Pourquoi tant de haine ?
Jamais, même aux pires périodes de la guerre froide, la russophobie n’avait atteint un tel sommet frisant l’hystérie. Les critiques se sont transformées en attaques haineuses telles que le monde ne les avait pas connues depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Un esprit rationnel s’interrogera sur les raisons de cette explosion de rage et de haine envers la Russie. « La crise ukrainienne aidant, la détestation de la Russie a atteint des proportions qui dépassent toute rationalité et défient l’imagination. ‘C’est la faute à la Russie’ est devenu un leitmotiv des éditorialistes, des experts et de politiques pour expliquer chaque problème interne au continent européen » fait remarquer Guy Mettan dans son livre Russie-Occident, une guerre de mille ans (1). Les esprits lucides, qui ne s’associent pas à cette curée anti-russe, mais essaient d’analyser objectivement les raisons ayant poussé la Russie à intervenir en Ukraine, sont d’emblée traités de complices du Kremlin, au mieux d’idiots utiles et exclus des médias et des plateaux.
Une Russophobie qui remonte dans le temps
« Un autocrate machiavélique qui, de Moscou, rêve d’affaiblir la liberté et la démocratie ; des services de sécurité omnipotents œuvrant à de sinistres machinations et déployant leurs tentacules partout dans le monde ; un pays asiatique et barbare qui fait planer une menace sur la civilisation occidentale : ce flot d’images caricaturales du pouvoir russe n’a pas attendu l’arrivée au Kremlin de Vladimir Poutine pour se déverser à l’Ouest. On en trouve trace dès le XVe siècle. Au XIXe siècle, la frénésie anti-russe était telle que l’élite intellectuelle inventa le terme « russophobie » pour désigner à la fois les personnes qui nourrissaient une peur irrationnelle à l’égard de la Russie et celles qui exagéraient consciemment la menace qu’elle représentait » écrit Guy Laron dans le Monde diplomatique de mai 2020 (2).
Guy Mettan note que la russophobie anglaise apparaît aussitôt après la défaite de Napoléon en 1815. Il cite un chercheur, John Howes Gleason, auteur d’un ouvrage remarquable sur la naissance de la russophobie anglaise, qui s’interroge pourquoi « une antipathie pour la Russie s’est développée au début du XIX° siècle, pour devenir rapidement l’élément le plus prononcé et le plus durable [de la politique étrangère anglaise] » (3).
Il serait fastidieux de citer le détail des crises qui ont alimenté l’agressivité britannique à l’égard de la Russie après l’Entente cordiale de 1815 jusqu’à l’éclatement de la guerre de Crimée. Le lecteur en trouvera le détail dans l’ouvrage de Guy Mettan. Ce qu’il faut en retenir, c’est que, pendant tous ces conflits, les partis et la presse britannique furent sur pied de guerre, avec des déclarations haineuses et hystériques contre la Russie.
En 1827, le Herald écrivait (4): « Ainsi l’autocrate du Nord [ le tsar] possédera ce que le cabinet moscovite cherchait depuis longtemps – une base navale en Méditerranée […] ». Étrange ressemblance avec les anathèmes lancés contre le président Poutine, lui aussi présenté comme « un autocrate du XXI » siècle dans un tribune signée d’André Glucskmann et publiée dans le Monde le 12 janvier 2007. Ou encore Valentine Pasquesoone, de France Télévision, le désignant en 2024 comme « l’autocrate russe, dont la réélection est déjà écrite, se présentant en grand défenseur de la famille et des valeurs traditionnelles, en opposition à un Occident plus libéral, volontiers dépeint comme décadent» (5).
La guerre de Crimée menée par l’Angleterre et ses alliés contre la Russie n’est plus déclarée au nom d’intérêts économiques mais au nom « de la lutte de la civilisation contre la barbarie » selon l’historien américain Martin Malia qui cite les propos d’un journaliste britannique pour qui «les Moscovites n’avaient pas accès aux motifs ordinaires de la famille humaine»(6).
