24 novembre 2004 : Le secrétaire américain à la défense, Donald Rumsfeld, applaudit le président George W. Bush lors de son intervention au Pentagone sur un projet de loi relatif aux dépenses militaires. (DoD, Helene C. Stikkel)

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Le 1er mai 2003, le président George W. Bush annonçait — à tort — que les troupes de son pays avaient accompli leur « mission » en Irak. Pourtant, sur un point au moins, la victoire des États-Unis est réelle vingt ans plus tard : aucune sanction n’a suivi leur agression. Et ceux qui l’ont défendue (journalistes compris) continuent à privilégier la guerre dans les relations internationales.

Par Serge Halimi pour  Le Monde diplomatique – Mai 2023  (On trouve cet excellent mensuel en kiosques)

Les États coupables d’une agression ne sont pas punis de la même façon. Le traité de Versailles (28 juin 1919) fut qualifié de « diktat » imposé par Georges Clemenceau à un pays vaincu, l’Allemagne. Le 22 juin 1940, ayant pris sa revanche, Berlin insista pour que la défaite de la France intervienne en forêt de Compiègne dans le même lieu et le même wagon que ceux où l’Allemagne avait dû signer l’armistice, le 11 novembre 1918. Mieux vaut ne pas perdre son temps à chercher une symétrie des formes aussi absolue dans le cas de l’Irak et des États-Unis, qui, eux aussi, se sont livré deux guerres à intervalle rapproché.

Lors de la première, qui oppose Bagdad aux puissances occidentales, Saddam Hussein est l’agresseur : le 2 août 1990, ses armées occupent un État souverain, le Koweït, l’annexent et en font la dix-neuvième province de son pays. La condamnation internationale de l’Irak est unanime au Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU). Il autorise une expédition militaire foudroyante, principalement occidentale, qui contraint les troupes irakiennes à quitter l’émirat après trois semaines de bombardements intensifs et de combats terrestres. L’Irak fait ensuite face à un embargo et à des sanctions impitoyables. Au cours des dix ans qui suivent, plusieurs centaines de milliers de civils, souvent des enfants, en mourront faute d’eau potable et de médicaments.

Même ce calvaire ne suffit pas. Après le 11 septembre 2001, le président George W. Bush décide de s’en prendre à nouveau à ce pays. Cette fois, au prétexte de prévenir d’autres attentats aux États-Unis — ceux qui venaient d’être commis contre le World Trade Center et le Pentagone avaient pourtant eu quinze Saoudiens et aucun Irakien pour auteurs — réalisés avec des « armes de destruction massive ». Il s’agit là d’une invention des services de renseignement américains, aussitôt propagée par la Maison Blanche et les principaux médias occidentaux (le New York Times, The Economist et le Washington Post en tête), sans oublier une majorité de parlementaires (dont M. Joseph Biden, alors sénateur du Delaware), ainsi qu’une poignée d’opposants irakiens en exil.

En mars 2003, sans mandat de l’ONU, avec un prétexte aussi fallacieux que celui mis en avant par la Russie dix-neuf ans plus tard pour envahir son voisin ukrainien, une coalition anglo-américaine de quarante-huit États au total — dont la Pologne, l’Italie, l’Ukraine, l’Espagne, la Géorgie, l’Australie — attaque donc une nouvelle fois l’Irak. Le secrétaire d’État Colin Powell a fait valoir peu avant que, « quel que soit le résultat des négociations au Conseil de sécurité », le président des États-Unis dispose « de l’autorité et du droit d’agir pour défendre le peuple américain et [ses] voisins » (1). Et cinq ans plus tôt, sa prédécesseure démocrate Madeleine Albright avait averti : « Si nous devons recourir à la force, c’est que nous sommes américains. Nous sommes la nation indispensable. Nous nous tenons bien droit. Nous voyons plus loin (2). »

Ni embargo, ni boycott de Coca-Cola

Quand la France et l’Allemagne s’opposent à l’expédition militaire occidentale, le Wall Street Journal, organe des néoconservateurs, leur explique, très agacé, qu’il existe dorénavant deux manières de régler les affaires du monde : « la voie traditionnelle, souvent confuse, du compromis international et du consensus, celle que favorisent souvent les Européens ; et l’autre, moins bureaucratique et plus rapide, que préfère Washington : les États-Unis prennent unilatéralement les décisions les plus importantes et tentent d’assembler des coalitions ensuite (3) ». Mais dans quel dessein exactement ? Le président Bush le résumera solennellement en janvier 2005 : « La politique des États-Unis est d’appuyer les mouvements et les institutions démocratiques dans chaque nation et dans chaque culture, avec pour objectif ultime de mettre fin à la tyrannie dans le monde (4). »

Au moment de cette proclamation délirante, l’Irak est détruit, la guerre américaine se poursuit, plusieurs dizaines de milliers de personnes en ont d’ores et déjà péri, des millions sont réfugiées ou déplacées. Pourtant, la descente aux enfers du pays n’est pas terminée. Elle culminera en 2014 avec la prise de contrôle d’une partie du territoire par l’Organisation de l’État islamique (OEI).

