Dans le conflit en cours en Europe, on constate une division parmi ceux qui s’opposent aux guerres et aux invasions américaines et qui imputent au Pentagone et aux agences de renseignement américaines la responsabilité du renversement de régimes partout dans le monde et de l’occupation russe d’une partie de l’Ukraine. Nombreux sont ceux qui s’opposent fermement aux interventions militaires américaines et aux conséquences destructrices qu’elles entraînent, mais ils ne sont pas tous du côté de l’Ukraine dans ce conflit particulier. Certains ont plutôt adopté une position controversée, en défendant ou en s’abstenant de condamner les actions de la Russie en Ukraine. Cela soulève une question fondamentale : Pourquoi ceux qui s’opposent aux guerres américaines ne se rangent-ils pas nécessairement du côté de l’Ukraine dans la situation présente?
Depuis février 2022, la Russie occupe du territoire ukrainien et se bat pour l’annexer, en violation des normes internationales et de la souveraineté territoriale. Cette occupation russe peut être perçue comme une contradiction gênante pour les opposants aux guerres des USA et à l’occupation par l’armée américaine d’autres pays. Cette attitude ne repose pas sur une application sélective du droit international ou des résolutions du Conseil de sécurité. Elle découle plutôt d’une plus grande désillusion par rapport au mépris des superpuissances pour le droit international et à leur capacité à trouver des justifications pour envahir d’autres États et étendre leur influence au-delà de leurs frontières. Ces actes de guerre et ces coups d’État causent d’importantes pertes humaines et une grande instabilité dans diverses régions du monde.
Les détracteurs des interventions militaires américaines citent souvent des exemples passés pour étayer leurs arguments. Même les politiciens américains ont recours à des arguments similaires pour prétendre à la présidence, et ensuite faire exactement la même chose que leurs prédécesseurs afin de maintenir le pouvoir de l’establishment. Par exemple, en critiquant Hillary Clinton, son adversaire à la présidence, l’ancien président Donald Trump a souligné comment la stabilité s’était détériorée de façon significative au Moyen-Orient lorsqu’elle était secrétaire d’État. Il a évoqué la montée de Daech, les troubles en Libye, le contrôle de l’Égypte par les Frères musulmans, le chaos en Irak et la quête de l’arme nucléaire par l’Iran. Trump affirmait alors que ces résultats découlaient de l’interventionnisme américain, en soulignant que les guerres dans la région n’avaient fait que la déstabiliser davantage. Il a également critiqué l’invasion de l’Irak sous de faux prétextes et souligné que l’existence d’armes de destruction massive était un mensonge.
Les commentaires de Trump ont trouvé écho outre-Atlantique. L’ancien premier ministre britannique Tony Blair, qui a poussé son pays dans la guerre en Irak, a fait son mea culpa. Deux décennies plus tard, Blair a admis avoir commis une erreur et que les services de renseignement avaient entraîné le pays dans une guerre en Irak qui a tué des centaines de milliers de civils. Mais qui exige des comptes à ces dirigeants occidentaux? Qui, parmi ces grands décideurs, sera un jour poursuivi pour les meurtres collectifs et la destruction de pays dans le seul but de rester solidaires, même dans la poursuite de quêtes injustifiées?
Les actions ultérieures des administrations américaines, notamment celles des présidents George Bush, Barack Obama et Donald Trump, ont renforcé la perception voulant que les États-Unis se considèrent au-dessus de la loi et évitent de rendre des comptes. Cette perception est renforcée par le soutien de l’administration américaine aux actions d’Israël qui bombarde la Syrie, assassine des scientifiques iraniens, affame des populations par des sanctions débilitantes et occupent des terres palestiniennes, libanaises et syriennes. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont agi en fonction de leurs intérêts, en cherchant à étendre leur influence dans le monde, principalement pour contrer l’Union soviétique et maintenir leur leadership mondial.
Vu sous cet angle, l’engagement actuel des États-Unis en Ukraine ne se limite pas à empêcher le président russe Vladimir Poutine de prendre le contrôle de quelques milliers de kilomètres. Il s’agit plutôt d’une opportunité pour les États-Unis de réaffirmer leur leadership sur l’Europe sous commandement politique et militaire américain, comme l’a déclaré le président Joe Biden. Il s’agit également d’une décision stratégique visant à séparer l’Europe de la Russie et à envoyer un message occidental fort et solidaire à une Chine en pleine ascension. Cependant, les USA n’ont pas pris en compte le fait qu’entraîner la Russie dans une guerre prolongée en Ukraine conduirait à l’implication de Washington dans un conflit coûteux et incertain, surtout si l’Ukraine devait payer un lourd tribut. Le fait que l’économie européenne ait souffert ou que l’infrastructure ukrainienne ait été détruite n’a pas affecté l’économie, la sécurité et la domination des États-Unis à ce jour.
