Le titre du livre «Die Schrumpf-Schweiz» qui fait l’objet de l’analyse suivante ne laisse rien présager de bon à première vue. Livre-t-on sur plus de 100 pages, un nouveau démontage de la Suisse, par exemple à la Thomas Maissen, dont la «production historique» semble viser uniquement à démonter la Suisse en tant qu’Etat national souverain et démocratique, avec pour objectif présumé de rendre la Suisse compatible à l’UE? Ou bien est-ce une critique ouverte aux développements funestes dans et autour de notre pays, ce que les ancêtres désignaient la «malice des temps»?
Le livre de Simon Geissbühler va plus loin et vaut la peine d’être lu. L’auteur tente de mettre en parallèle des développements actuels en Suisse avec les valeurs fondamentales de notre système étatique. Il montre où nous constatons un démontage dans la structure étatique et ce que nous pouvons faire contre cette tendance. «Le cas particulier de la Suisse – dans l’ensemble un modèle à succès assez unique en son genre – ne cesse de s’éroder. C’est en partie dû à une pression extérieure, mais c’est nous, Suissesses et Suisses qui en sommes responsables.» (p. 11)
Au début du livre, les développements négatifs sont d’abord thématisés, ceux qui en particulier conduisent à un démontage de la démocratie et à une perte de liberté. Cela conduira à un lent effondrement de notre Etat, et poursuivant ce chemin, «la liberté continuera de diminuer et la ‹déresponsabilisation de l’individu caractérisée par la remise de tâches toujours plus nombreuses aux pouvoirs publiques anonymes et à des institutions gigantesques lointaines› progressera. La prospérité baissera. Dans le domaine de la formation et de l’innovation, la Suisse perdra du terrain.» (p. 22)
Geissbühler cite différents apologistes qui, prédisant le «naufrage», minent le système politique et social de la Suisse et prévoient son effondrement. Les raisons pour cela sont en partie dignes d’attention, en partie cependant, elles rongent à la substance de notre Etat, puisque la démocratie directe, la concordance et le fédéralisme seraient la source de ces développements négatifs. Autrement dit, tout ce qui distingue la Suisse des autres Etats, notamment sa liberté, basée sur la participation directe de la population au processus de décision politique, serait responsable de l’effondrement rampant du pays.
«Pas de tradition absolutiste et centraliste»
Simon Geissbühler présente dans les chapitres suivants le système étatique suisse à nouveau sous son juste jour, en réfutant les divers points critiqués de manière objective et fondée, et en se basant sur de nombreuses sources. D’abord, il explique historiquement l’importance exceptionnelle de la concordance: «La concordance est fondée historiquement. Une structure étatique fragile, constituée de plusieurs langues, confessions, de sensibilités politiques et d’expériences historiques, doit chercher l’équilibre et le compromis, sinon elle s’effondre.» (p. 41) L’importance de la concordance est aussi une importance sociale, «qui nous rappelle toujours que le bien commun existe […]» (p. 43)
Outre la concordance, la démocratie directe est aussi un symbole de la Suisse. Déjà dans la préface, Geissbühler écrit et résume l’essentiel: «Elle [la Suisse] n’a pas de tradition absolutiste ni centraliste et ne s’est pas développée d’en haut, mais par le bas.» (p. 13) Ce chemin particulier, issu de l’histoire, est nié avant tout par les partisans de l’UE ou les internationalistes, peut-être aussi n’est-il pas reconnu dans son importance au niveau de la politique d’Etat. La Suisse, si elle veut rester fidèle à elle-même, ne s’intégrera jamais à un système centraliste octroyé d’en haut, comme l’UE l’incarne en grande mesure. Ainsi, Geissbühler ne voit pas seulement l’importance de la démocratie directe dans l’immédiateté politique mais aussi comme facteur de la stabilité politique. «La démocratie directe a mené à une stabilité politique remarquable, augmente la légitimité du système politique et renforce la confiance des citoyennes