Adelson lors de la réunion de la coalition juive républicaine à Las Vegas avec Trump, en avril 2019. Crédit photo: Flux Tvitter du journaliste Amichai.

Par Avigail Abarbanel

Paru le 14 janvier 2021 sur le site mondoweiss.net sous le titre An obituary for Sheldon Adelson by a former Israeli

Sheldon Adelson est mort à l’âge de 87 ans. Selon le critère israélien, selon lequel j’ai été élevée c’était un vrai juif, un bon juif. Il a consacré sa vie, sa grande fortune et son privilège à soutenir Israël. De son propre aveu, car il disait: “Je suis une personne à problème unique. Ce problème, c’est Israël.”[1]

Peu importe comment Adelson a gagné ses milliards – casinos, jeux d’argent, rien de noble ou de vertueux. En fait, peu importent les valeurs ou les principes. L’endoctrinement sioniste israélien montre très clairement que si vous êtes juif, la seule valeur qui devrait vous importer est la survie du peuple juif, votre peuple. Selon la pensée sioniste, Israël, en tant qu’État exclusivement juif, est la seule chose qui se dresse entre le peuple juif et un autre holocauste, en fait la seule protection que les juifs du monde entier ont contre l’anéantissement. Selon cette logique, la survie et l’expansion d’Israël , ainsi que sa force politique, économique et militaire sont synonymes de la survie de chaque Juif partout dans le monde. La survie d’Israël n’est pas seulement une question d’idéologie politique ou de préférence intellectuelle. Israël a toujours cherché à l’inculquer comme un objectif profondément personnel à chaque Juif. L’identité et la raison d’être même de chaque Juif sont censées être liées à la survie et à l’existence d’Israël en tant qu’État exclusivement juif. Adelson est un exemple parfait de la réussite spectaculaire d’une telle éducation.

En revanche, au cours des deux dernières décennies, on m’a répété à maintes reprises que je suis une “mauvaise juive”, “traître” à “mon peuple”. J’ai tourné le dos au devoir sacré, qui m’a été confié dès ma naissance, de consacrer toute ma vie, mes talents, mon temps, mes biens, tout ce que je suis et tout ce que j’ai à la survie d’Israël.

L’ironie est que j’ai en fait été fidèle à l’enseignement socialiste des années 1970 que j’ai reçu en Israël, mais pas exactement de la manière dont il était prévu. On m’a enseigné que si j’avais des dons ou des avantages dans la vie, j’avais le devoir de les utiliser au profit des autres. Pour mes professeurs, par ailleurs excellents, les autres signifiaient inévitablement des membres de notre groupe. Ils avaient supposé que le vaste endoctrinement sioniste que nous recevions également formaterait ma compréhension de ceux que je considérerais comme mes semblables.

Ne vous méprenez pas. Il est permis, voire encouragé, souvent dans des cercles plus instruits ou éclairés, de se soucier d’autres personnes en dehors du groupe, mais seulement si cela ne compromet pas ou ne nie pas les intérêts d’Israël. Dès qu’un conflit surgit entre une cause, une personne ou un groupe de personnes qui vous tiennent à cœur et les intérêts d’Israël, vous êtes censé faire passer Israël en premier, même si cela implique d’abandonner votre cause. Vous êtes autorisé à vous exercer à être un bon être humain, mais seulement de manière sélective, car la loyauté envers Israël est la seule valeur qui compte vraiment. Je me souviens d’un courrier haineux que j’ai reçu il y a des années d’un rabbin israélien qui disait que j’étais une personne “sans valeurs” parce que j’avais trahi la seule valeur qui compte, la survie de mon peuple. C’est en fait l’origine de l’idée du PEP (Progressive Except on Palestine). Les Juifs ne peuvent pas se soucier du peuple palestinien, car la justice et les droits de l’homme pour les Palestiniens sont considérés comme diamétralement opposés à la survie d’Israël en tant qu’État exclusivement juif.

