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Le ministre chinois de la Défense Li Shangfu et le ministre américain de la Défense Lloyd James Austin. 5 juin 2023 

Les puissances régionales de l’Est sont beaucoup moins disposées à échanger leur souveraineté que celles du “vieux continent”

La semaine dernière, Singapour a accueilli la conférence annuelle sur la sécurité du Dialogue asiatique Shangri-La. Cette conférence est organisée depuis plus de 20 ans par l’Institut international d’études stratégiques, basé à Londres.

Il s’agit probablement du forum le plus représentatif de la région, même si l’ordre du jour est fixé par des Occidentaux. On peut également dire qu’elle reste l’indicateur le plus précis de l’état d’esprit général en Asie et qu’elle commence maintenant à dicter l’atmosphère générale au niveau mondial.

L’édition 2023 a été marquée par quelques événements marquants. Le plus intéressant a sans doute été le refus du ministre chinois de la défense, Li Shangfu, de rencontrer le chef du Pentagone, Lloyd Austin, en marge de l’événement. La démarche a été assez claire, même si les discours des deux ministres ont exprimé le caractère inacceptable d’une confrontation dont les conséquences pourraient être catastrophiques.

Washington et Pékin ont des visions opposées dans leur évaluation des possibilités futures. Aux États-Unis, l’opinion est claire et presque unanime : Pékin est un rival qu’il faut contenir à tout prix. Et ceux qui façonnent l’opinion pensent que la situation va empirer.

La Chine est scandalisée par le fait que les États-Unis eux-mêmes sont en train de démanteler un système de relations qui a enrichi les deux parties, à leur satisfaction mutuelle, pendant des décennies. Pour Pékin, les Américains dépassent les limites du raisonnable en exigeant de leurs partenaires asiatiques qu’ils se soumettent à leurs intérêts, voire à leurs caprices. Du point de vue de Washington, permettre à la Chine de poursuivre son ascension signifie avoir dans un avenir proche un challenger pour la domination du monde, avec lequel un affrontement est inévitable. Ce n’est pas une bonne position.

Le paradoxe est donc que les deux parties se préparent ouvertement à l’affrontement, mais qu’elles s’en méfient beaucoup.

Aucune des deux parties n’est convaincue d’un succès imminent. Logiquement, l’intérêt premier de la Chine est de repousser le plus longtemps possible le moment du conflit, s’il doit être perçu comme inévitable. Après tout, Pékin a toujours été un acteur de rattrapage et, sur le plan militaire, il a beaucoup moins d’expérience que les Américains. Ces derniers, en revanche, peuvent penser que plus vite la relation sera clarifiée, plus grandes seront leurs chances de succès.

Bien sûr, les États-Unis sont maintenant engagés dans une confrontation avec la Russie en Ukraine, et la perspective d’un second front en Asie est inquiétante. Il ne s’agirait pas nécessairement d’un engagement militaire direct (personne n’y croit à court terme), mais d’une augmentation générale des tensions politico-militaires, qui drainerait des ressources dans cette direction.

La récente proximité dangereuse de navires de guerre en mer de Chine méridionale n’est pas sans rappeler les diverses confrontations en mer Baltique et en mer Noire. Dans le même temps, des contacts diplomatiques et de renseignement ont lieu pour “garder les lignes de communication ouvertes”. Toutefois, ces contacts sont beaucoup moins fréquents que dans un passé récent.

Toute l’Asie suit de près les péripéties des relations entre les deux superpuissances, qui ne peuvent se passer l’une de l’autre, mais qui ne s’entendent plus. Idéalement, les pays grands et ambitieux aimeraient éviter de devoir choisir entre les deux, comme l’ont évoqué de nombreux participants à Shangri-La, mais le choix est asymétrique.

Les États-Unis attendent de leurs partenaires un certain degré d’alliance, c’est-à-dire des relations de sécurité contraignantes. La Chine n’insiste généralement pas sur ce point, car elle n’aime pas prendre d’engagements formels et n’en exige pas des autres. Toutefois, elle attend de ses voisins qu’ils ne participent pas à des formats inamicaux et qu’ils soient prêts à s’engager dans une coopération économique libre. Jusqu’à récemment, les pays de la région n’avaient aucun doute : le modèle chinois de relations était optimal parce qu’il implique une plus grande flexibilité et ne nécessite pas de confrontation avec les États-Unis. Mais aujourd’hui, la flexibilité elle-même est perçue par la partie américaine comme un manque de loyauté, avec les conséquences qui en découlent.

Le contexte de concurrence croissante entre les deux grandes puissances comporte un autre aspect : d’autres pays ont le sentiment que leur propre importance s’accroît. Pour eux, la concurrence fait rage. Alors qu’en Europe, aucun mouvement de balancier n’est possible parce que Washington le juge inacceptable, ce ne sera pas le cas en Asie. Même les pays alliés au bloc américain – comme le Japon et la Corée du Sud, sans parler de l’Australie – n’ont pas complètement abandonné la couverture.

Premièrement, le degré d’interdépendance économique avec la Chine est énorme pour tous les pays de la région. Deuxièmement, chacun comprend que l’intensité de la confrontation sera déterminée non seulement par l’importance des enjeux immédiats, mais aussi par la résolution de la question fondamentale de savoir qui sera la première puissance à déterminer les futures règles du jeu.

Fiodor Loukianov, 9 juin, 2023

Fyodor Lukyanov, rédacteur en chef de Russia in Global Affairs, président du présidium du Conseil de la politique étrangère et de défense et directeur de recherche du Valdai International Discussion Club.

Traduit de l’anglais par Arrêt sur info