Raul Hilberg historien et politologue américain, né le 6 juin 1926, à Vienne. Spécialiste de l’Holocauste Raul Hilberg est le premier à démonter minutieusement les mécanismes du génocide des juifs.
Question : Vous vous êtes rendu célèbre en avançant l’idée qu’il y aurait trois solutions au problème juif : a) la conversion, b) l’expulsion et, enfin, c) l’extermination. Pourriez-vous expliciter ce que vous entendiez par là ?
Raul Hilberg : Il s’agit là d’un pattern sous-jacent, auquel j’étais parvenu très tôt au cours de mes recherches. En examinant le déroulement de l’Histoire, il est clair que la conversion était un des objectifs du monde chrétien. Les expulsions ont débuté à la fin du Moyen Age, quand il allait devenir évident que les juifs n’entendaient pas se convertir au christianisme. Ce pattern a perduré durant plusieurs siècles, en Europe. Vous pouviez l’extrapoler à Oxford, puis retourner en Espagne en 1492, et au Portugal quelques années plus tard. Ainsi, c’est bien au Moyen Age tardif, et au début des temps modernes que les expulsions ont eu lieu.
Maintenant, la « solution finale », la solution permanente, c’est une innovation nazie. Si vous remontez dans le temps, jusqu’aux prémisses mêmes du parti nazi, vous trouverez qu’ils continuent à penser en termes d’émigration des juifs – il y avait un plan, appelé Projet Madagascar, qui avait cours également en Pologne, et même en France (en effet, Madagascar était alors une colonie française), selon lequel (sait-on jamais) tous les juifs pourraient être expédiés là-bas ? Ainsi, cette idée était toujours dans l’air du temps, au ministère allemand des Affaires étrangères, et tout au long de la chaîne hiérarchique, en remontant jusqu’à Hitler, encore en 1940, et même en particulier en 1940, année de la capitulation de la France. Toutefois, la guerre avec l’Occident ne prenant pas fin, comme les Allemands l’avaient espéré (ils se préparaient déjà à passer à l’offensive contre l’Union soviétique), l’idée d’anéantir les juifs émergea très sérieusement. La première trace de ce phénomène, c’est une rencontre qu’eut Hitler avec une poignée de membres du parti nazi, début février 1941. A l’époque, il n’avait pas complètement arrêté sa décision ; mais elle était déjà sur les rails…
Question : Il y a eu cette conférence révisionniste, en Iran, voici quelques mois de cela… Jusqu’à quel point les universitaires et l’opinion publique, en général, devraient-ils se préoccuper de la capacité de ce genre de révisionnisme d’engendrer de l’antisémitisme ?
Raul Hilberg : Ce révisionnisme est apparu dans les années 1960 : ça n’est donc pas nouveau. J’ai boycotté l’Allemagne durant fort longtemps, mais ayant eu l’occasion de retraverser Munich, je suis allé au kiosque, et j’ai acheté un journal local de droite, un quotidien allemand, donc, et j’ai trouvé, à ma grande stupéfaction, que j’étais mentionné, en Une, et qualifié de dirigeant sioniste. Alors là : ce fut une surprise totale, pour moi ! Bref ; le gros titre était : « Le mensonge de l’Holocauste ». Ainsi, l’Allemagne, dans les années 1960, présentait encore des adhérences de cette croyance, bien que, dans ce pays, les gens auraient dû savoir ce qui s’était passé mieux que quiconque. Il y avait un Français, qui était publié, déjà, dans les années 1960. La moitié de son bouquin m’était consacrée. C’était une publication néo-nazie. Dès la sortie de mon livre La Destruction des Juifs d’Europe, en 1961, je suis devenu une cible, pour ces organisations-là.
