L’armée israélienne a mené pendant 48 heures à Jénine son opération militaire la plus étendue depuis la deuxième intifada, avec aviation et chars, jetant sur les routes plus de 3 000 Palestiniens. Pourtant, cette guerre ne suscite que peu de réactions internationales, contrairement à la mobilisation permanente en faveur des Ukrainiens. Ce double standard mine le discours sur l’universalité du droit international.
D’après le dernier comptage de l’ONU daté du 5 juin 2023, la guerre de Vladimir Poutine en Ukraine, pays de 44,9 millions d’habitants a fait, depuis son déclenchement le 24 février 2022, 24 425 victimes civiles, principalement ukrainiennes : 8 983 personnes ont été tuées, 15 442 ont été blessées. Il s’agit d’une guerre odieuse que rien n’excuse, cela va sans dire, mais encore mieux en le disant. Et c’est bien ainsi que la perçoivent la presse et les médias français et occidentaux, qui depuis plus d’un an la retransmettent jour après jour en direct, dans ses moindres développements.
C’est bien ainsi, également, que la présente Emmanuel Macron, chef de l’État français, qui ne reste jamais plus de quelques jours sans redire, par-delà quelques tergiversations, son plein soutien à l’Ukraine, au diapason des autres leaders européens et américain. S’il y a tout lieu de se féliciter de cette sollicitude, on peut tout de même regretter que d’autres guerres, tout aussi odieuses, ne bénéficient pas de la même attention constante et soutenue. Et qu’une fois encore, l’invocation du droit international soit à géométrie variable.
QUI A LE DROIT DE RÉSISTER ?
C’est le cas, notamment, de celle, interminable, que l’armée israélienne mène depuis de longues années contre les populations de la Cisjordanie et de la bande de Gaza, où vivent environ 5,2 millions d’habitants dont le seul tort est, semble-t-il, d’exister. La comparaison n’a rien de saugrenu : il existe, par-delà leurs caractères propres, des similitudes entre ces deux situations. Mais leur traitement est pour le moins très différencié.
Ainsi, quand Vladimir Poutine instrumentalise de manière éhontée le souvenir de la seconde guerre mondiale, durant laquelle les Soviétiques ont payé un immense tribut, pour justifier son invasion de l’Ukraine en prétextant qu’elle aurait pour objectif de « dénazifier » ce pays, cette manipulation scandaleuse soulève à juste titre une réprobation générale. Mais lorsque le gouvernement israélien se livre à des trucages similaires en soutenant que les protestataires qui se mobilisent contre la répression des Palestiniens sont des antisémites nostalgiques de la Shoah, il trouve des complices comme Emmanuel Macron pour décréter qu’en effet, l’antisionisme — dont nul n’ignore, par ailleurs, qu’il peut parfois dissimuler de véritables haines racistes — serait, par définition, un antisémitisme.
Autre double standard : nul ne songe à nier que le président ukrainien, à qui la France livre régulièrement des armes depuis le début de l’agression russe, est pleinement fondé à résister et à exiger le retour aux frontières internationalement reconnues de son pays. Mais c’est en vain que l’ONU demande depuis 1967 la restitution des territoires palestiniens occupés cette année-là par l’armée israélienne, et du plateau du Golan. Personne, au sein de la « communauté internationale » ne songe à livrer des armes à la résistance palestinienne, régulièrement dénoncée comme « terroriste ». Et on demande aux Palestiniens de faire des concessions, alors qu’on salue l’intransigeance du pouvoir ukrainien.
Car décidément, les menées coloniales et guerrières à bon droit jugées intolérable en Ukraine sont, tout au rebours, communément et facilement admises lorsqu’elles sont le fait du gouvernement israélien. Cela se voit aussi dans l’attention portée — ou pas — aux victimes de ces exactions.
DES MORTS QUI NE COMPTENT PAS
Selon Kiev, « au moins 485 enfants ukrainiens » ont été tués depuis le début de l’invasion russe. Ce bilan effroyable soulève une indignation légitime, et les auteurs de ce massacre sont regardés à juste titre comme d’infréquentables bourreaux. Mais cette indignation est encore une fois à géométrie très variable. À la toute fin de l’année 2008, l’opération « Plomb durci » contre la bande de Gaza durant laquelle l’armée israélienne a commis selon l’ONU des « actes assimilables à des crimes de guerre et peut-être, dans certaines circonstances, à des crimes contre l’humanité » avait fait 1 315 morts palestiniens, dont 410 enfants.
Cinq ans plus tard, à l’été 2014, une nouvelle attaque contre Gaza, l’opération « Bordure protectrice » au cours de laquelle l’armée israélienne a, selon Amnesty International « violé les lois de la guerre en menant une série d’attaques contre des habitations civiles, faisant preuve d’une froide indifférence face au carnage qui en résultait » a tué, d’après le décompte effectué par l’ONU, 1 354 civils palestiniens, dont, de nouveau, plusieurs centaines d’enfants.
Pourtant, le gouvernement israélien n’a pas été mis au ban des nations. Aucune sanction n’a été adoptée contre lui. Fort de l’impunité qui lui est ainsi garantie, il continue à tuer. Dans les territoires palestiniens occupés, 230 personnes ont été abattues par les « forces de défense » israéliennes ou par des colons en 2022. Et dans les cinq premiers mois de l’année 2023, « l’armée israélienne a déjà ôté la vie à plus de 161 Palestiniens », selon l’agence Médias Palestine. Le 19 juin 2023, 6 Palestiniens, dont 5 civils parmi lesquels se trouvait un adolescent de 15 ans, ont encore été tués dans un raid de l’armée israélienne à Jénine, en Cisjordanie.
BANALES PÉRIPÉTIES
Les médias français ont très rapidement évacué ce qu’ils considèrent donc comme une banale péripétie ; rien qui puisse les détourner des « directs » journaliers consacrés jour après jour à la guerre de Poutine en Ukraine. Le 20 juin, Le Monde consacrait tout de même un édifiant article à cette information passée largement inaperçue : « Le gouvernement israélien fait un pas important vers une annexion de la Cisjordanie »1.
Dans un moment où le monde occidental tout entier se pique de défendre à Kiev les droits des peuples, une telle ambition aurait presque pu soulever un début d’irritation. Mais les Palestiniens ont ce grand tort, décidément inexcusable, qu’ils ne sont pas Européens. Et cette agression annoncée a immédiatement été recouverte du silence dans lequel se fomentent les pires consentements.
Sébastien Fontenelle
Source: Orient XXI