Propos qui nous rappellent les observations du chef de la diplomatie européenne, Josep Borrell, à Bruges, le 13 octobre 2023, et qui ont suscité un tollé médiatique et diplomatique à travers le monde: « Oui, l’Europe est un jardin », a-t-il affirmé en préambule avant d’expliquer que les Européens ont « construit un jardin » où « tout fonctionne. » Mais le diplomate européen a ajouté, sur sa lancée : « La plus grande partie du reste du monde est une jungle, et la jungle pourrait envahir le jardin […] »(7).
Rappelons que cette russophobie britannique a marqué un coup décisif lorsque le Premier Ministre britannique Boris Johnson s’est déplacé à Kiev pour enjoindre au Président Zelenski de continuer la guerre avec la Russie (8). Et ce, alors même que les grandes lignes d’un accord de paix avaient été conclus, sous l’égide de la Turquie et d’Israël. « Ainsi qu’Oleksiy Arestovitch, ancien conseiller de Volodymyr Zelensky, l’a révélé à Un Herd, quand il est rentré des pourparlers de paix avec la Russie qui s’étaient tenus en avril 2022 à Istanbul, son équipe a sablé le champagne pour fêter l’occasion. Les discussions avaient été “couronnées de succès”, dit-il, 90 % des questions litigieuses ayant été résolues d’une façon dans l’ensemble avantageuse pour l’Ukraine. Il ne restait plus qu’à organiser une rencontre en personne entre Zelensky et Poutine quelques jours plus tard pour s’entendre sur la taille définitive de l’armée ukrainienne de l’après-guerre, et signer l’accord final »(9).
Le rôle des médias dans la russophobie
« Les médias traditionnels ont des responsabilités particulières, car ils sont censés informer l’opinion de manière objective, pour lui laisser la possibilité de se forger son opinion. Malheureusement, avec la crise ukrainienne, la détestation de la Russie a atteint des proportions qui dépassent toute rationalité et défient l’imagination » peut écrire Guy Mettan(10).
L’université de Mayence a publié une étude sur la couverture médiatique allemande des événements en Ukraine. Dans une recension de cette étude (11), Felix Livshitz écrit que « leurs conclusions confirment que, depuis le 24 février 2022, les médias ont joué un rôle majeur pour maintenir le conflit et rendre moins probable un règlement négocié. En publiant un contenu presque universellement baisé, pro-guerre et anti-Russie ». Il ajoute que cette enquête démontre « comment les journalistes comptent parmi les lobbyistes les plus agressifs et les plus efficaces en faveur de la guerre ».
Il suffit de parcourir les titres des médias pour être horrifié par cette avalanche de propos haineux et mensongers. Les livres publiés sur la Russie sont tous du même registre, à l’exception de certains auteurs comme Jacques Baud, Guy Mettan et Xavier Moreau, entre autres. Relevons aussi que seuls le Monde diplomatique(12) et Marianne n’ont pas sombré dans cette débauche de haine en conservant une approche objective du conflit. Comme l’écrit Patrick Lawrence le 16 avril 2024 (13), préparons-nous à un nouveau déluge de propagande grotesque anti-russe.
Aujourd’hui, avec la distance des siècles, on ne peut qu’être admiratif devant le succès impressionnant de la propagande russophobe anglaise, comme l’a relevé l’ancien ministre et essayiste libanais Georges Corm(14).
Car ce déferlement de russophobie a totalement gangrené l’opinion publique occidentale. Le public est majoritairement convaincu que la Russie a empoisonné les Skripal, est responsable de la mort de Navalny, poursuit des objectifs impérialistes dans la guerre en Ukraine…etc. Seule une minorité d’esprits avertis est en mesure de séparer le vrai du faux. Les intervenants ne pratiquant pas la doxa officielle sont cantonnés sur des médias alternatifs au public limité.
Une russophobie irrationnelle ?