Pour moi, les derniers avatars du déni de l’Holocauste ont été simplement une tache d’huile s’étendant lentement. Même pas une excroissance, mais un débordement, à partir (en particulier) de la France et de l’Allemagne, vers les Etats-Unis et le Canada. Et cette contamination a fini par atteindre le monde arabe. Le monde arabe est tout à fait désorienté, de manière générale, dès lors qu’il s’agit de l’Europe. Il est dans la même confusion, au sujet de l’Occident, que nous, les Occidentaux, nous pouvons l’être à leur sujet. Eh bien, cela n’a pas empêché que cette conférence, en Iran, n’a pas été un succès – elle causa des difficultés diplomatiques et divers inconvénients dont l’Iran se serait avantageusement passé. Des Iraniens ont dénoncé publiquement la tenue de cette conférence. Aussi ne suis-je pas terriblement inquiet, même si, à l’époque où la conférence se tenait, à la fin de l’année dernière, le gouvernement allemand m’a demandé de participer à une contre-manifestation, comme principal orateur lors d’une conférence tenue, le même jour, à Berlin. Habituellement, je ne participe pas à des débats avec des négationnistes de l’Holocauste ; je n’engage pas de dialogue avec eux. Je ne l’ai pas fait, non plus, lors de la conférence de Berlin. Mais l’essence de mon intervention consista à dire que, certes, il y a eu un Holocauste – affirmation, je le signale au passage, plus facile à formuler qu’à démontrer. Personnellement, j’en ai apporté la démonstration, et les gens ont été convaincus. Néanmoins, les journaux allemands n’ont pas publicisé la conférence de Berlin, parce qu’ils n’ont pas résisté à l’envie de publier des photos des rabbins [antisionistes] qui s’étaient rendus en Iran.
Je suis parvenu à la conclusion, non pas une seule fois, mais à plusieurs reprises, qu’en ce qui me concerne, personnellement, je ne suis pas d’accord avec des lois qui rendent illégales les affirmations publiques selon lesquelles l’Holocauste n’aurait pas existé. Je ne veux museler personne à ce sujet, car c’est un signe de faiblesse, et non de force, que de vouloir imposer de cette manière le silence, à qui que ce soit. Certes, il y a toujours un risque. Mais il n’y a rien, dans la vie, qui soit totalement dénué de risque. Simplement : vous devez prendre des décisions rationnelles, dans tous les domaines.
Question : Beaucoup des incidents antisémites récents, en Europe, ont amené des gens à évoquer un « nouvel antisémitisme ». Est-ce là quelque chose que nous devrions prendre au sérieux, ou bien s’agit-il simplement d’une continuation de l’antisémitisme de papy ?
Raul Hilberg : Non, ça n’est pas même cela. Cela revient à ramasser quelques cailloux, dans le passé, et à les balancer dans des fenêtres. Je suis suffisamment âgé pour me souvenir de ce que sont les effets d’une attitude antijuive. Ici, à l’Université du Vermont, il était impensable – même dans cet Etat des Etats-Unis, réputé progressiste [eng. liberal, ndt] – d’avoir pour doyen un juif, jusque dans les années 1970. Alors, un recteur ; n’en parlons même pas ! Autrement dit, il y avait toujours beaucoup de ségrégation, aux Etats-Unis, en cette époque, pas si éloignée que ça. Si vous remontez dans le temps et que vous preniez n’importe quel exemplaire du New York Times publié dans les années 1930 (ou même durant les années 1940), vous verrez des annonces immobilières, à New York City, comportant la mention : « Accès limité ». Nous avons affaire, là, à un journal juif, qui publie des annonces excluant les juifs ! Et il s’agissait d’un régime politique implicitement anti-juif, que la société elle-même soutenait, et qui a disparu – ce régime s’est évanoui dans la nature, sans retour.
Nous ne pouvons même pas parler d’exclusions, de restrictions imposées aux juifs dans le monde musulman, parce que, le monde musulman… ; les juifs en sont partis. Ils n’y vivent plus. Sauf au Maroc, où ils sont peut-être, au grand mot, quelques dizaines de milliers, ici et là. Mais il s’agit seulement d’un reste des deux cent mille juifs qui vivaient toujours dans le monde musulman au moment où l’Etat d’Israël a été créé. Aussi l’antisémitisme du passé appartient-il au passé ; c’est vrai, en particulier, du mot « antisémite ». Il y avait un parti antisémite, en Allemagne, et il y eut un parti antisémite en Autriche. Le chef du régime hongrois, l’amiral Horty, fit rentrer dans le rang certains éléments de mouvements d’extrême droite, qui s’étaient enquis de s’emparer d’entreprises juives.
