Eduard A. Shevardnadze (à droite) accueille Hans-Dietrich Genscher (à gauche) et Helmut Kohl (au milieu) à leur arrivée à Moscou, le 10 février 1990, pour des entretiens sur la réunification allemande. Photo : AP Photo / Victor Yurchenko AP Photo / Victor Yurchenko.

De la Maison commune européenne de Gorbachev à la structure de sécurité paneuropéenne de Poutine, l’Occident a tourné le dos aux propositions russes. Une erreur politique dont l’Ukraine paie aujourd’hui le prix fort, avance Alison Katz: «Si nous voulons donner une chance à la paix, il est temps de réhabiliter l’apaisement en tant que politique de choix.»

Par Alison Katz

Dans un discours devant le Conseil de l’Europe, le 6 juillet 1989, le Premier secrétaire du Parti communiste de l’Union soviétique, Mikhaïl Gorbatchev, présentait son projet pour l’édification d’une «Maison commune européenne» qui inclurait la Russie, sans aucune alliance militaire hostile à l’intérieur – donc ni Pacte de Varsovie ni Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN). Le 17 décembre 2021, Vladimir Poutine a soumis à négociation deux projets de traités de sécurité mutuelle paneuropéenne; l’un entre la Russie et les Etats-Unis et l’autre entre la Russie et l’OTAN. Les préoccupations légitimes en matière de sécurité et les propositions de garanties de sécurité présentées par ces deux dirigeants, à trente-deux années d’intervalle, ont été ignorées par l’Occident d’une manière arrogante et hautement irresponsable.1 Avec le résultat prévisible que nous voyons aujourd’hui.

L’Ukraine est détruite et sa défaite semble imminente. L’issue la plus probable des négociations qui auront lieu sera le statut neutre de l’Ukraine vis-à-vis de l’OTAN et l’autonomie des provinces de Louhansk et de Donetsk, conformément aux accords de Minsk. Ce sont précisément les deux principales revendications formulées par la Russie dans les années qui ont précédé l’invasion de février 2022. Ainsi, déjà, 340’000 personnes – dont plus de 10’000 civils – sont mortes ou ont été blessées et un pays (encore un!) détruit… pour rien. Cette guerre, comme beaucoup d’autres, était prévisible. Donc évitable.

L’apaisement pourrait se définir comme une politique étrangère consistant à pacifier un pays, qu’il soit lésé ou agresseur, par la négociation dans le but d’éviter la guerre. Malheureusement, cette approche est largement discréditée en raison de son association avec la politique britannique des années 1930, consistant à permettre à Hitler d’étendre le territoire allemand sans contrôle. Le terme aujourd’hui, en particulier dans la culture anglo-saxonne, évoque la capitulation plutôt que la conciliation, la faiblesse plutôt que la force, l’échec plutôt que le succès diplomatique.

Près d’un siècle s’est écoulé. Si nous voulons donner une chance à la paix, il est temps de réhabiliter l’apaisement en tant que politique de choix, non seulement pour les antimilitaristes, mais aussi pour celles et ceux qui luttent pour une justice sociale, pour qui le bien-être et la sécurité des peuples où qu’ils soient sont la priorité, en tenant compte du fait que leurs gouvernements respectifs représentent rarement leurs intérêts.

Les présidents biélorusse, russe, français, ukrainien, et la chancelière allemande réunis à Minsk le 11 février 2015. Crédits : flickr.com, Karl-Ludwig Poggemann

Pour éviter la guerre en Ukraine, il fallait impérativement savoir ce que la Russie revendiquait2 et ce que l’Ukraine (pas les Etats-Unis, ni le Royaume Uni, ni l’Union européenne) était prête à accepter. La réponse à la première question est simple: la Russie réclamait que l’Ukraine reste neutre, comme promis, et que les Accords de Minsk signés par la Russie, l’Ukraine, l’Allemagne et la France, garantissant l’autonomie du Donbass au sein de l’Ukraine, soient respectés. En réponse à la seconde question, Volodymyr Zelensky (pas Joe Biden, ni Boris Johnson, ni Ursula von der Leyen) a plusieurs fois exprimé sa préférence pour une solution qui évitait les morts, privilégiant l’option de la neutralité ou de la perte de territoire à la perte de vies humaines.3 En outre, Kiev et Moscou ont été très près d’un accord à plusieurs reprises; les négociations ont été stoppées par Washington et Londres.4

