« Volodymyr Zelensky et Igor Kolomoïsky »

Lambert Strether est un journaliste et bloggeur qui anime le site Naked Capitalism spécialisé dans les questions d’économie, de finance et de politique. Dans cet article, il nous éclaire sur l’entourage et le parcours du président ukrainien Volodymyr Zelensky. Adoptant un ton ironique et un humour grinçant, il déconstruit l’image du nouveau héros ukrainien en nous rappelant avec quel argent s’est construite sa carrière médiatique et politique. [Jules/ASI]


Par Lambert Strether

Publié le 8 mars 2022 sur Naked Capitalism sous le titre Discerning Volodymyr Zelensky – Traduction: Jules


Dans ce billet extrêmement court et quelque peu réducteur, je vais faire exactement ce qui est écrit sur l’emballage : gratter les couches de propagande de guerre déjà profondément incrustées. Je me propose de le faire à la façon américaine traditionnelle : en suivant l’argent.

Pour écrire ce billet j’ai été inspiré par Gonzalo Lira, ancien contributeur de Naked Capitalism, en streaming depuis Kharkiv (!!) : sa vidéo, « Who Is Zelensky? A Puppet—and Here’s Why », est perspicace, lucide et convaincante; bien que NSFW (Note Safe for Work), il s’agit d’un acronyme couramment utilisé sur internet par les anglo-saxons pour signaler un contenu sensible car vulgaire, ou sexuellement explicite. Ici, l’auteur emploie cet acronyme de façon humoristique.

Je tiens à préciser que je vais examiner les relations entre un milliardaire, les militants armés que celui-ci subventionne et un homme politique qu’il finance. Toutes ces relations sont si compliquées et complexes qu’en comparaison la Fondation Clinton (ONG bien connues pour ses financements douteux) passerait pour un dessin d’enfant.

Toutes ces relations sont également profondément enracinées dans l’histoire du nationalisme ukrainien, avec beaucoup d’héroïsme et d’infamie de tous les côtés. En adoptant une approche basée sur les échanges d’argent (« suivez l’argent »), je prends mes distance avec tout cela. (Souvenons-nous à titre d’exemple que le scandale du Watergate a éclaté parce qu’il impliquait des paiements en espèces, et non à cause des parcours personnelles souvent bizarres des personnes impliquées).

Sur ce, commençons par l’homme d’affaires.

Le milliardaire : Ihor Kolomoïsky

Les lecteurs de longue date de Naked Capitalism se souviendront que Richard Smith nous avait présenté Ihor Kolomoïsky il y a de cela huit ans, en 2014 :

« Kolomoïsky est l’un des oligarques chargés de contrôler les provinces orientales de l’Ukraine, qui s’est récemment moqué de Poutine, réputé susceptible sur le sujet de sa taille, en le qualifiant de “petit schizophrène”. C’était assurément un bon moyen de couper les ponts. En attendant, Poutine a fermé autant de banques de Kolomoïsky qu’il le pouvait, en Crimée et à Moscou. Je ne sais pas exactement qui a commencé, mais nous pouvons certainement considérer que c’est une prise de bec de premier ordre.

Pendant que ces opérations se préparaient, il se pourrait bien que Kolomoïsky ait recherché quelque chose qui ressemble à un protecteur américain, et il l’a trouvé, sous la forme du fils du vice-président [Hunter Biden]. Autre hypothèse : Kolomoïsky est bien trop bouillant de judaïsme pour ressembler à un néo-nazi. Un lien entre les États-Unis et Kolomoïsky pourrait bien intéresser les cercles désireux de contrer les récriminations russes selon lesquelles le régime intérimaire de Kiev est dominé par des “fascistes”. »

Non, je ne vais pas me lancer dans cette histoire de Hunter Biden ; ce ne sont pas le genre de conversations qui m’intéressent maintenant. Je noterai au passage que le style de Kolomoïsky peut être considéré comme – disons-le – grossier. Kolomoïsky et son compère, Gennadiy Bogolyubov, étaient des partenaires commerciaux fondateurs d’une chose appelée Privat Group :

