Quand j’entends l’expression « au bord du précipice », l’image qui me vient ce sont les fameux lemmings avançant résolument vers le bord de la falaise.
Pour la première fois de l’histoire, les humains sont sur le point de détruire les perspectives d’une existence décente, ainsi que la plupart du vivant. Le taux d’extinction des espèces est aujourd’hui aussi élevé qu’il y a 65 millions d’années, lorsque qu’une catastrophe majeure, probablement un astéroïde géant, mis fin à l’ère des dinosaures, ouvrant la voie à la prolifération des mammifères. La différence c’est qu’aujourd’hui, l’astéroïde c’est nous, et la voie que nous ouvrirons permettra probablement aux bactéries et aux insectes de proliférer, une fois notre ouvrage achevé.
Les géologues divisent l’histoire de la planète en ères relativement stables. Le pléistocène, d’une durée de plusieurs millions d’années, fut suivi par l’holocène qui dura 10 000 ans, coïncidant avec l’invention humaine qu’est l’agriculture. Aujourd’hui, beaucoup de géologues ajoutent une nouvelle époque, l’anthropocène, qui commence avec la révolution industrielle, à l’origine d’une transformation radicale de la nature. A la lumière de la vitesse du changement, on préférerait ne pas savoir quand l’époque suivante commencera, ni ce qu’elle sera.
Une des caractéristiques de l’anthropocène est l’extraordinaire taux d’extinction des espèces. Une autre, la menace que nous représentons pour nous-même. Aucune personne instruite ne peut ignorer que nous sommes à l’aube de terribles désastres environnementaux, dont on peut d’ores et déjà constater les prémices, et cela pourrait devenir désastreux en quelques générations si la tendance actuelle n’est pas inversée.
Ce n’est pas tout. Depuis 70 ans nous vivons sous la menace d’une destruction instantanée et quasi totale, de notre propre fait. Ceux qui sont au courant de l’histoire choquante [du nucléaire], qui continue encore aujourd’hui, auront du mal à contester les conclusions du General Lee Butler, le dernier commandant des forces aériennes, et responsable des armes nucléaires. Il écrit que nous avons pour l’instant survécu à l’ère nucléaire « grâce à une combinaison de technique, de hasard, et d’intervention divine, et cette dernière dans les plus importantes proportions ». C’est quasiment un miracle que nous ayons échappé à la destruction jusqu’ici, et plus on tente le destin, comme nous le faisons actuellement, moins il y a de chance que l’on puisse espérer une intervention divine pour faire perdurer ce miracle.
Nous pourrions souligner un remarquable paradoxe de l’époque actuelle. Il y en a qui fournissent de sérieux efforts pour parer au désastre imminent. En tête on retrouve les segments les plus opprimés de la population mondiale, ceux que l’on considère les plus en retard et primitifs : les sociétés indigènes du monde, des premières nations du Canada aux aborigènes d’Australie, en passant par les peuples tribales d’Inde, et bien d’autres à travers le globe. Dans les pays aux populations indigènes influentes, comme la Bolivie et l’Équateur, il y a maintenant une reconnaissance, inscrite dans la législation, des droits de la nature. Le gouvernement d’Équateur a d’ailleurs proposé de laisser leurs ressources en pétrole dans le sol, là où elles devraient être, si les pays riches leur fournissaient une aide au développement équivalente à une petite fraction de ce qu’ils auraient sacrifiés en n’exploitant pas leurs ressources de pétrole. Les pays riches ont refusé.
Alors que les peuples indigènes essaient d’éviter le désastre, tout à fait à l’opposé, la course au précipice est menée par les sociétés du monde les plus avancées, éduquées, riches et privilégiées, avec en tête l’Amérique du Nord (États-Unis et Canada).Il y a toute une exubérance en ce moment aux États-Unis à propos de « 100 ans d’indépendance énergétique » alors que nous devenons « l’Arabie Saoudite du siècle à venir ». En écoutant un discours du président Obama d’il y a deux ans on entendrait une éloquente messe funèbre pour toutes les espèces. Il proclamait avec fierté, pour amplifier les applaudissements, que « Maintenant, sous mon administration, l’Amérique produit plus de pétrole qu’à n’importe quel moment des 8 années précédentes. C’est important à savoir. Durant les trois dernières années, j’ai dirigé mon administration vers l’ouverture de millions d’acres pour l’exploitation de gaz et de pétrole sur 23 états différents. Nous allons exploiter plus de 75% de nos ressources potentielles de pétrole offshore. Nous avons quadruplé le nombre d’appareils de forages atteignant un nombre record. Nous avons rajouté suffisamment de pipelines de gaz et de pétrole pour encercler la Terre, voire plus. »
Les applaudissements en disent long sur notre malaise social et moral. Le discours du président se déroulait à Cushing en Oklahoma, une « ville pétrolière » comme il l’annonçait en accueillant son public enthousiaste — en réalité il s’agissait de la ville pétrolière, décrite comme « la plate-forme commerciale la plus importante pour le pétrole brut d’Amérique du Nord ». Et les profits industriels sont sécurisés vu que « produire plus de pétrole et gaz ici à la maison » va continuer à être une « partie critique » de la stratégie énergétique que le président a promise.
Il y a quelques jours le New York Times publiait un supplément « énergie », 8 pages d’euphorie sur le brillant avenir des États-Unis, sur le point de devenir le premier producteur mondial de combustibles fossiles. On n’y trouvait aucune trace de réflexion sur le genre de monde que nous créons allègrement. On pourrait se souvenir de l’observation d’Orwell dans son introduction à « Animal Farm » (non publié), sur comment dans l’Angleterre libre, des idées impopulaires peuvent être supprimées sans l’utilisation de la force, simplement parce que l’immersion dans l’élite culturelle instille la compréhension qu’il y a certaines choses « que cela ne se fait pas de dire » — ou même de penser.Dans le calcul moral du capitalisme d’état qui prévaut actuellement, les profits et les bonus du prochain quart d’heure ont bien plus d’importance que l’avenir de notre prochain, et puisqu’il s’agit de maladies institutionnelles, elles ne seront pas faciles à vaincre. Alors que tout reste incertain, nous pouvons être sûr, absolument sûr, que les générations futures ne nous pardonneront ni nos silences, ni notre apathie.
Noam Chomsky – 9 mai 2014
Article original: http://www.pen.org/nonfiction/edge-total-destruction:
28 janvier 2015
leTraduction: Nicolas CASAUX