C’est pourquoi il est dans l’intérêt des États-Unis d’essayer de faire durer la guerre le plus longtemps possible. La sous-secrétaire d’État américaine Victoria Nuland a déclaré que la guerre pourrait durer « 6 ou 16 ans », ce qui montre qui sont les véritables décideurs, qui orchestrent la guerre et qui ne se soucient pas des conséquences. Aucun accord de paix n’intéressera les États-Unis tant que la Russie ne poussera pas des cris de douleur.
Lors d’un discours devant les dirigeants africains, le président Vladimir Poutine a présenté des documents signés par le médiateur en chef, après une mediation du président turc Recep Tayyip Erdogan. Ces documents indiquent qu’un projet de traité de paix en dix-huit paragraphes avait été convenu pour avril 2022. L’accord prévoyait le recul de la Russie de la périphérie de Kiev et le retrait de ses véhicules blindés en échange de l’engagement de l’Ukraine à ne pas chercher à adhérer à l’OTAN, mais plutôt à recevoir des garanties de sécurité de la part de plusieurs pays. Bien qu’un tel accord aurait pu être humiliant pour l’Ukraine, la fierté a préséance en politique lorsqu’il s’agit de sauver la vie de centaines de milliers de personnes. L’Ukraine se bat principalement avec des effectifs ukrainiens (plus quelques milliers de mercenaires), mais tous les plans militaires et les armes proviennent de l’Occident, qui dirige le pays. Il n’y a aucune fierté à être un État vassal des États-Unis et à sacrifier une génération sur le champ de bataille en repoussant les pourparlers de paix à la table des négociations, car c’est là que toutes les guerres se terminent, quel que soit le temps qu’elles durent.
Mais la pression occidentale, illustrée par la visite du premier ministre britannique Boris Johnson à Kiev, a explicitement forcé le président ukrainien Volodymyr Zelensky à interrompre les négociations. En outre, l’ancien premier ministre israélien Naftali Bennet, qui a participé aux négociations entre l’Ukraine et la Russie, a révélé que « l’Occident a pris la décision légitime de maintenir la pression sur Poutine ». Il a admis avoir agi en tant que médiateur, mais a insisté sur le fait que toutes ses actions étaient « coordonnées en détail avec les États-Unis, l’Allemagne et la France ». L’Occident cherchait à perpétuer le conflit.
Les développements en cours, marqués par l’offensive initiale de l’armée ukrainienne qui rappelle l’expérience de l’armée russe au début du conflit, ont des implications internationales significatives. Les forces attaquantes doivent avoir de 4 à 5 fois plus de troupes que les défenseurs. Si le fer de lance ukrainien s’effondre et que les forces russes résistent, ce sera une perte sur le champ de bataille pour les États-Unis et leurs alliés. Le commandant des forces interarmées américaines, Mark Milley, a déclaré que 60 000 Ukrainiens avaient été formés dans 33 pays sur trois continents. Mais tout ce qu’a rapporté la contre-attaque de l’armée ukrainienne, c’est d’affaiblir ses forces attaquantes qui se butent aux lignes défensives robustes de la Russie, ce qui constitue également une perte sur le champ de bataille pour les USA et leurs alliés.
Pareil résultat (la défaite de l’Occident) aurait de profondes implications pour l’ordre occidental. Il remettrait en cause la notion d’unilatéralisme récemment reconnue par de nombreux dirigeants européens et mettrait en évidence les limites des pays puissants à imposer leur volonté sans rendre de comptes. Cette prise de conscience encouragerait les pays qui ont grandi sous l’égide américaine à sortir de leur mutisme et à accuser les États-Unis d’être le premier à violer le droit international, sans pour autant absoudre la Russie de ses actions en Ukraine.