Un peu d’histoire s’impose. La chute de l’URSS s’est faite sans violence. Les pays de l’Est ont pu se libérer sans résistance; leur droit à l’indépendance était reconnu. Cependant, Gorbatchev et, depuis, tous les dirigeants russes ont insisté sur l’importance de la neutralité des pays voisins, surtout de l’Ukraine et de la Géorgie. Des promesses ont bien été faites à Gorbatchev – en gros, le fait que l’Allemagne réunie pourrait se joindre à l’OTAN, avec la contrepartie qu’il ne devait pas y avoir d’expansion vers l’Est.5 Depuis son accession au pouvoir, Poutine a fait des dizaines de tentatives de rapprochement avec l’Occident – suggérant même que la Russie pourrait entrer dans l’OTAN.6 Toutes ces tentatives ont été rejetées avec mépris. Il s’agit là d’une grave erreur diplomatique.

Malgré les promesses trahies, la Russie n’a toutefois pas émis d’objection quand, en 1999, trois premiers pays anciennement membres du Pacte de Varsovie – Pologne, Hongrie et République tchèque – ont rejoint l’OTAN. Elle a même accepté l’entrée dans l’Alliance atlantique de sept autres pays d’Europe de l’Est, y compris les pays baltes, en 2004. Ce n’est qu’en 20077 que Poutine s’est exprimé en termes forts: «L’élargissement de l’OTAN représente une grave provocation qui réduit le niveau de confiance mutuelle […]. Et nous sommes en droit de nous demander contre qui cette expansion est destinée. Qu’est-il advenu des assurances données par nos partenaires occidentaux après la dissolution du Pacte de Varsovie?» A la suite de ce discours, Poutine est qualifié de provocateur et de belligérant. Cela ne sera pas le cas pour George W. Bush lorsqu’il «annonce» l’année suivante que l’Ukraine rejoindra l’OTAN, contre l’avis de ses conseillers principaux et de nombreux analystes.

L’offre russe de décembre 2021

En décembre 2021, deux documents étaient soumis pour examen aux Etats-Unis et aux membres de l’OTAN par le Ministère russe des affaires étrangères – respectivement un projet de «Traité entre les Etats-Unis et la Fédération de Russie sur les garanties de sécurité» et un projet d’«Accord sur les mesures visant à assurer la sécurité de la Fédération de Russie et des Etats membres de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord». Immédiatement rejetées par l’Occident, les propositions de la Russie furent considérées comme inacceptables, provocatrices, voire scandaleuses. Leur contenu ne reçut qu’une faible couverture médiatique essentiellement focalisée sur l’article 4 du Traité, qui peut être résumée ainsi: plus aucune expansion de l’OTAN vers l’Est et pas de bases militaires sur le territoire des Etats de l’ex-URSS non-membres de l’OTAN.

En réalité, les deux documents vont bien au-delà, vers un grand projet de désarmement/démilitarisation et une structure paneuropéenne de sécurité mutuelle. Est-on vraiment si loin de la vision de Gorbachev – et autres de Gaulle, Vaclav Havel ou, fut un temps, Macron – d’une Europe souveraine, en paix, dotée d’une stratégie autonome de défense? Voire même de «la communauté euro-atlantique qui s’étend à l’est de Vancouver à Vladivostok», proposée par les Etats-Unis en 1991 et saluée par toutes les parties?8 Pour les citoyens dont la priorité est d’éviter la guerre, les deux documents russes semblent fournir, à tout le moins, une base de négociation. Pour celles et ceux qui voient l’expansion vers l’Est de l’OTAN (passée de 12 membres en 1998 à 30 en 2022) et son immuabilité depuis la chute de l’URSS comme une provocation inutile et une menace à la sécurité paneuropéenne, ces propositions semblent raisonnables.