et citoyens dans le processus politique.» A côté de la concordance, il voit dans la démocratie directe un effet unificateur. «De plus, la démocratie directe est un élément important de cohésion nationale.» (p. 44) En outre, Geissbühler élimine quelques mythes qu’on entend souvent, par exemple que la démocratie directe, donc la participation du peuple aux questions politiques, est trop sollicitée et qu’on devrait plutôt laisser à la politique de telles lourdes décisions. «L’argument que le peuple est trop bête pour la démocratie directe, signifie en dernière conséquence que le peuple est trop bête pour la démocratie en général. Le fait de s’imaginer qu’il soit plus difficile de répondre à une question objective concrète par oui ou par non que de trouver parmi des douzaines et centaines de candidats lors d’une élection celui ou celle qui représente le mieux ses propres préférences, est absurde.» (p. 47)
«Le fédéralisme est jusqu’à nos jours un élément marquant et identificateur»
Le fédéralisme forme un autre pilier important du système étatique suisse et possède une grande importance unificatrice. «Le fédéralisme est jusqu’à nos jours un élément marquant et identificateur de la Suisse.» (p. 54) Cependant, il favorise aussi la «concurrence entre les cantons et les communes et [conduit] ainsi à des solutions innovatrices». (p. 54) Le fédéralisme aide aussi à «tenir les impôts à un faible niveau […] et empêche ainsi la concentration du pouvoir». (p. 54)
Peu d’Etats européens présentent une tradition démocratique comparable à la Suisse. Peu de pays européens peuvent tenir tête, encore moins quand il s’agit de l’organisation de la démocratie. «Pas tous les pays européens présentent une aussi longue tradition démocratique que la Suisse. C’est angoissant d’entendre l’Europe faire à nouveau appel à un leader fort et affirmer sérieusement que les systèmes autoritaires ont des avantages considérables.» (p. 63)
«L’unique Etat de démocratie directe au monde»
Outre les institutions et les trois niveaux politiques de la Suisse dotés de larges compétences politiques, la «culture politique est une partie essentielle de l’identité suisse». (p. 55) Les racines historiques et leurs développements sont décisifs pour la formation de ces identités. Le fait que la participation de la population au processus de décisions politiques, ait commencé déjà au Moyen-Age, certes dans une moindre mesure, a permis à la Suisse d’intégrer plus facilement les réflexions du siècle des Lumières dans la philosophie de l’Etat, et de faire de la Suisse ce qu’elle est aujourd’hui. «La Suisse était en Europe le seul pays dans lequel au milieu du XIXe siècle le ‹libéralisme, le fédéralisme, le mouvement démocratique et la parlementarisation avaient du succès.›» (p. 56) Après le fondement de l’Etat fédéral, le droit au référendum et à l’initiative au niveau fédéral ont été institués, si bien qu’on peut dire à juste titre, que la Suisse est le seul Etat de démocratie directe au monde et il fonctionne parfaitement. Dans plusieurs statistiques à la demande de l’OCDE, la Suisse prend la première place. Même s’il faut avoir toujours un certain scepticisme à l’égard des sondages et des tests de l’OCDE, on peut tout de même tirer quelques conclusions du classement de la comparaison des pays.
«En Suisse, la solidarité sociale prédomine»
Geissbühler réfute l’argument avancé comme quoi la démocratie directe est indolente et retarde le processus d’innovation en Suisse, en argumentant que même pas 10% des lois adoptées par le Parlement, sont présentées au peuple dans le cadre d’un référendum. Même si la Suisse est un Etat libéral et que le libéralisme politique a joué un rôle important dans le développement économique et politique, la solidarité sociale prédomine en Suisse.
Dans la comparaison internationale «les Suissesses et les Suisses ne représentent […] donc en aucun cas des positions libérales». (p. 58) Geissbühler lui-même ne refuse pas le libéralisme et voit en lui un moteur pour le succès politique et économique.
