses autres amis se mobilisent pour qu’elle soit rapidement opérée. Elle y survivra, mais autour d’elle, d’autres nuages sombres s’amoncellent sur le pays. De sa chambre de convalescente, elle apprend l’assassinat du président Kennedy. À peine remise sur pied, elle reprend les concerts, où elle ne manque plus jamais une occasion de raconter et de dénoncer la situation de son pays.
Bien qu’elle reprenne avec brio sa carrière aux États-Unis, enchaînant les concerts et décrochant même un hit avec une nouvelle version de « Pata Pata » (composée en 1956 en Afrique du Sud), la destinée de Makeba s’écrit aussi, et de plus en plus, en Afrique. C’est que la jeune fille timide est peu à peu devenue l’ambassadrice d’un continent en pleine ébullition, riche de ses rêves et d’un idéal qu’elle va incarner : l’unité. Elle y gagnera un nouveau surnom : Mama Africa.
Comment Miss Makeba est devenue Mama Africa
La chanteuse auréolée de son succès aux États-Unis est devenue la porte-voix de son peuple. Bientôt, c’est toute l’Afrique qui se l’approprie, et notamment les pères de l’indépendance. Miss Makeba devient Mama Africa.
C’est à New York que Miriam Makeba fait connaissance avec le reste de l’Afrique. Elle se lie d’amitié avec les délégués des pays africains nouvellement indépendants qui siègent à l’ONU, et accueille même chez elle des étudiants venus du continent. Elle reçoit aussi Tom Mboya, jeune cadre kenyan promis à un poste de ministre dans son pays qui se prépare à accéder à l’indépendance. Elle l’accompagne dans une tournée américaine destinée à récolter des fonds pour financer des bourses aux étudiants de son pays (les études de 80 d’entre eux seront ainsi financées). En 1962, Le même Mboya l’invite au Kenya pour chanter en faveur des orphelins Mau-Mau. C’est ainsi, trois ans après avoir quitté l’Afrique du Sud dont elle vient d’être bannie, qu’elle remet pied en Afrique. Ce voyage, elle ne le sait pas encore, en appellera beaucoup d’autres. Il continue d’ailleurs en Tanzanie voisine, où le Président Julius Nyerere, apprenant que la chanteuse est devenue apatride, lui offre un passeport diplomatique tanzanien. Quelques mois plus tard, en 1963, elle est invitée à la conférence inaugurale de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA) à Addis-Abeba. Elle y rencontre Hailé Sélassié, qui lui prête son bureau pour qu’elle se change avant de chanter pour les chefs d’État assemblés. Les présidents tombent sous le charme, et Sékou Touré de Guinée lui fait porter à son hôtel l’un de ses ouvrages, dédicacé s’il vous plaît.
À son retour en Amérique, elle tombe malade. Cancer. Mais ses amis (Harry Belafonte, Marlon Brando) ainsi que les délégués africains à l’ONU sont aux petits soins. L’opération est un succès, même si elle prive Miriam de la possibilité d’avoir un autre enfant que sa fille Bongi. À la fin de l’année, elle est de retour au Kenya, où Jomo Kenyatta, le premier président du pays, l’invite aux cérémonies officielles d’indépendance, puis elle poursuit le voyage en Côte d’Ivoire où elle est l’invitée des époux Houphouët-Boigny. Pour les sensibiliser sur la situation des noirs en Afrique du Sud, elle leur prête une copie du film Come Back Africa qui l’a fait connaître. Elle envoie ensuite le film à Sékou Touré, en Guinée.
Bientôt, le président algérien lui offrira son second passeport diplomatique. Avec les années, elle en cumulera près d’une dizaine, offerts par les autorités de pays d’Afrique qui la reconnaissent comme l’ambassadrice de son peuple et l’incarnation d’une Afrique digne, déterminée, et en lutte. Car la lutte continue.