Ce bilan n’étant guère discuté aujourd’hui (exception faite de quelques fanatiques) et l’illégalité de la guerre déclenchée par les États-Unis pas davantage, quelles sanctions ont découlé d’une telle avalanche de calamités et d’une violation aussi absolue du droit international ? Aucune. Ni embargo, ni gel des avoirs, ni exigence de réparations, ni procédure de la Cour pénale internationale (lire « Qui fabrique le droit international ? »), ni fermeture des McDonald’s, ni boycott de Coca-Cola… Non seulement nul ne réclame quoi que ce soit de ce genre, mais c’est le souci inverse qui prévaut sitôt Bagdad tombé en avril 2003. Chacun cherche alors à apaiser le courroux de l’agresseur, qui, scandalisé que deux de ses alliés européens l’aient désavoué, entend, selon une formule fameuse attribuée à Mme Condoleezza Rice, alors conseillère pour la sécurité nationale du président Bush, « punir la France, ignorer l’Allemagne et pardonner à la Russie ».

Punir la France… Conseiller diplomatique à l’Élysée de 2002 à 2007, M. Maurice Gourdault-Montagne relate que, quand il rencontre à Washington M. Paul Wolfowitz, ministre adjoint de la défense américain, quelques semaines avant le déclenchement de la guerre, « ce fut sans conteste l’un des moments les plus désagréables de ma longue carrière diplomatique. (…) Tout dans son attitude, son regard, ses gestes, son doigt pointé sur moi, soulignait le peu d’estime qu’il avait pour la France et ses dirigeants, qui incarnaient à ses yeux le défaitisme et la lâcheté (5) ». Dans ses Mémoires, Jacques Chirac relate une autre rencontre entre M. Gourdault-Montagne et cette fois Mme Rice. Peu après la chute de Bagdad, l’émissaire de l’Élysée propose que Paris coopère avec les autorités d’occupation. Mme Rice lui oppose une fin de non-recevoir : « Nous avons payé cette victoire avec notre argent et le sang de nos soldats. Nous n’avons pas besoin de vous (6). » Comme s’en souvient M. Gérard Araud, alors directeur des affaires stratégiques au Quai d’Orsay, les États-Unis « ne reculaient devant aucune mesquinerie pour nous faire subir des avanies dans toutes les enceintes où ils pouvaient nous punir de notre attitude, ils s’opposaient dans les organisations internationales à la nomination de Français, (…) ils laissaient entendre que la France avait envoyé des armes à Saddam Hussein (7) ».

Assez vite néanmoins, l’équipée militaire qui avait paru triomphale tourne mal : les pillages et les attentats se multiplient, le chaos se généralise, sunnites et chiites s’entre-tuent, de nombreux soldats américains meurent. Dans ces conditions, la « communauté internationale » vilipendée quelques semaines plus tôt retrouve son utilité pour Washington. C’est l’apaisement : « Les Américains ne tardèrent pas à s’apercevoir qu’ils avaient besoin de la France pour faire voter les résolutions post-guerre d’Irak au sein du Conseil de sécurité, explique M. Gourdault-Montagne. À compter de juin 2003, Condoleezza Rice m’appelle avant chaque débat au Conseil de sécurité pour harmoniser les positions de nos deux pays. Nous allons ensemble travailler à l’adoption à l’unanimité de toutes les résolutions présentées sur ce sujet. » C’est ainsi que la résolution 1511 du Conseil de sécurité unanime, France, Chine et Russie comprises, endosse le protectorat américain de l’Irak et la violation de la Charte des Nations unies.

Aucune punition du coupable donc. Et même une brassée de friandises… Pour commencer, les États-Unis se réservent les contrats pétroliers de l’Irak les plus juteux. Certains des membres de l’équipe rapprochée du président américain, lui-même ancien gouverneur du Texas, apprécient la chose en connaisseurs : le vice-président Richard Cheney a présidé l’entreprise d’ingénierie pétrolière Halliburton, Mme Rice a exercé pendant neuf ans ses talents au service de Chevron. Autre coïncidence providentielle, nombre d’entreprises favorisées par l’occupant avaient versé de l’argent à la campagne présidentielle de M. Bush (8). Enfin, puisque l’Irak est à la fois détruit et sous tutelle américaine, Washington réclame que les créanciers de Bagdad, la France en tête, renoncent au remboursement de la dette contractée par son ex-dictateur. M. Gourdault-Montagne raconte : « À la suite de la démarche effectuée dans les capitales par [l’ancien secrétaire d’État américain] James Baker, nous allons faciliter le traitement de la dette irakienne (qui s’élève à 80 milliards de dollars) vis-à-vis de la France, convaincus que cette décision (…) pouvait contribuer à permettre de reprendre langue avec nos partenaires. » Il commente : « Quand bien même les faits nous donnaient largement raison, nous nous gardions bien de proclamer que nous avions vu juste. » Les alliés des États-Unis savent se montrer magnanimes quand c’est Washington qui sévit.

