Le président américain Joe Biden en visite en Israël en 2022 (David Azagury, Ambassade des États-Unis à Jérusalem, CC BY 2.0)


L’exemple du Parti du Travail de Belgique (PTB)


Dans le texte « Pourquoi les États-Unis continuent-ils à soutenir systématiquement Israël ? »[1], le Parti du travail de Belgique donne une série de raisons, fréquemment invoquées à gauche, pour expliquer le soutien absolu des États-Unis à Israël.

Je pense que non seulement leur analyse est fausse mais qu’en plus elle répète un des principaux arguments de la propagande israélienne et que, par conséquent, il est important de s’y attarder.

En gros, leur argumentation consiste à montrer que les États-Unis ont des intérêts économiques et stratégiques au Proche-Orient (ce que personne ne nie) et à citer des personnalités politiques américaines (et, bien sûr, israéliennes) qui affirment qu’Israël est leur meilleur ou seul allié dans la région.

Mais ce qui est crucial et manque totalement à leur analyse ce sont des exemples où Israël aurait apporté une aide concrète aux intérêts américains dans la région. Si aucun exemple n’est donné, c’est tout simplement parce qu’il n’y en a aucun. Israël n’a jamais tiré un coup de feu pour les États-Unis ou rapporté une goutte de pétrole à ce pays (ou à nous).

Ils donnent l’exemple de l’Afrique du Sud, où les États-Unis ont soutenu l’apartheid aussi longtemps que possible. Mais c’est justement un contre-exemple à leur thèse: l’apartheid en Afrique du Sud a disparu, mais en quoi cela a-t-il fait du tort à l’impérialisme américain entendu au sens économique? De même, si l’apartheid disparaissait en Palestine on voit mal en quoi cela nuirait aux intérêts des États-Unis.

Ils mentionnent aussi la guerre de 1967 qui a porté un coup fatal au nationalisme arabe incarné par Nasser. C’est vrai, mais cette guerre a été voulue par Israël et pas par les États-Unis. Le PTB omet soigneusement de signaler ce qui s’est passé lors de cette guerre avec le navire-espion USS Liberty qui espionnait les activités israéliennes et que l’aviation israélienne a pilonné pendant plusieurs heures, sans doute dans l’espoir de le couler (et peut-être d’accuser l’Egypte de ce crime), en tuant 34 marins et en en blessant 174. Il n’y a jamais eu d’enquête approfondie sur cet événement et on a conclut à une « erreur », ce qui très peu plausible, précisément parce que toute la lumière n’a pas été faite sur cette question. Le comportement israélien ici n’était pas exactement celui d’un « allié »[2].

Le PTB n’hésite pas à se contredire; ils écrivent dans leur texte, à propos de l’affaire de Suez en1956:

« En 1956, lorsqu’il [Nasser] décide de nationaliser le canal de Suez, Israël convainc la France et la Grande-Bretagne d’entrer en guerre contre l’Égypte.

Les États-Unis ne voient pas cette situation d’un bon œil. Ils craignent en effet que de telles hostilités ne poussent les pays arabes dans les bras de l’Union soviétique. Washington les oblige à mettre fin à l’offensive et à faire machine arrière.

Cet incident montre qu’Israël joue un rôle politique et militaire clé dans la région, et que l’âge d’or des superpuissances européennes au Moyen-Orient est révolu. Les États-Unis commencent de plus en plus à considérer le pays comme un atout régional. »

Justement non! Cette affaire est la dernière fois où les États-Unis se sont opposés à Israël et ils l’ont fait justement parce qu’ils craignaient que la politique israélienne ne pousse les pays arabes à se rapprocher de l’URSS, sans devenir communistes, ce qu’ils n’ont jamais étés.

Évidemment le PTB peut citer un journal israélien:

« À l’époque, le journal israélien Haaretz en fait l’éloge en le qualifiant de « chien de garde des puissances occidentales », capable d’ « apporter la stabilité et l’équilibre dans la région ». « Il n’y a aucun risque qu’Israël se montre agressif envers ses voisins arabes si une telle attitude allait à l’encontre des intérêts des États-Unis et de la Grande-Bretagne », écrit le journal, « mais ils peuvent compter sur Israël pour punir un ou plusieurs de ces voisins si ceux-ci vont à l’encontre des intérêts de l’Occident».

C’est de la hasbara (propagande israélienne) à l’état pur: d’abord, on ne sait pas s’il faut rire ou pleurer quand on lit qu’Israël « apporte la stabilité et l’équilibre dans la région ». Ensuite, quand Israël a  attaqué le Liban en 2006, le gouvernement de ce pays était parfaitement « pro-occidental ». De plus, lors de la guerre de 1991 contre l’Irak, les États-Unis ont insisté pour qu’Israël n’y participe pas, parce qu’une telle participation aurait fait s’effondrer leur coalition arabe anti-Irak. À nouveau, difficile de voir là un « allié ». En réalité, ce sont les États-Unis qui ont « puni » des adversaires d’Israël (Irak, Syrie, Libye) sans en retirer de profit évident, si l’on tient compte des coûts directs et indirects de leurs actions.

