« Il y a des problèmes existants, bien réels, qui empêchent l’État ukrainien de sortir de cette crise très grave – mais ces problèmes sont passés sous silence en Occident »

Alors que le plan de paix franco-allemand sur le règlement du conflit dans le Sud-Est de l’Ukraine est toujours en cours d’élaboration, le ministre russe des affaires étrangères Sergueï Lavrov est intervenu le 7 février à l’occasion des débats de la 51ème conférence de Munich sur les questions de sécurité. Le Courrier de Russie a traduit les éléments les plus marquants de la séance de questions-réponses entre les diplomates européens et Sergueï Lavrov sur l’état des relations entre l’Occident, la Russie et l’Ukraine.

Question : Je comprends tous les problèmes que vous avez évoqués dans la relation avec les États-Unis : le Traité sur les forces conventionnelles en Europe, la défense anti-missiles, etc. Outre le fait que dans le traité New Start, la Russie assimile les drones à des missiles de croisière, je tiens d’abord à souligner que le président Barack Obama a significativement réduit la défense anti-missile européenne. Mais surtout, pourquoi est-ce que l’Ukraine devrait payer pour les problèmes que la Russie rencontre dans ses rapports avec les États-Unis ? Je parle de l’annexion de la Crimée et des tentatives de diviser le pays. Qu’est-ce que les pauvres Ukrainiens ont fait pour mériter que vous les punissiez pour les péchés des Américains ?

Sergueï Lavrov : J’ai déjà pu constater que vous aviez une perception pervertie des choses. Il ne faut pas prendre les pommes pour des oranges. Aujourd’hui, on entend dire « Régulons la crise ukrainienne, et tout le système de sécurité et de stabilité se mettra à fonctionner de lui-même ». C’est tout le contraire. Il faut évidemment réguler la crise, c’est la première des priorités, mais on ne peut pas fermer les yeux sur le fait que tous les accords signés à la fin de la Guerre froide ne sont aujourd’hui pas respectés. Nous ne voulons absolument pas nous venger de qui que ce soit, et encore moins sur le compte de quelqu’un d’autre. Nous voulons des relations normales avec les États-Unis. Ce n’est pas nous qui avons enfreint les mécanismes créés ces dernières années, lesquels garantissaient la communication quotidienne et apaisaient les inquiétudes des uns et des autres. Ce n’est pas nous qui sommes sortis du Traité sur la défense anti-missile. Ce n’est pas nous qui avons refusé de ratifier la nouvelle version du Traité sur les forces conventionnelles en Europe. À l’heure actuelle, il faut ramasser les miettes de ce qui nous reste et s’entendre d’une façon ou d’une autre, sur la base d’une réaffirmation des principes d’Helsinki, sur la mise en place d’un nouveau système de sécurité au sein duquel tous trouveraient leur compte, y compris l’Ukraine, la Géorgie, la Moldavie : tous ces pays que nos collègues américains forcent à choisir de passer à l’Ouest et de moins collaborer avec la Russie. C’est un fait.

Je sais que les ambassadeurs américains dans le monde entier reçoivent des instructions de ce genre. Je vois dans l’assistance M. Alexander Vershbow, qui a récemment qualifié l’OTAN, dans une interview, de « bloc le plus pacifique du monde » et d’« espoir pour la sécurité et de la stabilité européennes ». Mais qui a bombardé la Yougoslavie et la Libye en violation des résolutions de l’ONU ? Les « succès » de ces actions unilatérales, nous les contemplons en ce moment même dans le Proche-Orient. Ce que nous voulons, c’est que l’OTAN ne soit pas l’organisation exemplaire que l’on veut nous présenter, mais un simple participant égalitaire du dialogue sur la garantie de la stabilité. Qu’y a-t-il de mal à cela ? On voudrait nous faire admettre que tous les autres acteurs ont un rôle subordonné par rapport aux États-Unis et à l’OTAN. Cependant, je ne pense pas que ce soit dans les intérêts ni de l’ordre mondial, ni de la stabilité.