« Au milieu des années 2000, Kolomoïsky et Bogolyubov se sont forgés une solide réputation prédateurs financiers (corporate raiders), devenant célèbres par une série de rachats hostiles. Des rachats hostiles à l’ukrainienne, c’est-à-dire qui incluaient souvent la participation active des équipes quasi-militaires de Privat. Ces opérations comprenaient, entre autres, un véritable raid sur l’aciérie de Kremenchuk en 2006, au cours duquel des centaines de voyous armés de battes de base-ball, de barres de fer, de pistolets à gaz et à caoutchouc et de tronçonneuses ont pris le contrôle de l’usine par la force. »

Au moment de la rédaction de ce billet, Kolomoïsky figure au 1750e rang de la liste des milliardaires de Forbes, avec une valeur nette réelle (en supposant que Forbes n’ait pas sous-traité la collecte des données au CDC, Centers for Disease Control) de 1,8 milliard de dollars. Kolomoyskyi s’est également brouillé avec les États-Unis, y compris, ce qui est amusant, avec l’Atlantic Council (un puissant think tank américain). Mais je suppose que tous ces obstacles bureaucratiques fastidieux seront balayés à un moment ou à un autre, c’est donc aussi un chemin que je n’emprunterais pas. Il suffit de dire que Kolomoïsky a toujours ses milliards, qui, je pense, sont davantage employés en Ukraine qu’ici, et qu’il n’hésite pas à financer des voyous. Kolomoïsky, comme tout milliardaire, détient un portefeuille de projets dans le domaine politique. Je ne sais pas combien il en a en tout, mais il y en a au moins deux. Examinons-les.

Les fascistes banderistes : Le Bataillon Azov et le Secteur Droit

Voici une photo prise en Ukraine le 1er janvier 2022. De belles torches ! DR.

La légende : « Des militants de divers partis nationalistes brandissent des torches et un portrait de Stepan Bandera lors d’un rassemblement à Kiev […] Le rassemblement a été organisé pour marquer l’anniversaire de Stepan Bandera, fondateur d’une armée rebelle qui a combattu le régime soviétique et qui a été assassiné en Allemagne en 1959. » Et plus loin dans le même article du Times of Israel :

« Au cours de la Seconde Guerre mondiale, Bandera a dirigé l’Armée insurrectionnelle ukrainienne, dont les hommes ont tué des milliers de Juifs et de Polonais, y compris des femmes et des enfants, tout en combattant aux côtés de l’Allemagne nazie contre l’Armée rouge et les communistes. Les partisans de Bandera affirment qu’ils se sont rangés du côté des nazis contre l’armée soviétique dans l’espoir qu’Adolf Hitler accorde l’indépendance à l’Ukraine. Les expressions d’admiration pour Bandera et d’autres collaborateurs ont gagné en ampleur et en statut à la suite de la révolution de 2014 en Ukraine, qui a renversé le régime de Viktor Ianoukovitch sur fond d’affirmations selon lesquelles il serait un suppôt de la Russie, et a déclenché un conflit armé avec la Russie. »

The History News Network nous fournit plus de détails sur Bandera :

L’historien Karel Berkhoff, entre autres, a montré que Bandera, ses adjoints et les nazis partageaient une obsession essentielle, à savoir la notion que les Juifs d’Ukraine étaient derrière le communisme et l’impérialisme stalinien et devaient être détruits. ‘Les Juifs d’Union soviétique’, peut-on lire dans une déclaration de Bandera, “sont les plus fidèles partisans du régime bolchevique et l’avant-garde de l’impérialisme moscovite en Ukraine.”

Lorsque les Allemands envahirent l’URSS en juin 1941 et prirent la capitale de la Galicie orientale, Lvov, les lieutenants de Bandera publièrent une déclaration d’indépendance en son nom. Ils promirent en outre de collaborer étroitement avec Hitler, puis aidèrent à lancer un pogrom qui tua quatre mille Juifs de Lvov en quelques jours, en utilisant des armes allant des fusils aux barres métalliques. “Nous déposerons vos têtes aux pieds d’Hitler”, proclamait un pamphlet banderiste aux Juifs ukrainiens. »

L’idéologie de Bandera perdure aujourd’hui, notamment dans le bataillon Azov, qui était à l’origine une organisation paramilitaire, mais qui est désormais intégrée à la Garde nationale ukrainienne. Le World Socialist Web Site résume :

« Le Bataillon Azov a été fondé par l’antisémite Andriy Biletsky en 2014. Il a intégré de nombreux membres des anciennes organisations ultranationalistes et suprématistes blanches de Biletsky, telles que Patriote d’Ukraine et l’Assemblée sociale-nationale (SNA). Ces tendances trouvent leurs racines politiques dans l’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN), dirigée par Stepan Bandera, et l’Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA) […]

En 2015-2016, le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’Homme a établi un lien entre le bataillon Azov et des crimes de guerre, notamment des pillages massifs, des détentions illégales et des actes de torture.