D’autres traits de caractère essentiels pour le système d’Etat suisse sont également mentionnés: le système de milice, l’armée de milice, la tradition humanitaire etc. Ainsi, il constate, que la volonté de défense légendaire des Suisses a diminué. Deux tiers de la population défendraient le pays en cas de guerre. C’est le résultat d’une atmosphère, qui s’avère aussi dans le fait que l’armée a été «systématiquement restreinte ces dernières années». (p. 60) Outre l’armée de milice et la volonté de se défendre, même si ce ne sont que deux tiers de la population, le taux de soutien est quand même plus élevé que dans les pays voisins tels l’Allemagne (37,4%) et l’Italie (43,4%).
Geissbühler voit un risque dans le développement permanent de l’Etat social. «Au cours des décennies écoulées, l’Etat (social) suisse n’a jamais été démonté mais continuellement développé.» (p. 104) Il peut, si on le pousse trop, conduire chez certains à une passivité et à une perte d’indépendance. Pour lui, il s’agit d’un exercice sur la corde raide entre solidarité et auto-responsabilité. «Tandis que la solidarité avec autrui et une certaine protection doivent être des valeurs ou des objectifs indiscutables de chaque société, la solidarité et la protection sociale ne sont pas sans limites.» (S. 76) Outre l’extension de l’Etat social, il voit dans l’implication croissante de l’Etat dans la vie privée ainsi qu’une régulation de la vie privée et publique prenant toujours d’ampleur, une menace croissante pour la liberté de l’individu.
«Axer la pensée et l’action politique davantage sur le long terme et la stratégie»
Geissbühler voit dans la vague réformiste qui a fait son entrée dans les différents domaines de la vie publique une menace pour la souveraineté et la démocratie directe. On peut le constater particulièrement dans le domaine scolaire, domaine qui depuis des années est mené par des réformes sans que la qualité de l’enseignement et les aptitudes des élèves quittant l’école s’améliorent – tout au contraire. «Le travail libre et l’enseignement ouvert ne conduisent guère à un effet positif dans l’apprentissage. Il existe par contre différentes nouvelles études qui concluent que l’enseignement en classe est préférable à l’enseignement non-structuré et libre.» (p. 98) Les dangers guettent aussi dans la digitalisation de l’enseignement et le risque de dépendance des «médias sociaux» est immense. Presqu’aucun élève ni étudiant supporte de ne pas utiliser son smartphone pendant les cours. Ici, on se trouve devant un développement qui a peu à voir avec l’enseignement et la formation. «Ce qui manque le plus aujourd’hui, c’est la formation classique. Il ne s’agit pas de courir après l’esprit du temps, mais de transmettre une vraie formation qui nécessite du temps et de la patience, qui donne de l’espace à l’épanouissement des talents des enfants, qui ne coure pas derrière l’idée illusoire d’investissements à court terme.» (p. 102)
Malgré toute l’iniquité, ou pour parler comme les ancêtres helvétiques, malgré la «malice des temps», Geissbühler ne voit aucune raison de sombrer dans le pessimisme et le fatalisme. Les développements négatifs dans notre pays sont selon lui faits maison et de ce fait corrigeables. «Ce malaise résulte des tendances mentionnées auxquelles se voit soumise la Suisse, dont nous sommes largement responsables et contre lesquelles nous avons jusqu’à présent peu, voire rien, entrepris.» (p. 103) La Suisse avec ses droits populaires, tels le référendum et l’initiative, permet de mettre un terme à des développements erronés et de se raviser plutôt que de suivre aveuglément des directives internationales qui n’ont rien à voir avec notre pays, notre culture (politique) et notre manière de vivre ensemble. C’est pourquoi, selon Geissbühler, il faut à nouveau axer «la pensée et l’action politique davantage sur le long terme et la stratégie».
Quiconque désire obtenir des plus amples informations sur les caractéristiques de la Suisse et son excellent système politique, trouvera dans le livre de Simon Geissbühler une source extrêmement riche. •
Thomas Kaiser | 10 août 2015