Il leur a dit (je ne connais pas la citation par cœur, mais en substance…) : « Vous ne prendrez pas le contrôle de ces entreprises, parce que les juifs, eux, au moins, ils savent comment les faire marcher… Et puis, d’abord, qui êtes-vous ? Et ne cherchez pas à m’en remontrer, car j’étais antisémite avant vous : avant même que vous ne soyez nés ! » Adolf Hitler lui-même (plus personne ne lit Mein Kampf, et c’est regrettable, à cet égard…) affirme que si son père n’était pas antisémite, c’était parce que cela l’aurait dégradé socialement. La sœur de Nietzsche avait épousé un dirigeant antisémite et celui-ci signait toutes les lettres qu’il adressait à son épouse : « Ton mari antisémite qui t’adore ». Je pense que vous avez compris, maintenant, que l’antisémitisme était peu ou prou associé à un certain regard passéiste. L’antisémitisme appartient au dix-neuvième siècle, connu pour ses autres « -ismes », tels l’impérialisme, le colonialisme et le racisme. Cela paraîtra bizarre, si je vous dis que les nazis ne se qualifiaient pas eux-mêmes d’antisémites. Et pourtant, dans toute la littérature les concernant, vous ne trouverez même pas une seule mention de ce mot…
Question : Ah bon ; réellement ?
Raul Hilberg : Mais oui, je vous l’assure… ; il y avait un sentiment prédominant – le sentiment que le nazisme était quelque chose d’entièrement nouveau. L’antisémite, c’était quelqu’un qui s’était arrêté quelque part en route ; il avait pu évoquer l’idée d’éliminer les juifs, mais il ne savait pas comment le faire. L’antisémite n’avait pas le pouvoir ; c’était un propagandiste. Les nazis, eux, ne jouaient pas : il s’agissait de quelque chose de tout à fait différent. Quand vous voyez la législation actuelle, en Allemagne, en Autriche et ailleurs, qui stipule qu’il est criminel de nier qu’il y ait eu un Holocauste, la raison en est que les gouvernements de ces pays sont confrontés à la nécessité de se distancier du nazisme. Aujourd’hui, bien entendu, nazisme et antisémitisme sont fondus dans une sorte d’idéologie unique, mais il s’agit bien, en réalité, de deux phénomènes différents. Il y avait un journal ultra-antisémite, en Allemagne, Der Stürmer, dont le rédacteur en chef était un certain Julius Streicher. Je ne me souviens pas, à l’instant, si c’est à Hoess, le commandant d’Auschwitz, ou à quelqu’un autre, qu’on avait demandé : « Avez-vous lu Der Stürmer ? », ce à quoi, le commandant d’Auschwitz (ou le quelqu’un d’autre en question) avait répondu : « Vous savez, j’étais lieutenant colonel dans la SS ; alors, vous imaginez aisément que je n’avais pas intérêt à me faire piquer en train de lire Der Stürmer ! ». C’était équivalent à lire la plus débile des feuilles de chou à potins, aux Etats-Unis. C’était vraiment une question de standing social. Si vous apparteniez à une certaine élite, alors : vous ne lisiez pas Der Stürmer ! Point barre !
Question : Que pensez-vous des utilisations rhétoriques et symboliques qui sont faites du mot « Holocauste » ?
Raul Hilberg : J’ai résisté des quatre fers à l’utilisation du mot « Holocauste », en tout premier lieu en raison de ses connotations religieuses. Finalement, c’est comme tout ce qui entre dans l’usage ; vous ne pouvez pas y échapper. Mais le terme « Holocauste » est problématique à plus d’un titre, et l’aspect le plus regrettable – celui qui est le moins débattu, car il est politiquement incorrect de le faire –, c’est le fait que tout et n’importe quoi est en passe de devenir un ‘Holocauste’. Je vais vous donner un exemple : Je marchais dans une rue de Berlin, un jour, et j’ai vu une pancarte « Holocauste », puis des manifestants portant des pancartes où était écrit : « Holocauste, Holocauste, Holocauste ». Ce n’est qu’au moment où j’ai aperçu une cage, et où j’ai saisi soudain que ces gens dénonçaient les cruautés infligées à des animaux que j’ai compris ce qu’ils dénonçaient, par leur manifestation. Le mot « génocide » est lui aussi brandi, et bien entendu, la Convention contre les Génocides a une définition qui va au-delà de ce qu’on appelle un « Holocauste ». Ainsi, si vous kidnappez des enfants en vue de leur faire faire certaines choses… c’est du ‘génocide’…Si vous fumez de l’opium, c’est un ‘génocide’, etc. S’agissant d’une convention internationale, les Grecs y voient une chose, les Chinois y voient autre chose, et ainsi de suite…
« Holocauste » et un terme utilisé en permanence à mauvais escient, car il signifie, en particulier quand on l’écrit avec un H majuscule, la catastrophe juive. Et si vous l’employez à tort et à travers, ce terme perd toute effectivité. Des ouvrages sortent en librairie, ces temps-ci, qui affirment que les Arméniens n’ont pas été l’objet d’un véritable génocide, ou que les Tziganes n’ont pas non plus été soumis à un véritable génocide – même si, pour moi, il s’agit de génocide dans les deux cas – mais telle est la situation, et c’est là quelque chose d’inévitable. Dès que la Commission présidentielle (américaine) sur l’Holocauste a été formée – c’est le président Carter, qui est en train aujourd’hui de se faire taxer d’antisémitisme, qui en est à l’origine – les Polonais ont radiné leur fraise, les Ukrainiens itou, les Tchèques de même. Il y a tous ces problèmes et ces querelles de définition qui émergent, dès lors qu’on utilise des termes tels « Holocauste » ou « génocide ».