Depuis l’éviction de Ianoukovitch, les États-Unis et leurs alliés ont fait en sorte que le régime ukrainien, et en particulier ses paramilitaires d’extrême droite, reste une force importante et menaçante. Des milliards de dollars ont été dépensés pour soutenir le gouvernement et approvisionner et former ses forces armées.

En avril 2015, près de 300 membres de la U.S. 173rd Airborne Brigade ont été envoyés en Ukraine pour former les soldats ukrainiens, notamment les membres du bataillon Azov. Ils ont été rejoints par des soldats britanniques, canadiens et polonais dans le cadre de l’opération Fearless Guardian. »

D’où l’appellation banderistes. Nous utilisons le terme « fascistes banderistes » en partie par souci de précision, mais aussi pour éviter de confondre nos propres soi-disant « néo-nazis », cosplayers, avec les vrais en Ukraine. Et non, je ne pense pas que « fasciste » soit hors sujet, non plus. Les lecteurs se rappelleront de la définition du fascisme de Robert Paxton :

« Le fascisme peut être défini comme une forme de comportement politique marqué par une préoccupation obsessionnelle pour le déclin de la communauté, l’humiliation ou la victimisation et par des cultes compensatoires de l’unité, de l’énergie et de la pureté, comportement à travers lequel un parti de masse composé de militants nationalistes engagés, travaillant en collaboration difficile mais efficace avec les élites traditionnelles, abandonne les libertés démocratiques et poursuit avec une violence rédemptrice et sans contraintes éthiques ou légales des objectifs de purification interne et d’expansion externe. »

Cela me dit quelque chose, surtout la partie « violence rédemptrice ».

Après ce résumé, vous ne serez pas surpris d’apprendre que Kolomoïsky a financé le bataillon Azov :

« Avant de faire partie des forces armées ukrainiennes, qui a financé Azov ? L’unité a reçu le soutien du ministre ukrainien de l’Intérieur en 2014, le gouvernement ayant reconnu que sa propre armée était trop faible pour lutter contre les séparatistes pro-russes et qu’elle s’appuyait sur des forces paramilitaires volontaires.

Ces forces étaient financées à titre privé par des oligarques – le plus connu étant Igor Kolomoïsky, milliardaire magnat de l’énergie et gouverneur de la région de Dnipropetrovska à l’époque. »

Newsweek :

« [Ihor Kolomoïsky] financerait également le bataillon Azov […] Entre-temps, la chaîne norvégienne TV2 a présenté hier des images du bataillon Azov arborant des drapeaux portant les symboles du parti néo-nazi ukrainien “Patriot of Ukraine“. »

Reuters :

« Certains bataillons privés ukrainiens ont noirci la réputation internationale du pays par leurs opinions extrémistes. Le bataillon Azov, financé en partie par Taruta et Kolomoïsky, utilise le symbole nazi du Wolfsangel comme logo, et nombre de ses membres épousent ouvertement les idées néonazies et antisémites. Les membres du bataillon ont parlé d'”amener la guerre à Kiev” et ont déclaré que l’Ukraine avait besoin “d’un dictateur fort au pouvoir qui pourrait verser beaucoup de sang mais unir la nation dans le processus”. »

Voilà qu’on retrouve notre histoire de « violence rédemptrice ».

Et en plus de financer le bataillon Azov, Kolomoïsky finance quelqu’un d’autre, fortement et depuis un certain temps.

