Miles Davis by Palumbo. Wikimedia

Le trompettiste Miles Davis [1926-1991), icône non-conformiste, est l’une des figures les plus innovantes dans le paysage du jazz.

[Silvia Cattori – 20.12.2022]

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UNE FIGURE CENTRALE DU JAZZ – MILES, LE VISIONNAIRE


“Avec sa façon unique de transcender toutes les catégories de styles, il a révélé de nouveaux mondes musicaux et des générations de musiciens se sont engouffrés dans ses pas…”

À travers ces quelques mots, Ashley Kahn met l’accent sur le rôle essentiel joué par Miles Davis dans l’histoire du jazz : trompettiste, compositeur, arrangeur, producteur et chef de bande, cet artiste polyvalent est à l’origine de nombreux styles et albums emblématiques. Alors que la plupart des grands jazzmen se sont concentrés sur un langage qu’ils ont approfondi tout au long de leur carrière, Miles Davis n’a cessé d’interroger les frontières du jazz en s’ouvrant à l’environnement musical qui l’entourait. En perpétuelle mutation, la musique de Miles connaît des révolutions tous les cinq ans environ.

UNE SONORITÉ SINGULIÈRE

Dès ses débuts dans les clubs new-yorkais, Miles Davis se distingue des boppers par un style d’interprétation très singulier qui s’affirme tout au long de sa carrière comme sa marque de fabrique. Miles est avant tout l’incarnation d’un son. Évitant tout excès de virtuosité des trompettistes de l’époque, il développe un jeu intériorisé, épuré et sans vibrato, déployant un discours minimaliste dans lequel le temps semble suspendu. Dans ses solos, les notes sont de plus en plus rares et la virtuosité de moins en moins visible. Miles se place du côté de l’évocation, de la suggestion, pendant que d’autres musiciens privilégient la démonstration technique via un style surchargé. Toutefois, la nonchalance apparente de ses interprétations dissimule une tension intérieure qui révèle toute l’ambiguïté du jeu du trompettiste.

UN DÉCOUVREUR DE TALENTS

Au cours de sa carrière, Miles a su s’entourer de jeunes jazzmen, qui sont par la suite devenus de grands noms du jazz. Le trompettiste disait à ce sujet : On joue avec moi puis on devient leader. De nombreux talents ont éclos parmi les musiciens des groupes formés par Miles ainsi que dans les sidemen auxquels il a fait appel. Parmi eux, citons John Coltrane, Ron Carter, Herbie Hancock, John McLaughlin ou encore Tony Williams, musiciens majeurs de l’histoire du jazz. Ces diverses collaborations ont permis au trompettiste d’explorer de nombreuses facettes à l’exemple de sa complicité avec Gil Evans, avec qui il a posé les bases du cool jazz.

LES STYLES DE SA VIE : DU BE-BOP AU HIP-HOP

PREMIERS PAS : DU « ST. LOUIS SOUND » AU BE-BOP (1926- 1948)

Enfant de la bourgeoisie noire, Miles Dewey Davis III naît le 26 mai 1926 à Alton, sur les bords du Mississippi. Il grandit à East St. Louis dans l’aisance et le confort, entre un père chirurgien-dentiste qui lui inculque la fierté raciale, et une mère mélomane qui prône l’intégration à la société blanche. Miles commence la trompette, instrument emblématique du jazz, à l’âge de treize ans. D’abord influencé par les musiciens de St. Louis qui ont développé une école de trompette, Miles est très vite fasciné par le be-bop, avant-garde du jazz dont il rencontre les chefs de file de passage à St. Louis en 1944 : le trompettiste Dizzy Gillespie (1917-1993) et le saxophoniste Charlie Parker (1920-1955), que tout le monde surnomme « Bird ».

Dès lors, il n’a plus qu’une idée en tête : les rejoindre à New York. Sous prétexte d’étudier à la prestigieuse Juilliard School of Music, il s’y rend peu après et devient le trompettiste attitré de Parker en 1945. À ses côtés, Miles Davis joue dans les clubs de la 52e Rue, réalise ses premiers disques et, par sa sonorité si singulière, s’impose comme un des musiciens les plus modernistes de l’époque. Cette période initiatrice lui permet de rencontrer de grands noms du jazz tels que Thelonious Monk, Fats Navarro, Max Roach, Coleman Hawkins ou encore, Billie Holiday.