Question : Allons au-delà de la façon dont les mots sont employés symboliquement et stylistiquement : que pensez-vous du genre de relation existant entre l’Holocauste et d’autres génocides, historiques et actuels ? Comment pouvons-nous en tirer des leçons afin de faire face au genre de violence et de persécution contre des groupes humains en train de se produire aujourd’hui même, que nous les considérions, ou non, comme des génocides ?
Raul Hilberg : Je ne savais pas quoi faire, face à des événements comme le Cambodge, par exemple. Mais le Rwanda m’a convaincu. C’est pourquoi, dans la troisième édition de mon livre, j’ai introduit le Rwanda. La raison pour laquelle j’ai introduit le cas de ce pays dans mon ouvrage est la réponse à votre question. A Buchenwald, et vraisemblablement dans certains autres camps, tandis que la guerre touchait à sa fin, les déportés affichèrent de grandes pancartes où l’on pouvait lire : « Plus jamais ! » Je pense que ce sont les communistes, qui avaient pris cette initiative, mais je n’en suis pas certain. Ces pancartes disaient : « Plus jamais cela ! » en toutes sortes de langues, car ces camps étaient de véritables tours de Babel. Pensez que des millions de personnes – hommes, femmes et enfants – ont été assassinés, au seul motif qu’ils étaient considérés juifs. Maintenant, cela ne devrait plus jamais se reproduire : cela relève de la responsabilité du monde entier. Le résultat fut, de fait, la Convention sur le Génocide. Le mot génocide a été créé par Raphael Lemkin, un juriste juif originaire de Pologne, dont la spécialité, jusqu’alors, avait été le terrorisme. L’Holocauste étant advenu, il publia un ouvrage, en 1944, intitulé L’Axe règne en Europe occupée. Dans ce livre, il a inventé le mot ‘génocide’, car il avançait l’idée que la loi devait se doter de ce concept en matière de droit criminel. Bien entendu, les Etats-Unis refusaient de signer la Convention sur le Génocide parce que le Département d’Etat et d’autres hauts représentants avaient des doutes. Un des doutes majeurs était le fait que si nous avions cette Convention sur le Génocide, alors les Noirs des Etats-Unis pourraient attaquer juridiquement toutes les lois ségrégationnistes américaines. La Convention sur le Génocide est un traité, et s’agissant d’un traité relevant de l’Article 6 de notre Constitution, nous ne pouvions pas ratifier cette convention, car cela aurait outrepassé nos sacrées-saintes lois de certains Etats des Etats-Unis, qui légalisaient la discrimination à l’encontre des Noirs. Telle était l’ « excuse » qu’ils invoquaient. Finalement, cet argument s’est effondré.