En France pourtant, l’hostilité sans équivoque de Chirac, leader de ce qu’on appelle alors le « camp de la paix », à l’invasion de l’Irak a été plébiscitée par ses concitoyens. Selon un sondage publié par Le Figaro le 28 avril 2003, 84 % des Français jugent que le président de la République a « eu raison de s’opposer aux États-Unis ». Comme celui-ci le relèvera plus tard, « c’est du côté des élites ou présumées telles que se font entendre des voix discordantes. Chez certains de nos diplomates, une inquiétude feutrée mais perceptible tend à se propager, quant aux risques d’un isolement de la France. Du Medef [Mouvement des entreprises de France] et de certains patrons du CAC 40 me parviennent des messages plus insistants, où l’on me recommande de faire preuve de plus de souplesse à l’égard des États-Unis, sous peine de faire perdre à nos entreprises des marchés importants. (…) Les courants les plus atlantistes au sein de la majorité comme de l’opposition ne sont pas en reste (9) ».

Grâce aux révélations de WikiLeaks et à Julian Assange, on apprendra plus tard que MM. François Hollande et Pierre Moscovici comptaient au nombre de ces « atlantistes de l’opposition ». En 2006, ils s’étaient en effet rendus à l’ambassade des États-Unis à Paris pour informer Washington qu’en cas d’élection d’un socialiste à l’Élysée l’année suivante M. Bush n’aurait plus à redouter de critiques trop véhémentes de sa politique.

Un trio d’exaltés proaméricains

Chercher à arrondir les angles avec le suzerain américain, voire défendre sa politique, avait également été le choix des médias français, moins diplomates quand les agresseurs ne sont pas les commandeurs de l’OTAN. On retrouva donc dans l’Hexagone des relais empressés des réquisitoires de la presse américaine contre l’Élysée. Ainsi, peu avant que l’hebdomadaire US News and World Report écrive : « En Europe, la lâcheté et l’apaisement de Hitler dans les années 1930 ressemblent à la performance désolante de la France et de l’Allemagne aujourd’hui. (…) Dans les deux cas, la France avait un leader faible, insensible au danger croissant qui venait de l’étranger et à un antisémitisme qui gagnait (10) », Pascal Bruckner avait filé cette même analogie. S’en prenant au Monde diplomatique, coupable d’avoir titré « L’empire contre l’Irak », il écrit : « Si le débarquement de juin 1944 avait lieu de nos jours, gageons que l’oncle Adolf jouirait de la sympathie d’innombrables humanistes et radicaux de la gauche extrême au motif que l’Oncle Sam tenterait de l’écraser (11). »

Mais le camp proaméricain déborde alors largement le trio d’exaltés que composent Bruckner, Romain Goupil et André Glucksmann, auquel se mêlent Dominique Moïsi, Jean-François Revel, Bernard Kouchner, Stéphane Courtois, Gérard Grunberg et Françoise Thom. Le directeur de L’Express, Denis Jeambar, maugrée que, « gavé de confort, le monde occidental ne veut plus courir le moindre risque. Même pas celui de se battre pour défendre ses idéaux » (6 mars 2003), pendant que Claude Imbert, éditorialiste et fondateur du Point, croit avoir déniché la vraie raison de l’hostilité de Chirac à cette guerre : « Nous avons, en France, une immigration islamique à ménager. Et une politique arabe (…) toujours vache sacrée au Quai d’Orsay » (21 mars 2003). Imbert concède que l’Amérique a « commis, dans l’exécution de sa riposte, des erreurs prévisibles », mais il rappelle que « c’est sous son aile que sont protégés nos libertés et nos biens  » (4 avril 2003).

L’idée que la France doit aider Washington à normaliser sa présence en Irak est reprise par Libération (Serge July), Le Nouvel Observateur (Laurent Joffrin), France Inter (Bernard Guetta) et beaucoup d’autres. Il importait, estime Bernard-Henri Lévy, de « sauver les soldats Bush et [Anthony] Blair de ce désastre » afin de combattre la « montée du terrorisme international ». Lutter aussi contre l’« antiaméricanisme que Dominique de Villepin a alimenté » (Kouchner), avec « dans son sillage un antisémitisme qui manifeste à découvert » (July). Le 4 avril 2003, Guetta décrète : « Il n’y a pas à hésiter. Bien sûr que chaque démocrate souhaite la victoire des États-Unis. » Son ami Joffrin n’en disconvient pas : « Mieux vaudrait, quoi qu’on pense de sa politique, que Bush réussisse. »

En France comme aux États-Unis, la plupart des « faucons » de la guerre d’Irak ont poursuivi de brillantes carrières et appuyé d’autres guerres. M. Bush est même devenu la coqueluche des démocrates depuis qu’il s’est dressé contre M. Donald Trump. Il lui arrive néanmoins de commettre de nouvelles erreurs. Comme en mai dernier quand, avant de se reprendre un peu penaud, l’ancien président a critiqué M. Vladimir Poutine et son « invasion brutale et totalement injustifiée de l’Irak »…

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