On peut aussi penser à la situation actuelle: quel intérêt les États-Unis ont-ils à ce qu’un quasi-génocide soit perpétré à Gaza? En réalité, ce qu’ils font c’est d’essayer de garder de bonnes relations avec leur alliés arabes (Egypte, Arabie Saoudite, États du Golfe) en prétendant vouloir trouver un compromis tout en n’exerçant aucune pression réelle sur Israël.

Et pourquoi ne le font-ils pas? La réponse est évidente mais politiquement incorrecte, et elle n’est même pas abordée dans le texte du PTB, ne serait-ce que pour la réfuter: c’est l’action du lobby pro-israélien qui de facto contrôle le Congrès et sans lequel aucun président ne peut réellement agir.

Le contrôle est quasi-unanime sur les deux partis représentés au Congrès et est obtenu d’une part grâce au financement des campagnes électorales (quiconque oserait défier les injonctions du lobby verrait rapidement se lever contre lui un opposant très bien financé), d’autre part par des campagnes de diffamation contre tout critique d’Israël, comme on a pu le voir récemment dans les attaques contre les présidents d’universités (Harvard, MIT, Pennsylvanie) qui n’avaient pas assez réprimé « l’antisémitisme » sur leur campus[3].

Il existe au moins deux livres que les « marxistes » (je mets des guillemets parce que je pense que Marx aurait été plus lucide s’il avait connu la situation actuelle) devraient lire et qui expliquent en détail comment fonctionne le lobby[4]:

Le lobby pro-israélien et la politique étrangère américaine, de John Mearsheimer et Stephen Walt   Paris, La Découverte, coll. « Cahiers Libres », 2010.

Et Against Our Better Judgment: The hidden history of how the U.S. was used to create Israël, d’Alison Weir, CreateSpace Independent Publishing, 2014

Il existe aussi des reportages en caméra cachée réalisés par Al Jazeera sur l’action du lobby aux États-Unis et en Grande-Bretagne[5]. La façon dont Corbyn a été « éliminé » politiquement repose entièrement sur l’action du lobby et sur les campagnes contre son antisémitisme (imaginaire). La même chose se passe actuellement en France avec Mélenchon et la France insoumise.

Des présidents américains aussi différents que Nixon  et Carter ont aussi expliqué que leur action était entravée par le lobby[6]. En fait, tous les présidents américains ont voulu se débarrasser du « problème palestinien » (par la solution à deux états) mais en ont été empêchés par le Congrès.

Pour enfoncer le clou, je vais citer un témoignage très explicite venant de l’intérieur du système, celui de James Abourezk, qui a été représentant au Congrès et sénateur du Dakota du Sud dans les années 1970. Je cite ici une lettre qu’Abourezk a envoyée en 2006 à Jeff Blankfort, militant antisioniste:

« Mon expérience vécue me permet de vous dire que le soutien dont Israël jouit, en tous cas au Congrès, (ailleurs, je ne sais pas…) est entièrement dû à une peur politique – la peur de perdre les élections, qui habite quiconque ne voudrait pas que la volonté d’Israël soit faite. Je peux aussi vous dire que les membres du Congrès – tout au moins durant la période où j’y étais – qui en pincent sincèrement pour Israël ou pour son lobby se comptent sur les doigts d’une seule main… Ce que les parlementaires ressentent, au plus profond d’eux-mêmes, vis-à-vis d’Israël et de son lobby, c’est un insondable mépris. Mais ce mépris est étouffé par leur peur que leurs véritables sentiments ne soient percés au jour. Si vous saviez… j’ai surpris tellement de conversations de vestiaire, dans lesquelles des sénateurs exprimaient sans fard l’amertume que leur cause le fait d’être menés par le bout du nez par ce lobby… En privé, on peut entendre le dégoût que leur inspirent Israël et les manœuvres tacticiennes de son Lobby, mais aucun sénateur ne prendra jamais le risque de se mettre ce lobby à dos en rendant public ce qu’il pense réellement…

Aussi, je ne peux imaginer qu’il y ait, de la part de membres du Congrès, une quelconque volonté de promouvoir un quelconque rêve impérialiste états-unien en se servant d’Israël comme pitbull.

Ensuite, ce lobby est très clair, dans ses efforts visant à éradiquer au sein du Congrès toute opposition à la politique de soutien inconditionnel d’Israël, qui va même souvent jusqu’à porter atteinte à d’autres budgets annuels de l’État. Quand bien même cette opposition se réduirait-elle à une seule voix, elle est attaquée – je le sais : cela m’est arrivé ! Pourquoi ? Eh bien parce que si le Congrès est totalement silencieux sur la question, la presse n’aura aucun sénateur dissident à citer : bonne manière, de surcroît, de museler totalement la presse ! Tous les journalistes ou éditeurs de journaux qui franchiraient la ligne jaune sont très rapidement ramenés dans le droit chemin par une pression économique extrêmement bien organisée à l’encontre du journal surpris en train de pécher.