Ce qu’il en reste, toutefois, de nos jours, c’est le fait que le « jamais plus » est implicite. Pourtant, les massacres au Rwanda s’étant produits, le président Clinton a refusé de les qualifier de génocide, alors qu’il s’agissait (hélas) réellement d’un génocide ! Nous avions proclamé que nous ne tolérerions plus jamais ce genre d’atrocités, et pourtant nous avons laissé plus d’un million de personnes se faire massacrer, en l’espace de trois à quatre mois, au Rwanda. Après l’assassinat de dix citoyens belges, les forces internationales de maintien de la paix commencèrent à se retirer de ce pays. C’était exactement la même chose qu’en Allemagne : les Hutus avaient décidé que, dorénavant, ils allaient résoudre on ne sait trop quel « problème Tutsi », comme les Allemands l’avaient fait en ce qui concerne les juifs. Il est même connu qu’ils avaient prémédité ces massacres depuis des mois : ils avaient, en effet, importé des machettes et ils avaient fait des préparatifs, à l’instar des nazis. Alors ; voilà où nous en étions – je parle ici du monde entier : il n’y avait pas de guerre mondiale en cours, il n’y avait pas l’excuse que nous aurions eu besoin ailleurs de tous ces avions que nous possédions, si bien que nous ne pouvions pas bombarder Auschwitz, au motif que nous avions besoin des avions sur le front occidental, et nous ne faisions strictement rien. Voilà ce qu’était devenu le fameux « Plus jamais ça ! » Manifestement, le problème n’avait pas disparu de la surface de la Terre…
Vous devez prendre des décisions. Quand vous êtes au Département de la Défense, au Département d’Etat, ou encore à la Maison Blanche, vous ne pouvez jamais prédire exactement quelles configurations prendront certains événements auxquels vous allez être confronté. Vous devez étudier la question sous toutes les coutures. Or, tous ces gens n’ont plus le temps de réfléchir : on exige d’eux qu’ils aient « réfléchi à tout » avant même de prendre possession de leur poste. C’est là un problème majeur, très préoccupant. Néanmoins, c’est la première fois, historiquement, où nous assumons une sorte de responsabilité planétaire. Je ne dis pas que nous soyons les seuls : nos partenaires font la même chose, et la notion d’une responsabilité planétaire est réellement totalement neuve : elle est post-Seconde guerre mondiale.
Question : Que pensez-vous des débats en cours sur la question de l’interprétation de l’Holocauste et de son legs, dans les ouvrages d’auteurs tels Norman Finkelstein ou Daniel Goldhagen ?
Raul Hilberg : Eh bien, Finkelstein est désormais ostracisé de partout. Il y a eu, manifestement, des lobbies, qui ont œuvré afin de l’évincer de son poste universitaire. Finkelstein est un spécialiste de science politique. Je pense qu’il a un PhD de Princeton et que, quoi que vous puissiez penser par ailleurs de cette université, elle assure une préparation extrêmement sérieuse à la profession de politologue. Il m’a écrit, à deux ou trois occasions. Il fut le premier à prendre Goldhagen au sérieux. Il l’a attaqué, dans un très long essai, que j’aurais été totalement incapable d’écrire, en ce qui me concerne, car je n’en n’aurais jamais eu la patience : Goldhagen appartient à un groupe universitaire qui est un véritable désastre, au regard de mon champ de recherche.
Question : Pour quelle raison ?
Raul Hilberg : Parce que Goldhagen s’est trompé totalement, sur toute la ligne. Il s’est totalement planté. Dans des largeurs d’une magnitude exceptionnelle. Autrement dit, toute cette furie à propos de sa vision personnelle de l’antisémitisme, consistant à dire qu’il s’agissait fondamentalement d’un un antisémitisme spécifiquement éradicateur – toute cette furie ne tenait pas debout (et ne tiendra jamais debout). Il parle d’antisémitisme chez les Allemands, chez les Estoniens, chez les Ukrainiens, chez les Lituaniens et chez les Lettons, mais d’où provenait donc cet unique antisémitisme éradicateur ? C’est tout simplement absurde. Je veux dire : totalement à côté de la plaque, voyez-vous, et sans aucun fondement. Finkelstein a pris ça au sérieux. Je l’ai pris, personnellement, moins au sérieux… Néanmoins, je lui concède volontiers que Norman m’a devancé, pour ce qui est de critiquer notre ami Goldhagen…
Et puis Finkelstein avait un deuxième argument, lequel, à mon avis, était exact à 100%, à savoir le fait que la réponse à la question [de la collusion entre] banques suisses et l’industrie allemande, durant la guerre, eut des conséquences non seulement pour les juifs, mais aussi pour tous les commis d’assurances, ainsi qu’au Sénat, à la Chambre des Représentants, et dans toutes les commissions concernées. La seule chose que les détracteurs de Finkelstein n’ont pas pu pénétrer, ce sont les tribunaux, parce qu’ils ont conservé leur indépendance. Aussi ont-ils perdu tous leurs procès, mais ils ont menacé des gens tels Alan Hevesi, à New York. Ils ont pu brandir ces menaces parce que les banques helvétiques désiraient s’installer ici. Pour Finkelstein, c’était là de l’extorsion de fonds patente, et je ne suis pas certain du fait que quelqu’un ait été d’accord avec lui, mis à part moi-même, et ça, je l’ai dit publiquement. De fait, je l’ai déclaré à la presse, et je l’ai peut-être bien fait dans sept ou huit pays différents…
La presse ne s’attendait pas à ma réponse. Le Congrès Juif Mondial était dirigé par un homme qui apparaissait, dans sa propre autobiographie, comme quelqu’un non seulement de très limité, mais même de quasiment débile. Ce que ce magnat, qui avait pris la tête du Congrès Juif Mondial, disait était totalement absurde. Après quoi, de prétendus avocats, secondés par le Congrès Juif Mondial, ont fait un étalage incroyable de comportements totalement inappropriés.