PREMIÈRE ÉMANCIPATION : LA NAISSANCE DU COOL JAZZ (1949)

Lassé par le quintette de Charlie Parker, Miles Davis quitte le groupe en 1948. C’est alors qu’il crée, avec les arrangeurs Gerry Mulligan et Gil Evans, une formation de neuf musiciens (un nonette) qui laisse envisager une alternative au be-bop. Miles organise les répétitions et confie les arrangements à Gerry Mulligan, John Lewis et John Carisi, habitués des réunions musicales de l’appartement de Gil Evans. Postérieurement réunies sous le titre de Birth of the Cool, les pièces enregistrées par ce nonette chez Capitol rompent totalement avec le style frénétique du be-bop, en accordant notamment une place primordiale aux arrangements et à un jeu plus en retenue. Elles ouvrent ainsi la voie au jazz blanc cool qui fera école en Californie sous le nom de West Coast Jazz. En 1949, invité au festival international de jazz de Paris, Miles découvre auprès de l’intelligentsia de Saint-Germain des Prés une sincère reconnaissance de sa musique. À son retour, il sombre dans la drogue et mène une existence chaotique tout en poursuivant une carrière féconde.

LE HARD BOP (1952-1954) ET LA NAISSANCE DU JAZZ MODAL (1955-1962)

En réaction aux critiques du cool jazz perçu comme fade et blanc, Miles revient au be-bop et aux racines du jazz noir en se tournant vers le blues. Il fédère autour de lui la jeune lignée du hard bop émergeante parmi laquelle figurent les saxophonistes Sonny Rollins et Jackie McLean, le vibraphoniste Milt Jackson, les pianistes Thelonious Monk et Horace Silver, et enfin le batteur Art Blakey. À leurs côtés, Miles réalise des enregistrements pour les compagnies indépendantes Prestige et Blue Note. Sa sonorité sublimée par la sourdine Harmon lui permet de renforcer son style si personnel.

En 1954, Miles Davis rompt avec la drogue et reprend en main sa carrière. À la suite d’une prestation mémorable au Newport Jazz festival, il convainc Columbia Records de le prendre sous contrat et forme un premier quintette dont fait partie John Coltrane (1926-1967). Le groupe s’affirme en quelques mois comme l’un des meilleurs du moment. Miles épure son style et développe une approche modale de l’improvisation qui prend corps en 1959 dans son chef-d’œuvre, Kind of Blue. Parallèlement, il enregistre des albums orchestraux avec Gil Evans, dans lesquels figurent notamment Porgy and Bess de Gershwin et le Concierto de Aranjuez de Joaquim Rodrigo. En Europe, Miles Davis fait l’unanimité avec la bande sonore du film Ascenseur pour l’échafaud en 1957.

LE « SECOND QUINTETTE » ET LE JAZZ LIBRE (1963-1969)

Alors que ses musiciens le quittent pour mener une carrière solo, le trompettiste recrée son univers en rassemblant autour de lui une jeune génération d’instrumentistes surdoués. Le pianiste Herbie Hancock, le batteur Tony Williams, le contrebassiste Ron Carter et le saxophoniste Wayne Shorter se joignent à Miles Davis pour inventer un jazz libre (la « controlled freedom »), intuitif et nerveux se distinguant du free jazz qui se développe parallèlement. L’influence de ce groupe expérimental sera considérable et annonce le jazz à venir.