Mais je suis bien pire qu’une mauvaise juive. Je suis en fait un ennemi total d’Israël parce que j’insiste sur le fait que nous devrions défendre la justice, l’égalité et les droits de l’homme sans discrimination, et que tous les humains méritent une chance égale non seulement de survivre, mais aussi de se développer, de grandir et de réaliser leur potentiel. Le simple fait de me soucier de tout le monde au lieu de me soucier uniquement de “mon peuple” fait de moi un ennemi du sionisme et d’Israël.

Quand j’étais enfant, quitter Israël était très mal vu. La plupart des personnes de ma génération nées en Israël se souviennent peut-être de la phrase qu’Yitzhak Rabin avait inventée il y a quarante ans pour décrire les yordim, terme hébreu désignant “ceux qui redescendent” – le terme hébreu désignant ceux qui ont choisi de quitter Israël. Comme si yordim n’était pas assez péjoratif, Rabin a appelé les Juifs qui quittent Israël, nefolet shel nemushot, une expression laide traduite grossièrement : “un lâche déchet humain” ou “une giclée de mauviettes”. Au fil des décennies, il est devenu plus acceptable de quitter Israël, mais l’attente reste: vous êtes censé continuer à travailler d’une manière ou d’une autre pour Israël et les intérêts d’Israël à distance, et même que vous reveniez vous battre dans ses guerres si nécessaire.

Je me considère comme un membre de l’espèce humaine, pas de tel ou tel groupe. Je ne crois pas qu’il y ait un seul peuple ou groupe sur cette planète qui ait plus de droits que les autres. Je crois que c’est précisément de notre mentalité tribale en matière de droit dont nous devons nous débarrasser si nous voulons prospérer en tant qu’espèce, au lieu de survivre juste physiquement. Je suis une juive terrible parce que je refuse d’appliquer mon système de valeurs de manière sélective et de le soumettre aux exigences ou à l’examen de la tribu. Je suis soulagée d’avoir pu me débarrasser de l’endoctrinement toxique et sectaire que mon éducation m’a imposé. Je suis soulagée d’avoir pu réintégrer la race humaine et de partager tout ce que j’ai à offrir avec tout le monde, et non pas seulement avec un groupe d’individus qui s’autosélectionnent et qui auraient seuls le droit de penser.

Je suis un mauvais sujet mais, espérons-le, un être humain à peu près décent. Sheldon Adelson était un très bon juif, un membre loyal et fidèle de son groupe, mais un être humain laid. Que son âme trouve la paix.

Avigail Abarbanel

(*)Avigail Abarbanel

[1] Sheldon Adelson avait largement financé le président Trump. Il a pesé de tout son poids pour relancer le projet de guerre contre l’Iran, étant parmi ceux qui avaient fomenté l’assassinat du général Soleimani, entre autres. On le retrouve en Argentine, pesant sur le procureur Nisman et sur le chef des Services secrets argentins Antonio Stiuso afin de faire porter à l’Iran la responsabilité de l’attentat de 1994 contre le centre communautaire AMIA. Mais Jorge Elbaum, ex-dirigeant de la Délégation des Associations Israélites argentines (DAIA) tient à prendre ses distances avec le défunt Adelson, soulignant qu’il avait payé 280 000 US $ à Alberto Nisman pour des conférences que celui-ci n’avait pas faites. Adelson gérait le fonds NLM Elliot avec Paul Singer, le magnat des fonds-vautour ayant tout mis en œuvre pour ruiner l’Argentine pendant les 20 dernières années. C’est la banque Hapoalim, en Uruguay, qui gérait les comptes sur lesquels étaient versés les pots-de-vin. [Voir: Los presuntos vínculos económicos entre el fallecido magnate Sheldon Adelson y Nisman]

(*) Avigail Abarbanel est née et a été élevée en Israël. Elle a déménagé pour l’Australie en 1991 et vit maintenant au nord de l’Écosse. Elle travaille comme psychothérapeute et milite pour les droits des Palestiniens. Elle a édité Au-delà des loyautés tribales : histoires personnelles des activistes juifs pour la paix (Beyond Tribal Loyalties : Personal Stories of Jewish Peace Activists, Cambridge Scholars Publishing).

Article original en anglais:https://mondoweiss.net/2021/01/an-obituary-for-sheldon-adelson-by-a-former-israeli/

Traduction

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