À propos du déclenchement des événements en Ukraine, le président Obama a récemment déclaré ouvertement que les États-Unis avaient servi d’intermédiaire au moment du changement de pouvoir dans le pays. La formule est modeste, mais nous savons parfaitement ce qui s’est passé : nous savons qui – et comment – a ouvertement débattu au téléphone de l’identité des personnalités qui devraient composer le nouveau gouvernement ukrainien et de bien d’autres choses. Nous savons ce qui se passe en ce moment même, nous savons qui surveillait quotidiennement les événements sur « Maïdan ». Ce n’étaient pas nos spécialistes et experts militaires qui étaient sur place.

Nous voulons vraiment que le peuple ukrainien rétablisse son unité – mais ce doit être fait sur la base d’un dialogue de toute la nation. Quand le pouvoir central décide d’ériger en fêtes nationales l’anniversaire de personnalités telles Stepan Bandera et Roman Choukhevitch ou encore la date de formation de l’ « Armée insurrectionnelle ukrainienne », la question s’impose : comment ces fêtes pourraient-elles être célébrées par l’Ukraine orientale ? C’est impensable. Dans le même temps, l’Ouest ne veut plus célébrer le 9 mai. Même sans aborder d’autres spécificités de la société ukrainienne, cette question seule exige un débat politique.

On n’ose sans doute pas en parler ici, à Munich, mais en ce moment-même, l’Ukraine a lancé une mobilisation générale qui se heurte à de très sérieuses difficultés. Les représentants des minorités hongroise et roumaine sont l’objet d’une « discrimination positive » un peu particulière : ils sont enrôlés dans de plus grandes proportions que les Ukrainiens ethniques. Pourquoi ne pas parler de cela ? Pourquoi ne pas dire, encore, que l’Ukraine est peuplée non seulement d’Ukrainiens et de Russes, mais aussi d’autres nationalités, qui se sont retrouvées dans ce pays par la force du destin, et qui veulent y vivre ? Pourquoi ne leur garantit-on pas des droits égaux et pourquoi leurs intérêts ne sont-ils pas pris en compte ? Au moment des élections au parlement ukrainien, la minorité hongroise a demandé un « découpage » électoral qui lui permettrait d’avoir ne serait-ce qu’un représentant à la Rada. Mais le découpage a précisément été fait de telle sorte qu’aucun Hongrois ethnique ne puisse siéger. Tout cela témoigne du fait qu’il y a des questions à soulever. Il y a des problèmes existants, bien réels, qui empêchent l’État ukrainien de sortir de cette crise très grave – mais ces problèmes sont passés sous silence en Occident. J’ai parlé avec beaucoup de gens, notamment des personnes présentes ici, au moment de l’adoption de la loi sur la lustration en Ukraine. En privé, tous mes interlocuteurs m’ont assuré que c’était une loi affreuse et qu’il fallait abolir le plus rapidement possible. Mais à ma question de savoir pourquoi ils n’exprimaient pas cet avis publiquement, je me suis vu répondre qu’il fallait actuellement soutenir le pouvoir ukrainien, ne pas le critiquer. Que voulez-vous dire d’autre ?

J’espère vivement que les efforts déployés hier à l’initiative des présidents français et russe et de la chancelière allemande produiront un résultat qui sera soutenu par les camps en conflit et permettra d’apaiser réellement la situation, en entamant ainsi ce dialogue national si nécessaire pour avancer sur la voie de la résolution de tous les problèmes du pays : sociaux, économiques et politiques.

Question : À propos, justement, des résultats de ces négociations d’hier à Moscou et d’avant-hier à Kiev : la bonne nouvelle, c’est que les accords de Minsk sont maintenus à l’ordre du jour, mais la mauvaise, c’est que les signataires de ces accords ne sont pas tous prêts à les respecter. Je veux parler des représentants des républiques populaires de Donetsk et de Lougansk, qui mènent des attaques, lancent des tirs d’artillerie, etc. La Fédération de Russie a également signé les accords de Minsk. On assiste aujourd’hui à des tentatives de redessiner la ligne de démarcation. Et la Russie, qui a pourtant reconnu être en mesure de le faire, ne fait pas pression sur les milices populaires insurgées. Avez-vous réellement l’intention de mettre en œuvre les accords de Minsk ? Quelles garanties pouvez-vous donner, en tant que ministre russe des affaires étrangères, sur le fait que tous les 12 points des accords de Minsk seront réalisés et que la pression sera mise sur les républiques populaires de Donetsk et de Lougansk ?

