Alors que le continent est confronté au vieillissement de sa population, de nouveaux centres de pouvoir sont apparus.
Par Gerard Araud
Source: The Telegraph, 25 Août 2023
Les Européens sont toujours convaincus de la place centrale qu’occupe notre petit continent non seulement dans l’histoire de l’humanité, mais aussi dans la construction du monde d’aujourd’hui. Nous donnons des leçons à tous les autres sur la base de valeurs que nous croyons fermement universelles. Nous nous considérons comme nobles, puissants et bien intentionnés.
Mais la période de la véritable puissance européenne n’a été qu’une parenthèse historique.
Certes, les Européens ont dominé le monde entre 1815 et 1945, et depuis lors jusqu’à aujourd’hui, ils se situent juste derrière les États-Unis. Mais cela n’a duré que deux siècles : une virgule dans l’histoire du monde. Jusqu’en 1650, le PIB de l’Inde et, jusqu’en 1750, le PIB de la Chine étaient probablement plus importants que ceux de n’importe quel pays d’Europe.
Ainsi, à New Delhi et à Pékin, nous avons été considérés comme des parvenus pendant notre période de domination, et le rééquilibrage économique en cours depuis quelques décennies entre l’Europe et l’Asie est perçu comme un simple retour à la norme historique à long terme. Les pionniers sont remis à leur place.
Il n’est pas surprenant qu’en 2016, Barack Obama, dans une interview accordée à The Atlantic, ait semblé croire que l’avenir de l’humanité se jouerait entre New Delhi, Pékin et Los Angeles.
En effet, lorsque j’étais ambassadeur de France à Washington, j’ai pu constater à quel point nos supposés héritiers nous considéraient plutôt avec un mélange d’indifférence, de lassitude et de négligence. Nous étions la vieille tante dont on ignorait plus ou moins gentiment les élucubrations.
Pour les États-Unis, le potentiel de croissance mais aussi les principaux défis se trouvent en Asie, et il est donc logique que Washington s’oriente vers ce continent. Il n’y a pas de confusion possible à ce sujet. Pour les États-Unis, la Russie est une puissance régionale, un problème, mais pas le centre de leur attention. Ils veulent mettre fin à la guerre en Ukraine dès que possible pour faire face à la véritable menace : la Chine.
Les Européens sont-ils capables de prouver qu’ils comptent encore, qu’ils ne sont pas simplement une destination touristique périphérique ?
J’en doute, et pour une raison bien particulière. En tant que Français qui a vu son pays, la Chine de l’Europe en 1815, perdre progressivement sa puissance parallèlement à son déclin démographique, je crois fermement que la démographie est le destin.
Sur cette base, l’Europe est confrontée à une situation sans précédent. Sa population totale devrait diminuer de 5 % entre 2010 et 2050, mais de 17 % chez les 25-64 ans. Les populations de la Hongrie, des États baltes, de la Slovaquie, de la Bulgarie, du Portugal, de l’Italie et de la Grèce sont déjà en déclin, tandis que celle de l’Allemagne atteint un plateau avant une diminution prévisible. L’âge médian des Européens est de 42 ans, contre 38 ans aux États-Unis. Il augmente en moyenne de 0,2 an par an.
Qu’est-ce que cela signifie ? Moins de demande, donc moins de croissance, et des sociétés moins dynamiques. Plus concrètement, il s’agit d’une menace pour le « modèle européen », qui repose sur un compromis difficile entre l’État-providence et la réalité économique.
Les électeurs vieillissants privilégient les premiers aux dépens du second. Cela ne deviendra qu’un problème plus important dans les décennies à venir, étant donné que le nombre d’Européens âgés de plus de 80 ans va plus que doubler.
La vieillesse signifie des dépenses de santé et d’assistance personnelle sans cesse croissantes. La crise démographique déchirera à son tour nos sociétés entre les enfants en âge de travailler et les retraités dans un contexte où les seconds jouissent d’un niveau de vie que le premier ne peut souvent jamais espérer atteindre.
De manière plus aiguë, les Européens vont se battre sur la question de l’immigration. Le constat des experts est très clair : face à la faible efficacité des politiques « natalistes » visant à augmenter les taux de natalité, il n’y a pas d’autre solution que l’immigration pour enrayer le déclin démographique de l’Europe.
Dans l’Europe d’aujourd’hui, c’est un euphémisme de dire que cette solution ne sera pas bien accueillie par tous. Lorsqu’un ministre français a récemment laissé entendre que nous pourrions être amenés à accepter un nombre limité d’immigrants pour faire face aux pénuries de personnel dans certains secteurs, le tollé a été tel qu’il a immédiatement fait marche arrière.
Le Royaume-Uni a quitté l’UE en grande partie pour stopper l’immigration, même en provenance des pays européens. En 2015, l’Allemagne a peut-être ouvert ses frontières à plus d’un million d’immigrants du Moyen-Orient, mais c’était en réponse à une urgence humanitaire.
Il est difficile d’imaginer que cela se reproduise pour des raisons purement économiques. En effet, un tel afflux de travailleurs, bien nécessaire dans un pays qui vieillit rapidement, serait certainement impossible à renouveler compte tenu de la montée du parti d’extrême droite, l’AFD.
Dans ce contexte, l’émigration en provenance d’Europe est particulièrement malvenue. Nous perdons des personnes jeunes et très instruites qui partent principalement aux États-Unis, où elles auront de meilleures opportunités, que ce soit dans le secteur de la recherche, de l’enseignement ou dans le secteur privé.
Lors de mes voyages en Amérique, j’ai rencontré partout des chercheurs, des chirurgiens, des enseignants et des entrepreneurs européens. Il était difficile de ne pas s’attrister que ces jeunes, que nos pays avaient éduqués à grands frais, enrichissent au contraire les États-Unis.
Mais leur explication était toujours la même : meilleur financement, plus d’opportunités, moins de réglementation. Malheureusement, les pays vieillissants ont moins d’argent et ont tendance à aimer les réglementations.
Ne dites pas que mon pessimisme n’est que l’habituel gémissement français ; n’ajoutez pas que les démographies britannique et française ne sont pas si mauvaises (même si c’est vrai).
Tous les signaux pointent vers une Europe repliée sur elle-même. Un continent de vieux. L’avenir de l’humanité se jouera définitivement ailleurs.
Gerard Araud
Gerard Araud est un ancien ambassadeur de France aux États-Unis
Traduction Arretsurinfo.ch