Cette russophobie haineuse, vue par un observateur impartial, apparaît totalement irrationnelle. Mais, à bien réfléchir, elle est soigneusement mise en œuvre pour anesthésier l’opinion et la mettre en condition d’adhérer massivement à cette véritable guerre lancée par l’Occident contre la Russie. Comment expliquer pourquoi, pendant les années Mikhail Gorbachev et Eltsine, les médias avaient mis en sourdine leur russophobie, sinon, qu’à l’époque, l’éclatement de l’Union soviétique avait permis le démembrement et la mise à l’encan des restes d’une Russie appauvrie et humiliée. Devenu un terrain de conquête pour les prédateurs et les firmes occidentales, la Russie ne présentait plus aucun danger et pouvait donc être dépouillée de ses richesses. « Les idéologues du FMI en Russie imposèrent la liberté version néolibérale à une Russie dévastée. Les privatisations permirent à une petite clique de pilleurs de s’emparer des richesses nationales sous couvert de conversion au capitalisme » précise Guy Mettan(15), en ajoutant que la propagande antirusse reprit de plus belle, lorsque les autorités russes, avec Evgueni Primakov comme Premier ministre, et plus tard Vladimir Poutine, amorcèrent un revirement en privilégiant les intérêts de leur pays.
Cette russophobie des années 2000 n’est pas irrationnelle, bien au contraire. Elle sert de vecteur à la vision théorisée par Zbigniew Brzezinski dans son ouvrage publié en 1997 sous le titre Le Grand Echiquier. On peut la résumer schématiquement : l’Eurasie est centrale, les Etats-Unis doivent y être présents pour dominer la planète, l’Europe est la tête de pont de la démocratie en Eurasie, l’OTAN et l’Union européenne doivent étendre leur influence en Eurasie. Quant à la Russie, Brzezinski considérait qu’elle devait rentrer dans le rang, se plier aux diktats de l’Occident, redevenir une puissance faible sur le plan militaire, et même suggérait de la découper en morceaux !!(16) Ce programme a été presque entièrement réalisé. Jusqu’à ce que la Russie se rebiffe enfin devant le destin qui lui était réservé, et refuse de finir au clou pour être dépecée.
On comprend maintenant pourquoi il fallait constamment dénigrer la Russie, la désigner comme le méchant, lui attribuer tous les crimes possibles et imaginables, pourquoi il fallait empêcher et museler toute voix discordante, grâce aux médias serviles. Pourquoi il fallait dresser les opinions publiques en Occident contre la Russie et son »autocrate » Président, coupable de tous les maux, en attisant une haine devenue hystérique envers tout ce qui est russe.
(1) Guy Mettan, journaliste et homme politique suisse, a publié en 2023 «Russie-Occident, une guerre de mille ans »
(2) Petite histoire de la russophobie, par Guy Laron
(3)The Genesis of Russophobia in Great Britain. A Study of the Interaction of Policy and Opinion, Cambridge Harward University Presse, 1950, cité dans Russie-Occident, une guerre de mille ans, p.188
(4)Herald, 24 octobre 1827, cité dans The Genesis of Russophobia in Great Britain.p.83 et Russie-Occident, une guerre de mille ans, p.196
(6)Martin Malia, L’Occident et l’énigme russe. Du cavalier de bronze au mausolée de Lénine, Paris, Le Seuil, 2003, p.178
(7) Le pire des diplomates | Arrêt sur Info
(8) Boris Johnson a-t-il contribué à empêcher un accord de paix en Ukraine ?
(10) Guy Mettan, Russie-Occident, une guerre de mille ans, p.106
(12)Le Monde diplomatique n°838 de janvier 2024 publie un article très équilibré sur » La Russie est-elle impérialiste ? »
(13) Préparons-nous à un nouveau déluge de propagande grotesque anti-russe
(14) Georges Corm, Les causes des guerres à venir, Cahier du GIPRI,n°7, 2009, p.21
(15) Guy Mettan, Russie-Occident, une guerre de mille ans, p.268
(16)Poutine raconte comment l’Occident voulait diviser et piller la Russie – 17.12.2023