Aujourd’hui, quand Norman parle des Arabes, certains juifs ont le sentiment qu’il est également antisioniste, anti-israélien et qu’il met apparemment toujours et exclusivement en exergue la souffrance des Arabes. Je ne le rejoins pas, sur ce point, car j’ai ma propre opinion sur la question, mais vous ne pouvez pas non plus affirmer qu’il ait entièrement tort. Voudriez-vous être un citoyen arabe en Israël ? Pensez aux villes, bouclées. On vous dira que vous mangeriez sans doute mieux, vous gagneriez sans doute mieux votre vie, que si vous habitiez un bidonville, au Caire. La grosse ironie, c’est que les conditions économiques des Arabes israéliens est bien meilleure que celles du prolétariat dans certains pays arabes, mais l’Homme ne vit pas que de pain : il a besoin d’autre chose, de quelque chose de plus. Une personne a besoin d’un sentiment de dignité. Pensez aux conséquences des checkpoints (israéliens) de sécurité. C’est là une existence qui n’est pas tenable : des changements doivent être apportés, sans tarder, d’une manière ou d’une autre. Cette guerre, politique – une guerre civile, de fait – ne peut se prolonger pour toujours. C’est impossible. Les Israéliens vont s’en lasser. Les Israéliens vont tout simplement se fatiguer de ne pas faire confiance à quiconque. Il est impossible de continuer, pour toujours, sur cette lancée. Finkelstein a cerné les fondamentaux d’une vision correcte de la situation, parce qu’il est particulièrement intelligent. La plupart du temps, en particulier en ce qui concerne ces autres sujets que sont Goldhagen et les banques suisses, il a vu juste.
Question : Une dernière question, car la montre tourne… Au vingt-et-unième siècle, quelle direction devrait prendre, désormais, la recherche sur l’Holocauste ?
Raul Hilberg : Eh bien, si vous aviez commencé par me poser cette question, il m’aurait fallu une demi-heure pour y répondre succinctement… A juste titre, la recherche, de nos jours, s’oriente de plus en plus vers la découverte de détails, et en particulier sur ce qui s’est passé au niveau local. Cette recherche est déjà bien entamée, et elle a produit des résultats. Elle n’est pas très développée, encore, chez nous, aux Etats-Unis, mais elle progresse très bien en Europe. Les principaux chercheurs spécialistes de l’Holocauste, aujourd’hui, sont d’ailleurs principalement des Allemands et des Autrichiens. Il y a aussi des Français, et des Italiens, mais beaucoup moins nombreux. En revanche, il y a très peu de chercheurs américains dans ce domaine, qui soient dignes d’être cités.