Ne pas se tenir aux côtés de l’Ukraine, c’est vouloir donner une leçon nécessaire aux USA et les tenir responsables de leurs politiques destructrices et de leur volonté de se placer au-dessus de toutes les lois. C’est appeler à la nécessité de réorganiser un ordre mondial qui n’est pas occidental et à un respect juridiquement contraignant du droit international, loin de l’interprétation américaine adaptée aux politiques de Washington. Cet objectif a un prix élevé, que l’Ukraine a décidé de payer. À l’instar des pays d’Europe de l’Est après la perestroïka et la fin du Pacte de Varsovie, Kiev s’est empressé de rejoindre l’alliance occidentale pour améliorer ses conditions de vie et recevoir le soutien des nations occidentales, en particulier de l’Union européenne. Le prix à payer pour devenir un ami des États-Unis est élevé.
Une victoire américaine en Ukraine signifierait l’expansion de la domination mondiale, la possibilité d’autres coups d’État, la punition de particuliers et de nations, la préparation de nouveaux conflits, notamment avec la Chine, et la violation continue du droit international. Pour ces raisons, la plupart des pays sous contrôle inéquitable des USA n’ont pas rejoint l’alliance américaine pour punir la Russie. Cela prouve que ces pays souhaitent soit la défaite des USA, soit l’émergence d’un monde multipolaire qui puisse les libérer de l’humiliation, de la domination, des meurtres et des punitions imposés par les États-Unis à ceux qui s’opposent à leurs politiques. L’objectif ultime est d’empêcher les États-Unis de voler les ressources naturelles des autres pays, de vivre en paix et de mettre fin à une ère de guerres qui a épuisé le monde.
Les conséquences de ce conflit se répercutent non seulement sur l’Ukraine, mais aussi sur l’ensemble du paysage géopolitique. La perte de l’Ukraine au profit de l’influence russe aurait des conséquences importantes pour l’Europe, en remettant en cause l’unité et la sécurité de l’OTAN et de l’Union européenne. Elle saperait la crédibilité de l’engagement de l’Occident à protéger la souveraineté et l’intégrité territoriale de ses alliés. L’incapacité à empêcher l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014 a déjà porté un coup aux normes qui régissent l’ordre et la domination de l’Occident. L’Europe apprendrait également que ses politiques manipulatrices ont contribué à un coup d’État en Ukraine en 2014, que les dirigeants européens violent les lois et les accords internationaux et que leur double langage ainsi exposé détruit toute confiance que d’autres pays pourraient avoir envers le continent.
L’application sélective des principes et des accords, comme le non-respect des accords de Minsk 1 et 2 ou le rejet des propositions de paix russes, soulève des questions sur la crédibilité et la légitimité des actions occidentales. Cela alimente le scepticisme des opposants aux guerres et invasions américaines, qui voient dans le conflit ukrainien un autre exemple de pays puissants manipulant les normes internationales pour promouvoir leurs intérêts.
En outre, le conflit en Ukraine est devenu un champ de bataille pour des ambitions géopolitiques plus larges. Les États-Unis, sous l’administration Biden, voient dans la situation une occasion de réaffirmer leur leadership en Europe et de contrer la montée en puissance de la Chine. En soutenant l’Ukraine, les États-Unis visent à unir l’OTAN et les pays d’Europe de l’Est contre la Russie, consolidant ainsi leur position et leur influence dans la région. Cependant, la poursuite de ces objectifs plus larges fait oublier le coût humain du conflit et la dévastation subie par le peuple ukrainien.
Toutefois, la responsabilité des dirigeants ukrainiens dans la perpétuation du conflit ne peut être passée sous silence. L’objectif de l’Occident de propager la guerre n’a été possible qu’avec le consentement et le soutien des dirigeants ukrainiens. Il est à craindre que l’Occident fasse pression sur les responsables ukrainiens qui s’opposent à la poursuite du conflit ou qui cherchent une solution diplomatique, voire les retirer de la scène. Cela soulève des questions quant au respect de la souveraineté de l’Ukraine dans la poursuite d’objectifs géopolitiques.
En résumé, ceux qui s’opposent aux guerres et aux invasions américaines ne se rangent pas entièrement du côté de l’Ukraine dans son conflit avec la Russie, car ils souhaitent que les États-Unis rendent compte de leurs actions passées et aspirent à un ordre international plus équilibré et plus juste. Cela souligne la complexité de la dynamique géopolitique et les multiples considérations en jeu, en particulier le rôle des États-Unis dans la provocation de la Russie dans le but de lui infliger une nouvelle défaite en Afghanistan, qui est mis de l’avant. Le conflit en Ukraine a des implications considérables pour la dynamique du pouvoir mondial, les normes internationales et la quête d’un monde plus stable et plus pacifique, loin de l’hégémonie unilatérale des États-Unis.
Elijah J. Magnier
Source: Middle East Politics