Lavrov : Dès que les principaux acteurs du processus de Minsk – les autorités ukrainiennes et les représentants des républiques autoproclamées de Donetsk et de Lougansk – seront parvenus à s’entendre sur tous les aspects pratiques de chacun des points des accords, je suis convaincu que la Russie fera partie de ceux qui fourniront de telles garanties : que ce soit à l’OSCE ou au Conseil de sécurité de l’ONU. Je suis convaincu que l’Allemagne, la France et d’autres pays seront également prêts à fournir ces garanties. Mais on ne peut garantir que ce qui a déjà été fait et déjà obtenu. Il faut négocier directement. Il ne faut pas se bercer de l’illusion que ces gens vont subitement se mettre au garde-à-vous. Ils vivent sur leur terre, et c’est pour elle qu’ils se battent. Quand on me dit qu’ils n’auraient pas pu s’assurer seuls de la suprématie sur le champ de bataille, je réponds que leur cause est juste. Alors que les soldats ukrainiens, eux, ne comprennent pas pourquoi on les jette au combat. Je le répète : une négociation, ce doit être direct.

En d’autres temps, l’administration américaine a été critiquée parce qu’elle entretenait activement le contact avec les Talibans par l’intermédiaire de Doha, du Qatar. En réponse, les Américains ont demandé pourquoi on les critiquait, ils ont dit, en substance : « Oui, ces gens sont nos ennemis – mais ce n’est pas avec des amis que l’on négocie. La négociation, c’est avec les ennemis. » Et puisque le pouvoir ukrainien semble considérer ses propres citoyens comme des ennemis, il faut donc, quoi qu’il en soit, qu’il négocie avec eux. Nos collègues ukrainiens ne doivent pas espérer que le soutien inconditionnel qu’ils reçoivent de l’extérieur va résoudre tous les problèmes. Un tel soutien, dénué de toute analyse critique des événements, peut tourner la tête à certains. De la même façon qu’en 2008, il a tourné la tête à M. Saakachvili. Et tout le monde sait ce qui en est sorti.

Question : Je suis membre d’une organisation baptisée « Réseau européen des leaders », qui inclut des représentants de la Russie, des États-Unis et des pays d’Europe. Nous avons récemment mené une enquête sur les violations de l’espace aérien. Si la première priorité est de désamorcer la tension dans l’Est de l’Ukraine et de parvenir à un accord de cessez-le-feu, ne considérez-vous pas que la priorité suivante devrait être de tenter de s’entendre – ou au moins d’éviter une disparition totale de la confiance – pour élaborer un schéma qui permettrait à la Russie, à l’OTAN et à l’Europe d’éviter des proximités militaires superflues et potentiellement dangereuses ? Nous n’avons vraiment pas besoin de ça en ce moment. Pourquoi ne pas se mettre sérieusement à l’élaboration d’un tel schéma, qui nous donnerait la certitude que nos avions, nos navires militaires et nos sites ne se retrouvent pas aussi étroitement proches que ça a été le cas au cours des deux dernières semaines ? Il y a quelques semaines, un avion qui quittait l’aéroport de Copenhague pour Varsovie a failli entrer en collision avec un avion militaire russe qui se trouvait dans l’espace aérien international avec ses transpondeurs éteints. Aucun pays de l’OTAN n’aurait jamais fait une chose pareille à la Russie. Pourquoi les avions militaires de la Fédération effectuent-ils des vols dans l’espace aérien international avec leurs transpondeurs éteints – ce qui les rend pratiquement invisibles ? Ce serait comme un énorme camion noir qui, dans les rues d’une ville la nuit, n’aurait pas allumé ses phares. Pourquoi de telles choses arrivent-elles ? Et quand ce genre de comportements prendront-ils fin ?

Lavrov : Nous avions tout un réseau de mécanismes bilatéraux entre la Russie et l’OTAN au sein du Conseil Russie-OTAN, qui permettaient aux militaires de communiquer quotidiennement ; il y avait régulièrement des réunions spécialisées entre experts des diverses capitales, de très nombreux projets communs : notamment dans le cadre de la lutte contre le terrorisme ou du projet collectif d’élaboration du détecteur d’explosifs STANDEX. Il y avait par exemple un projet commun de formation de cadres pour les services de sécurité afghans et d’équipement de ces services en hélicoptères. Il y avait aussi le projet « Common airspace initiative » (Initiative commune pour la sécurité de l’espace aérien). Aujourd’hui, tout cela a été « gelé », alors que ces mécanismes auraient tout à fait pu permettre de s’entendre pour éviter une activité militaire dangereuse.