La deuxième chose que nous devrions faire – oups ; que nous devons faire, impérativement, je corrige… –, c’est examiner ces aspects de ce qui s’est passé historiquement et qui sont toujours tabous, de nos jours. Ce qui est tabou, c’est la vie d’une communauté juive en phase terminale dans quelque ghetto oublié, et la notion que certaines personnes sont mortes les premières, puis que d’autres personnes sont mortes ensuite, et qu’encore d’autres personnes sont mortes les dernières, et aussi que – encore mieux – certaines personnes de cette communauté ont survécu. Qu’est-ce qui explique ces développements particulièrement frappants ? Notamment, le fait que les premiers à mourir furent les plus pauvres des pauvres. Nous devons regarder cette réalité bien en face. Nous devons prendre conscience que cela ne fera en rien avancer le monde universitaire que d’appeler toutes les victimes juives – comme je l’ai entendu le faire à un rabbin – ‘Kedoshim’, ce qui signifie « les Saints ». Ce n’est pas mon langage, personnellement. Nous ne pouvons pas décemment faire cela. Nous devons voir ces victimes de manière réaliste, telles qu’elles étaient – chose que nous n’avons pas faite jusqu’ici, ou pas suffisamment. Nous avons eu droit aux leçons de morale. C’est un des aspects sur lesquels je ne suis pas d’accord avec Elie Wiesel, même si nous nous connaissons depuis très longtemps. Il dit : « Ecoutez les survivants, et écoutez même ce que disent leurs enfants ». Moi je dis : « Oui, nous écouterons les survivants ; cela fait d’ailleurs fort longtemps que nous écoutons et entendons ce qu’ils ont à nous dire. Mais cela ne suffit pas : cela ne nous dira pas ce qui est arrivé à ceux qui n’ont pas survécu. [Vous, les survivants], vous n’êtes pas un échantillon [scientifiquement représentatif, du point de vue probabiliste, ndt] pris au hasard. Cette question exige beaucoup de recherches assidues, l’examen d’une énorme quantité d’archives qui ont été enterrées, et qui n’ont encore jamais été exploitées.
Enfin, la troisième chose que nous devons faire, c’est celle-ci : vous devez identifier plus clairement qui étaient les voisins de ces juifs [victimes (ou survivants) de l’Holocauste, ndt]. Comment ces voisins ont-ils été affectés [par cette tragédie], si jamais, affectés, ils l’ont été ? Par quoi leurs réactions ont-elles été motivées, qu’ils aient prêté main-forte aux assassins ou qu’ils aient aidé les victimes, ou encore – dans la grande majorité des cas – qu’ils soient restés neutres. La neutralité ne signifie nullement l’ignorance de ce qui se passait. Non : la neutralité signifie une décision de ne rien faire. Nous devons examiner cette attitude, aussi. Ainsi, nous devons étudier l’Holocauste sous tous les angles possibles et imaginables, et tout cela revient à faire énormément de recherche locale, car c’est au niveau local que se trouvent les archives qui ont quelque chose à nous apprendre.
Ainsi, par exemple, si je lis dans des archives locales que si les Biélorusses ne livraient jamais assez de blé aux Allemands, qui en exigeaient toujours davantage, c’était parce qu’ils le volaient en cachette pour en faire de la vodka – et, ce, en des quantités absolument énormes, sous l’occupation allemande, au nez et à la barbe des Allemands ! – vous êtes inéluctablement amené à vous poser la question de savoir quelle proportion de cette population biélorusse était bourrée du matin jusqu’au soir ? Vous riez, mais ce sont là des questions extrêmement importantes, et c’est dans cette direction que la recherche doit impérativement aller ! Ce n’est pas une distraction pour des amateurs ; c’est un véritable travail que, seuls, peuvent effectuer des historiens chevronnés. Ce n’est pas non plus un boulot pour des philosophes ; c’est un travail que ne peuvent mener à bien que des gens qui connaissent les langues, qui sont balèzes en histoire, qui touchent leur bille en science politique, qui sont fortiches en économie, etc.
Fondamentalement, tous ces chercheurs doivent avoir une bonne formation – une formation adéquate.
L’Holocauste n’est plus, de nos jours, comme il a pu l’être au début, peu après la Seconde guerre mondiale, un banal sujet de conversation à bâtons rompus, entre profanes…
Logos Journal on-line, 5 juin 2007
Article original anglais: Is There a New Anti-Semitism? A Conversation with Raul Hilberg http://www.logosjournal.com/issue_6.1-2/hilberg.htm
Traduit de l’anglais par Marcel Charbonnier
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[Raul Hilberg historien et politologue américain, est né le 6 juin 1926, à Vienne. Spécialiste de la Shoah de réputation mondiale, Raul Hilberg est le premier à démonter minutieusement les mécanismes du génocide des juifs. (Wikipedia)]