LE SECOND SOUFFLE : LE JAZZ ÉLECTRIQUE OU JAZZ-ROCK (1969-1971) ET L’AFRO-FUNK (1972-1975)

1968 est l’année de toutes les révolutions avec une transformation radicale de l’histoire de l’Amérique. Interpellé par la popularité d’artistes qui, tels Jimi Hendrix ou James Brown, rassemblent les foules, Miles Davis s’interroge sur la manière d’introduire les rythmiques du rock à sa musique. Il intègre progressivement des instruments électriques à l’image de sa trompette qu’il ne tarde pas à brancher. En 1968, il choisit de ne plus utiliser dans son orchestre que des claviers électroniques, puis d’y introduire basse, guitare électrique et percussions diverses dans l’ambition de recréer son univers sonore. Toujours bien entouré, il contribue à l’émergence du jazz rock avec des albums concepts aux illustrations psychédéliques. Disque d’or, Bitches Brew (1969) marque une fracture avec un jazz qui jusque-là était essentiellement acoustique. Le trompettiste se produit dans des salles de rock comme le Fillmore à San Francisco, et au festival de pop music sur l’île de Wight.

Au début des années 1970, Miles glisse du rock au funk. Soucieux de toucher le public afro-américain, il cherche à reconstituer le son de la rue : c’est ainsi que naît le disque On the Corner. Le trompettiste branche une pédale wha-wha sur son instrument, utilise l’orgue électrique et adopte des gestes de boxeur.

LES DERNIÈRES ANNÉES : LE POP-JAZZ ET LE JAZZ HIP-HOP (1980-1991)

Après plusieurs années de silence marquées par une existence chaotique et une santé précaire, Miles Davis revient sur le devant de la scène avec une nouvelle approche du jazz. Le retour du « héros » est célébré et envahit toute l’actualité du jazz. En s’imprégnant de la pop du moment, il cherche à concilier les sons contemporains à ses trente années d’expérience. Son répertoire s’ouvre aux tubes qu’il transforme en standards et transpose dans sa musique. En 1986, l’album Tutu, conçu avec le bassiste et arrangeur Marcus Miller, remporte un succès international. Miles fait la une des festivals et des magazines, et remporte de nombreuses récompenses. En 1991, il se tourne pour la première fois vers le passé en rejouant les partitions de Gil Evans des années 1950. À Paris à La Villette, il renoue avec d’anciens compagnons de route fréquentés à différentes époques de sa carrière. Il s’éteint peu après, le 28 septembre 1991, à Santa Monica des suites d’une pneumonie.

En 1992, paraît l’album Doo-Bop qui, enregistré avec la complicité du rappeur Easy Mo Bee, est un témoignage posthume de son intérêt naissant pour le hip-hop. Cette œuvre, nourrie de sons urbains, laisse notamment entendre les klaxons new-yorkais. Miles Davis propose ici une dernière passerelle entre sa musique et l’environnement musical ambiant de l’époque.

MILES DAVIS, ACTEUR DE SA PROPRE LÉGENDE

Personnalité mythique, Miles Davis n’a cessé, durant son existence, de susciter la fascination du public. Auteur d’une autobiographie (1989), il s’est façonné au fil du temps une personnalité au profil de star. Il transforme la scène en un véritable espace de représentation où le concert devient un show.

Toujours paré de ses lunettes noires, Miles Davis incarne le jazzman cool par excellence : il symbolise aussi bien le cool à travers sa musique avec un refus de l’urgence et un lyrisme sans effusion, que par son comportement et son mode de vie extravagants. Sur scène, en studio ou encore en société, il cultive l’image d’une personnalité charismatique mêlant nonchalance, distance et élégance. D’une nature provocatrice, il modifie notamment les usages des concerts de jazz dans les années 1950 en tournant le dos au public et en refusant d’annoncer les morceaux.

Homme à femmes, il partage sa vie avec des vedettes ou encore des beautés noires dont les portraits illustrent les pochettes de ses albums. Il s’affirme comme une figure de l’aristocratie noire du show-business dont le rayonnement dépasse le seul domaine du jazz : il se déplace en Ferrari, se pare de tenues de plus en plus insolites dessinées par de grands couturiers, expose ses peintures et multiplie les apparitions à l’écran. Il participe notamment à une publicité pour Honda et joue dans un épisode de la série à succès de l’époque Miami Vice. Au terme de sa carrière, Miles s’impose donc comme une personnalité très influente et énigmatique

Agathe Dignac