La lutte continue, aux États-Unis aussi
D’abord pour dénoncer le régime ségrégationniste d’Afrique du Sud, au cours des conférences de presse qui précèdent ses concerts et, en 1964, devant le comité spécial de l’ONU où elle est invitée une seconde fois à s’exprimer. Mais aussi aux États-Unis même. En 1965, Malcom X est assassiné (elle lui rendra hommage plus tard dans la chanson « Brother Malcom« , écrite par sa fille). La même année, des émeutes éclatent dans le quartier noir de Watts, à Los Angeles. Autant de violences qui lui rappellent la situation sud-africaine, qui ne fait qu’empirer. Son mariage avec le trompettiste Hugh Masekela explose, son compagnonnage avec Harry Belafonte aussi. Alors, quand Sékou Touré l’invite en Guinée pour un festival, elle saute sur l’occasion.
C’est là qu’elle fait la rencontre d’un autre américain, noir et militant, également invité au congrès du parti comme représentant des noirs d’Amérique. Son nom, Stokely Carmichael, révolutionnaire, défenseur des droits civiques et partisan du Black Power. Pour les autorités américaines, un dangereux trublion.
C’est grâce à lui, pour ainsi dire, que le prochain chapitre de la vie de Miriam s’écrira en Guinée. Elle ne le comprend qu’à son retour aux États-Unis, en 1968, où le couple devenu officiel est harcelé par le FBI. La chanteuse elle-même est suivie dans tous ses déplacements, ses concerts sont annulés, et bientôt certains pays du Commonwealth, qui ont interdit de séjour Stokely Carmichael, lui font comprendre qu’elle n’est pas la bienvenue chez eux. Aux États-Unis, les portes se referment une à une. Elle craint même que son nouveau mari ne finisse assassiné par Eldridge, figure du Black Panther Party, une formation dont Stokely Carmichael s’était un temps rapproché avant que n’éclatent au grand jour leurs désaccords.
Bref, dix ans après son arrivée aux États-Unis, Miriam Makeba sent qu’il est temps de reprendre la route. Celle de l’exil, une nouvelle fois. La destination est toute trouvée : la Guinée, où Sékou Touré avait insisté pour qu’elle vienne s’installer.
Les années guinéennes
Le Président guinéen, le seul qui ait appelé à dire non au référendum proposé par la France à ses colonies en 1958, est devenu à distance une sorte de second père pour la chanteuse. Apprenant qu’elle se marie, avec Stokely Carmichael, il avait fait organiser à New York leur réception de mariage.
Peu après, c’est à bras ouverts qu’il accueille le couple à Conakry, pour l’installer à la villa Andrée, l’une des maisons d’hôtes officielles de l’État guinéen. Miriam est impressionnée par les efforts que le pays fait en matière de culture, organisant ses fameuses compétitions régionales qui culminent ensuite lors du Festival National à Conakry. Troupes de danses et de musiques traditionnelles, orchestres modernes (le Bembeya Jazz, Keletigui et ses Tambourinis, etc.…) rivalisent pour revitaliser la culture du pays, mise sous l’éteignoir par les décennies de lavage de cerveau colonial. En Guinée, le Black Power existe pour de bon.
Makeba recrute des musiciens guinéens, et se produit régulièrement au Palais du Peuple, souvent à la demande de chefs d’État invités en Guinée. Alors qu’elle n’a plus d’agent aux États-Unis, ceux qui veulent la programmer, où qu’ils soient dans le monde, appellent souvent la Présidence.
De ses performances guinéennes, il reste un fameux live à Conakry et quelques titres qu’elle enregistre à l’époque pour le label d’État Syliphone.
Elle n’échappe pas aux chansons de louange à l’endroit du chef, comme « Sekou Famaké » qu’elle interprète en malinké. Chanter dans les langues du pays où elle se produit, Makeba en fera une marque de fabrique — notamment au festival panafricain d’Alger où elle se produit en 1969 et où elle ne manque pas d’interpréter une chanson en arabe, comme elle le fera à chacune de ses visites en Algérie. Elle qui est devenue grand-mère (sa fille, Bongi a accouché d’un petit Lumumba), emmène son petit-fils avec elle. Au Panaf’, Stokely Carmichael est également invité, tout comme les Black Panthers venus en force. La chanteuse craint pour son mari, car les menaces d’Eldridge Cleaver — lui aussi présent à Alger — pourraient bien devenir réalité. Dans son autobiographie, elle raconte comment, rentrant d’un concert, elle ne trouve plus son petit-fils qu’elle avait laissé sous la bonne garde de Stokely Carmichael. En panique, elle ne parvient pas à joindre son mari. Celui-ci, après de longues heures d’attente, finit par rentrer avec le petit Lumumba… d’une entrevue avec son rival des Black Panthers. Médusée, elle comprend que son mari l’a emmené avec lui pour décourager toute action violente de la part de Cleaver. Mais enfin, la famille revient à Conakry, où la vie n’est pas non plus de tout repos.