L’homme politique : Volodymyr Zelensky

Il s’agit de l’actuel président de l’Ukraine, Volodymyr Zelensky (qui a transféré beaucoup d’argent à l’étranger, mais c’est un nid à rats dans lequel je ne m’aventurerai pas ici). Extrait de la BBC :

« [Dans la comédie politique ukrainienne Serviteur du peuple, Volodymyr Zelensky joue le rôle d’un enseignant qui devient président après qu’une vidéo de lui dénonçant la corruption du gouvernement soit devenue virale. Il s’agit d’un exemple typique de programme adoptant une approche burlesque pour traiter les luttes du pays contre l’oligarchie et les bureaucrates complaisants au cours de ces 18 années d’indépendance post-soviétique. Mais des séquences comme celle-ci ont pris une nouvelle signification maintenant que Zelensky est devenu le vrai président de l’Ukraine, grâce à sa popularité en tant que leader fictif. »

Ironie de l’histoire. Plus encore :

« Serviteur du peuple a été diffusé pour la première fois en Ukraine en 2015, avec Zelensky – alors connu comme un acteur comique – dans le rôle d’un gars ordinaire devenu président nommé Vasyl Petrovych Holoborodko. La série a été diffusée pendant trois saisons sur la chaîne 1+1 du pays.

En termes de qualité, Serviteur du peuple n’a rien à envier aux comédies de prestigieuses de renommée internationale, ce qui a probablement contribué à son efficacité pour dénoncer cette corruption et couronner un vrai président. Elle se situe quelque part entre les satires politiques sombres et tranchantes d’Armando Iannucci, The Thick of It et Veep, et la vision américaine ensoleillée de la politique locale, Parks and Recreation. Serviteur du peuple touche parfois à l’essentiel, mais offre également une lueur d’espoir, grâce à une production fluide, une écriture soignée, des performances de qualité et des séquences à mourir de rire.

Il n’est pas étonnant qu’une telle série, associée à la performance gagnante de Zelensky en tant que personnage intelligent et moral, ait abouti à une victoire présidentielle qui a dépassé la version fantaisiste de la soirée électorale de la série : dans Serviteur du peuple, il a remporté 67 % des voix ; dans la réalité, il en a remporté 73,2 %. »

Et cerise sur le gâteau :

« [Ihor] Kolomoïsky possède 1+1, qui a diffusé Serviteur du peuple et a ostensiblement aidé à amener Zelensky au pouvoir. »

«Ostensiblement » fait plus de travail qu’un simple adverbe ne devrait jamais avoir à en faire. Et dans le cerveau des démocrates libéraux, Zelensky se faufile jusqu’au fauteuil du président. Un détail révélateur sur l’élection de 2019 :

« Avec l’économie ukrainienne au point mort et la cote de popularité de Porochenko au plus bas, il semblait probable que l’élection présidentielle de 2019 serait une répétition du concours de 2014, avec le titulaire face à la vétérane de la révolution orange Ioulia Timochenko. Au lieu de cela, plus de trois douzaines de candidats se sont lancés dans la course, et Zelensky s’est imposé comme l’un des principaux candidats pratiquement dès la déclaration de sa candidature. Cette annonce a été faite sur 1+1 le 31 décembre 2018, en devançant le discours annuel du Nouvel An de Porochenko. Cette provocation a soulevé des questions sur l’implication du propriétaire de 1+1, Kolomoïsky, dans la campagne de Zelensky. »

Je l’aurais parié !

Conclusion

Je me rends compte que dans le climat actuel d’hystérie fiévreuse, tout ce qui n’est pas une adoration béate du héros Zelensky sera considéré par les plus (délirants) engagés comme se situant quelque part entre donner un coup de pied à un chiot aux yeux tristes et un acte de haute trahison. J’admets volontiers que je n’ai pas essayé de déterminer les causalités, ni de démêler les querelles entre fascistes, ni d’aborder la question des batailles contre la corruption, sans parler de la géopolitique, ou quoi que ce soit d’autre. Je n’ai examiné que les échanges : le milliardaire Kolomoïsky a financé les fascistes banderistes ; le milliardaire Kolomoïsky a financé Zelensky. Cela ne vous semble-t-il pas étrange ?

Moi, ça me semble étrange. La presse devrait peut-être s’y intéresser. Transposons la situation aux États-Unis. Supposons que votre candidat soit un outsider honnête et indépendant qui se présente à la présidence. Puis vous suivez l’argent. Vous découvrez qu’un oligarque a versé une grosse avance à votre candidat pour (disons) écrire son livre, et que ce même oligarque a également financé une organisation néo-fasciste tel que, disons, les Proud Boys. Cet ensemble de transactions ne vous ferait-il pas réfléchir à deux fois sur l’honnêteté et l’indépendance de l’outsider ?

Lambert Strether

Article original en anglais: Naked Capitalism

Traduit par Jules pour Arrêt sur info

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