Il m’est arrivé d’effectuer un voyage d’études au Moyen-Orient. J’avais invité à m’accompagner un ami journaliste, qui travaillait pour des journaux du groupe Knight-Ridder. Il écrivait honnêtement sur ce qu’il voyait, en ce qui concerne les Palestiniens et la situation dans plusieurs pays limitrophes d’Israël. Mais les directeurs du quotidien St. Paul Pioneer reçurent des menaces de plusieurs de leurs principaux annonceurs publicitaires, l’avertissant qu’ils supprimeraient leurs insertions publicitaires au cas où ce journal continuerait à publier les articles de ce journaliste – leçon très vite assimilée par les responsables du quotidien…

Je n’ai pas souvenir d’une seule situation où une quelconque administration ait perçu le besoin que la puissance militaire d’Israël fasse la promotion d’intérêts impériaux états-uniens. …

Je pense qu’au fond du cœur tant des membres du Congrès que des responsables des agences gouvernementales,  préfèreraient ne pas avoir un Israël qui pourrit la vie aux responsables de la politique étrangère états-unienne – politique consistant pour l’essentiel à assurer l’écoulement régulier du pétrole en direction du monde occidental afin d’éviter une récession économique. Mais ce que font nos décideurs politiques, c’est jongler avec les pressions exercées par le lobby pour qu’ils soutiennent Israël, tout en empêchant les pays pétroliers de couper le pétrole aux nations occidentales.« [7]

Ce qui est irritant dans la position des « marxistes », c’est qu’elle est très confortable pour eux mais aussi très dommageable pour la cause palestinienne.

Elle est confortable parce qu’ainsi ils ne risquent pas d’être accusés d’antisémitisme, puisque le véritable responsable des atrocités israéliennes serait l’impérialisme américain et ses compagnies multinationales. Par contre, si l’on met l’accent sur le rôle du lobby, on est immédiatement accusé de croire à une conspiration juive universelle, d’être un disciple d’Hitler etc.

S’il est vrai qu’il existe de nombreux fantasmes et de « théories du complot » concernant le « pouvoir juif », cela ne doit pas nous empêcher d’avoir une analyse réaliste du fonctionnement du système aux États-Unis, comme le font Mearsheimer, Walt, Weir et bien d’autres. Et cette analyse montre que la politique d’Israël est entièrement dommageable aux intérêts américains au Proche Orient, ce que la crise actuelle ne fait que mettre encore plus en évidence.

La thèse « marxiste » cause un grand tort à la cause palestinienne, parce que, si elle était vraie, que faudrait-il faire? Attendre que l’impérialisme américain s’effondre ou que la population américaine se révolte contre celui-ci? Cela ne risque pas de se produire de si tôt.

Mais si la « thèse du lobby » est vraie, alors la stratégie à suivre est beaucoup plus simple et a beaucoup plus de chances de succès: il faut libérer la parole concernant non seulement Israël mais aussi son lobby et encourager la « classe dirigeante » américaine (qui ne dirige pas grand chose en ce qui concerne la politique américaine au Proche Orient) à réorienter sa politique en fonction de ses intérêts bien compris. Alors, le soutien à Israël changerait rapidement. Il y a des signes qu’une partie de la « classe dirigeante » s’oriente dans cette direction: la défense de la liberté d’expression sur les réseaux sociaux par Musk est un pas dans la bonne direction (défense qui fait d’ailleurs enrager les partisans d’Israël). Même si Trump a tout fait, lorsqu’il était président, en faveur d’Israël, son slogan « America First » indique une intention qui, si elle était mise en pratique, irait aussi dans la bonne direction. On peut aussi penser à des animateurs anti-interventionnistes comme Tucker Carlson.

Malheureusement c’est surtout à droite qu’on trouve cette volonté d’affranchissement par rapport au lobby. C’est la même chose en Europe et c’est dû au fait que beaucoup de gens à gauche et dans le mouvement de solidarité avec la Palestine restent prisonniers de l’analyse « marxiste » sur les raisons du soutien américain et occidental à Israël. Mais comme cette analyse en fait reprend le principal argument pro-israélien (les États-Unis ont besoin d’Israël) ce n’est pas rendre service à la cause palestinienne que de donner à cet argument un vernis « de gauche ». Il est plus que temps qu’un débat honnête s’ouvre à ce sujet dans les mouvements « de solidarité ».

Jean Bricmont

[1] Voir: Ptb.be 

[2] Voir Israel Palestine News pour des détails de cette histoire

[3] Voir Youtube.com pour une réfutation de ces accusations d’antisémitisme

[4] Il y en a bien d’autres, par exemple They Dare to Speak Out: People and Institutions Confront Israel’s Lobby  de Paul Findley, congressiste républicain de l’Illinois, qui détaille la façon dont le lobby a « liquidé » politiquement tous ceux qui voulaient une autre politique au Proche Orient, dans l’intérêt justement .des États-Unis, ou The Power of Israel in the United States, de James Petras, Clarity Press, Inc. 2006, auteur marxiste mais lucide sur la question du lobby.

[5] Wikipedia.The_Lobby_(TV_series)

[6] Pour Nixon, voir  Youtube.com  – Pour Carter, voir  Twitter.com

[7] Pour la lettre complète, voir Voltairenet.org

Source: Arretsurinfo.ch