Mama Africa
En novembre 1970, elle est aux premières loges quand débarquent par la mer les mercenaires embauchés par le Portugal pour en finir avec le régime de Sékou Touré et les bases arrières qu’il offre au PAIGC, le Parti africain pour l’indépendance de la Guinée (Bissau) et du Cap-Vert qui est en passe de défaire les colons. Elle raconte comment les populations elles-mêmes, organisées en milice, prennent les armes, et avec l’armée guinéenne mettent en déroute cette invasion (ce que rappelle la chanson « Armée Guinéenne » du Bembeya Jazz). Bientôt — en 1975 — les Portugais perdront leur empire et Miriam Makeba chantera à Maputo pour l’indépendance du Mozambique, tout comme en Angola. Comme elle s’amusait à le dire, « à chaque fois qu’un pays accède à son indépendance, on appelle Miriam ». C’est à cette époque qu’on lui accole le surnom de « Mama Africa », titre d’un documentaire qu’une télévision suisse lui consacre. Panafricaine, on ne saurait mieux l’être. Et pas qu’en chansons.
En Guinée, Ahmed Sékou Touré ne lui donne pas seulement un passeport diplomatique, il l’envoie aux assemblées générales de l’ONU avec la délégation guinéenne, et par deux fois, lui demandera de prononcer le discours officiel de la Guinée à la tribune, devant le parterre des chefs d’État et de gouvernement. Une manière de mettre en lumière la Guinée, incarnée par une personnalité internationalement connue, et de dénoncer à chaque fois l’apartheid qui perdure en Afrique du Sud. Autant dire qu’en ce milieu des années 70, peu de femmes dans le monde ont eu ce privilège.
Les années guinéennes de Miriam Makeba auront des hauts et des bas. Elle se réjouit de lancer une boutique d’habits pour bébé, qui périclite puisqu’elle décide de vendre à perte pour que les populations modestes puissent les acheter. Elle lance ensuite une boîte de nuit, Le Zambezi, qui brillera durant trois années avant qu’un propriétaire abusif décide de faire flamber le loyer. Surtout, sa fille, qui a pourtant du talent, est régulièrement sujette à des crises de folie. Son petit dernier, Themba, fils du percussionniste Papa Kouyaté, décède dans un hôpital sous-équipé, plongeant Bongi dans une plus grande détresse encore. Quant à Miriam, son mariage avec Stokely Carmichael tombe à l’eau, celui-ci s’étant entiché d’une jeune guinéenne. Autant de coups durs qu’elle subit avec tristesse, mais sans jamais baisser la tête. Elle se réfugie parfois dans la maison qu’elle s’est fait construire dans les collines du Fouta Djalon. La maison est toujours là, simple et belle, certes usée par le temps, mais ses quelques meubles laissent flotter dans l’air le parfum fantomatique de la diva.