Sur le sujet concret de l’activité des forces armées aériennes, nous disposons de statistiques prouvant qu’elle s’est démesurément plus intensifiée du côté de l’OTAN que du côté russe. Il me semble que cette année, notre représentant permanent à l’OTAN, A.V. Grouchko, a rencontré le secrétaire général J. Stoltenberg sur cette question et lui a transmis la fact-sheet présentant ces statistiques que nous avons recueillies. Nous sommes tout à fait ouverts à un rétablissement de ces mécanismes d’interaction, mais pour l’heure, ils sont tous gelés. Il ne reste que le conseil des représentants permanents (le Conseil des ambassadeurs), qui ne se réunit pas souvent. Tout le reste a été fermé. Et de nouveaux problèmes surgissent déjà. Manifestement, nos collègues de l’OTAN veulent réduire la présence physique des diplomates russes au sein de la représentation permanente de la Fédération auprès de l’organisation. On nous limite l’accès au siège qui abrite nos locaux. Cela entraînera très probablement l’apparition de nouvelles « taches sombres » dans nos relations, et ne contribuera pas à éclaircir les intentions des uns et des autres.

Question : Vous avez dit vouloir définir des principes communs de sécurité européenne. Mais je crains que les principes de l’UE ne soient  basés sur l’autodétermination et ne correspondent pas aux principes de la Fédération de Russie. Vous croyez dans les « sphères d’influence », selon la formule qu’avait employée G. Kennan, il y a une soixantaine d’années. En d’autres termes, de nombreux voisins de la Russie n’ont le choix qu’entre être des satellites ou être des ennemis. Étant donné cette incompatibilité de nos valeurs respectives, de quelles règles communes peut-il être question ? Il y a cinq ans, M. Medvedev a avancé le concept d’une nouvelle architecture européenne de la sécurité. Mais cela n’a pas marché, parce que la Russie a une influence très forte sur ses voisins. Voyez-vous une issue à cette situation ? Un compromis est-il possible entre les approches russe et européenne vis-à-vis de la construction de la sécurité en Europe ?

Lavrov : Sans doute n’avez-vous pas écouté très attentivement. Je n’ai jamais parlé de la nécessité d’élaborer de nouveaux principes. J’ai dit qu’il était indispensable de réaffirmer les principes contenus dans les Accords finaux d’Helsinki, dans la Charte de Paris, dans les statuts du Conseil Russie-OTAN – mais cette fois-ci, de les affirmer honnêtement. Et, c’est l’essentiel, de leur donner une forme contraignante.

Le traité de sécurité européenne que vous mentionnez ne proposait rien de nouveau non plus. Il proposait seulement de fixer par une forme juridique contraignante le principe d’indivisibilité de la sécurité, qui avait été formulé dans le cadre de l’OSCE et du Conseil Russie-OTAN. Nos collègues de l’OTAN ont répondu que les garanties juridiques de la sécurité devaient rester la prérogative de leur organisation, pour que tous les États veuillent la rejoindre, pour que cette ligne de vue s’élargisse et s’approfondisse. Mais pourquoi refuser que la sécurité soit égale ? C’est un principe qui a été formulé, et c’est une obligation qu’ont acceptée les présidents et Premiers ministres des pays du partenariat euro-atlantique et de l’OSCE. Finalement, l’OTAN veut tout simplement rendre la sécurité inégale ! Ils veulent, comme l’écrivait G. Orwell, que « certains soient plus égaux que d’autres ».

Vous avez cité G. Kennan. Je vous citerai une autre de ses formules : sur le fait que la Guerre froide était une erreur colossale – commise par l’Occident.

Il ne faut rien inventer de nouveau. Il faut simplement s’asseoir à la même table et réaffirmer – et ensuite respecter honnêtement – ce sur quoi on s’est mis d’accord il y a vingt ans.

Traduit par MID