La mort de Sékou Touré, en 1984, sonne le glas d’une période africaine riche et heureuse, à l’ombre du Président guinéen, dont elle disait qu’il était son sponsor et son mentor. Jamais elle n’eut un mot pour critiquer le personnage, son autoritarisme, sa paranoïa et les prisonniers politiques qu’il laissa mourir dans le sinistre Camp Boiro. Ni même pour parler de la dégradation des conditions de vie en Guinée, dont l’économie, à la fin des années 1970, est totalement exsangue. On peut s’en étonner. Mais il faut croire que l’hospitalité d’un homme et d’un pays dépassait tout le reste, et que le combat pour la liberté d’un continent aux prises avec l’impérialisme valait bien qu’on taise les critiques qui ne manqueraient pas d’affaiblir la nécessaire unité africaine. Elle suivra toujours cette ligne de conduite, y compris au Zaïre où elle n’hésite pas à chanter les louanges de Mobutu lors du Rumble in the Jungle(1974) ou encore au Festac, organisé par la junte militaire au Nigeria (1977). Sans doute aussi pensait-elle qu’elle et son pays avaient besoin du soutien de tous les autres pays d’Afrique pour mettre fin à l’apartheid. Pas très loin, sans doute, des vues que Nelson Mandela exposera lors d’une émission télévisée sur ABC en 1990.
Le changement de régime à Conakry (Lansana Conté prenant le pouvoir par la force à la mort de Sékou Touré) et plus sûrement encore, la mort de sa fille Bongi, la décideront à reprendre la route. Mama Africa, si elle est reçue avec tous les égards partout en Afrique, ne peut toujours pas rentrer chez elle. Cette réalité la prend à la gorge au moment où elle doit enterrer sa fille, très loin de la terre de ses ancêtres et d’une famille qu’elle n’aura jamais connue. Mais la pression internationale sur l’Afrique du Sud, où la situation est chaque jour plus explosive, lui laisse croire que le jour du retour n’est peut-être pas si loin. En 1985, elle quitte la Guinée pour s’établir à Bruxelles, et continuer la lutte…
La fin de l’exil, pas de la lutte
En 1985, alors que son protecteur Sekou Touré puis sa fille Bongi sont décédés, Miriam Makeba quitte la Guinée, où elle a trouvé refuge pendant plus de 15 ans. Un nouveau chapitre de sa vie s’ouvre, mais elle ne sait pas encore de quoi il sera fait. Elle s’installe à Bruxelles et suit, comme toujours, les actualités de son pays.
En Afrique du Sud, la situation atteint un point de non-retour : la pression internationale – qui a pris la forme d’un boycott – devient plus rude, et les habitants des townships, au bout du rouleau, n’ont plus peur de la confrontation, malgré la répression toujours plus violente qui s’abat sur eux. Le régime de l’apartheid n’est pas mort, mais il peine chaque jour un peu plus à se maintenir. D’autant qu’en coulisses, des pourparlers officieux sont en passe de s’ouvrir, après le transfert des leaders de l’ANC de la prison de Robben Island vers celle de Pollsmoor. En novembre 1985, le ministre de la Justice se déplace pour parler avec Mandela. À l’extérieur, les artistes s’emparent de la cause et la font retentir sur les scènes occidentales.
En 1986, le disque Graceland où Paul Simon invite entre autres Ray Phiri et Ladysmith Black Mambazo ouvre une porte sur les musiques sud-africaines méconnues du public occidental. Critiqué pour avoir ignoré le boycott (décrété par l’ONU comme l’ANC) qui interdisait aux artistes étrangers de collaborer avec leurs collègues sud-africains tant que le régime raciste vivrait, il organise une grande tournée en 1987 à laquelle il convie Miriam Makeba et celui qui fut son mari et demeure son ami, Hugh Masekela. Elle passe par le Zimbabwe, qui depuis 1980 a recouvré sa liberté.
Les deux musiciens en exil participent aussi à l’immense concert de Wembley, fêtant les 70 ans de Mandela, toujours emprisonné. Onze heures de concert diffusées dans le monde entier (Whitney Houston, Sting, Simple Minds, Mahlathini & Mahotella Queens Aswad, UB 40, Youssou N’dour, Salif Keita, Peter Gabriel, Joe Cocker, Stevie Wonder, Tracy Chapman,…). Le tube de Johnny Clegg, « Asimbonanga », devient lui aussi un hit international. Comme Mandela l’écrivait dans Un long chemin vers la liberté : « La politique peut être renforcée par la musique, mais la musique a une puissance qui défie la politique. »
Sans doute Makeba l’avait-elle toujours su, elle qui sans s’en rendre compte était devenue depuis plus de 25 ans la seule porte-parole de son peuple sur les scènes et les tribunes du monde entier. Le 11 février 1990, Mandela, celui qu’on n’avait plus revu (Asimbonanga) depuis son arrestation en 1962 est enfin libéré. Miriam en est évidemment heureuse, mais lucide, précise : « La libération de Mr Mandela n’est pas la fin de l’apartheid. Ce qui est triste c’est qu’il a passé la plupart de sa vie en prison pour essayer de lutter contre l’apartheid, et aujourd’hui il est libéré encore dans l’apartheid. Donc rien n’est changé chez nous. »
Le retour au pays, après 31 ans d’exil. Et la lutte continue.
Mais « Madiba », « notre père » comme elle l’appelait, la presse de revenir au pays. Juste avant de prendre son vol, après 31 ans d’exil, elle répond à RFI que la première chose qu’elle fera c’est d’« aller prier sur la tombe de ma mère, c’est pour cela que je vais, parce que j’ai été interdite de rentrer pour son enterrement. Je resterai chez mon frère. Je n’ai que lui, nous ne sommes plus que deux, la tête et la queue. (…) J’irai chanter à Soweto, quand le moment viendra. » C’est munie d’un passeport français, fourni par Danielle Mitterrand, l’épouse du président, qu’elle atterrit le 10 juin 1990 à Johannesburg. Quelques mois plus tard, elle se produit enfin sur scène pour le public de son pays. Elle joue l’année suivante aux côtés de Whoopi Goldberg dans le film Sarafina !, qui revient sur les émeutes de Soweto en 1976. Et si l’apartheid, avec l’élection de Mandela (1994) est officiellement mort, elle n’en épouse pas moins d’autres combats, qui concernent son pays comme le reste de l’Afrique.
Avec la nouvelle épouse de « Madiba », Graça Machel, veuve de l’ancien président mozambicain, elle se lance dans l’appui aux enfants atteints du VIH-SIDA, et ouvre en Afrique du Sud son propre centre pour accueillir des jeunes filles orphelines ou violées et les aider à reconstruire leur vie. Elle enregistre encore des chansons (4 albums jusqu’en 2008), et continue à se produire sur scène, portant ses nouvelles luttes. Certes, elle se lance dans une tournée d’adieu en 2005, mais continuera de chanter pour apporter son soutien aux causes qui lui tiennent à coeur. Ambassadrice de bonne volonté pour la FAO depuis 1999, on la retrouve en 2008 dans l’est de la RDC pour protester contre les violences sexuelles infligées aux femmes, dans une région minée par les groupes armés.
Six mois plus tard, elle n’hésitait pas à se rendre dans la région de Naples pour une soirée de soutien à Roberto Saviano, l’écrivain italien qui dénonçait le cancer que représentait la mafia, dont les activités criminelles affectaient aussi les immigrants africains qu’elle exploitait et dont elle n’hésitait pas à se débarrasser.
C’est là, à Castel Volturno, le 9 novembre 2008, qu’elle interprète pour la dernière fois « Pata Pata », avant de s’effondrer dans les coulisses, victime d’une crise cardiaque. Elle avait 76 ans.
« Elle était la première dame sud-africaine de la chanson et méritait son surnom de « Mama Africa », écrivait le lendemain Mandela dans un communiqué, poursuivant « Elle était la mère de notre combat et de notre jeune Nation ». Jusqu’au bout, Mama Africa, qui aimait rappeler « je ne chante pas la politique, je ne chante que la vérité » aura chanté, comme elle l’annonçait déjà dans son morceau « I Shall Sing ». Une profession de foi qui aurait pu lui servir d’épitaphe.
I shall sing
Sing my song
Be it right
Be it wrong
In the night
In the day
Anyhow, Anyway
I shall sing »
Je chanterai
Je chanterai ma chanson
Que j’ai tort ou que j’ai raison
Le jour ou la nuit
Par tous les moyens et de toute façon
Je chanterai
Je chanterai ma chanson
« I Shall Sing »
Vladimir Cagnolari
The Pan African Music Magazine
Article publié une première fois en 2018.
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