Les médias occidentaux se sont contentés d’«informer» le public que les offres russes étaient «inacceptables» sans fournir d’explication. Les textes ont été présentés de manière erronée comme un ensemble d’exigences unilatérales de la Russie alors qu’en fait, à l’exception de l’article 4 du Traité, les obligations s’appliquaient aux deux parties.

Certains points clés ont été déformés, y compris dans des journaux respectables. Le Guardian, par exemple, a rapporté que – dans le projet d’Accord – la Russie exigeait «que l’OTAN retire toutes les troupes ou armes déployées dans les pays entrés dans l’alliance après 1997, ce qui inclurait une grande partie de l’Europe de l’Est, y compris la Pologne, les anciens pays soviétiques d’Estonie, de Lituanie, de Lettonie et les pays des Balkans». C’est exact. Mais un point essentiel a été omis: l’obligation de non déploiement s’appliquait aussi à la Russie.9

Le Monde a chapeauté son article10 en tronquant la mention «non-membres de l’OTAN» s’agissant des pays concernés par l’interdiction d’un nouvel élargissement vers l’Est de l’Alliance atlantique, induisant ainsi son lectorat en erreur sur le contenu de l’article 4 du Traité, qui visait l’interdiction de bases militaires étasuniennes en Ukraine et en Géorgie, et non dans les 14 Etats de l’ancien espace soviétique ayant rejoint l’OTAN depuis 1999. De telles omissions et déformations ont servi sans doute à justifier le rejet catégorique des propositions russes par la plupart des dirigeants occidentaux et à persuader l’opinion publique que la Russie n’offrait aucune base de négociation.

L’apaisement implique des concessions

Déjà en 2022, le New York Times observait: «Une victoire militaire décisive de l’Ukraine sur la Russie, dans laquelle l’Ukraine regagnerait tous les territoires dont la Russie s’est emparée depuis 2014, n’est pas un objectif réaliste. (…) En fin de compte, ce sont les Ukrainiens qui doivent prendre les décisions difficiles, car ce sont eux qui se battent, meurent et perdent leurs maisons.» De vraies négociations impliqueront des «décisions territoriales douloureuses» qui doivent être fondées sur «une évaluation réaliste de l’ampleur des destructions supplémentaires que l’Ukraine peut supporter». En effet, c’est aux Ukrainiens de décider, en tenant compte des divisons internes au pays – ne serait-ce que sur la question de l’entrée dans l’OTAN, à laquelle, en 2019, environ 40% de la population ukrainienne se disait favorable.11

Reconnaître les préoccupations légitimes en matière de sécurité de tous les pays, y compris de la Russie, encerclée aujourd’hui par des Etats membres d’une alliance militaire ouvertement hostile à son égard, sera un premier pas vers l’apaisement. Rappelons enfin que Poutine ne demande à aucun pays de quitter l’OTAN. Gorbatchev, toujours adulé par l’Occident, souhaitait, lui, sa dissolution.12

Alison Katz est une ancienne fonctionnaire internationale, militante pour la paix.

Notes
1 >Par tous les présidents étasuniens depuis Clinton. Bush senior les a respectées.
2 >Reconnaître l’illégalité de l’invasion russe n’empêche pas les tentatives d’apaisement.
3 >Interview de Volodymyr Zelensky dans The Economist, 28.03.2022.
4 >Glenn Diesen, The Ukraine War & the Eurasian World Order, Clarity Press, 2024.
5 >P. Descamps, «L’OTAN ne s’étendra pas d’un pouce vers l’Est», Le Monde diplomatique, sept. 2018.
6 >H. Richard, «Quand la Russie rêvait d’Europe», Le Monde diplomatique, sept. 2018.
7 >Conférence de Munich sur la politique de Sécurité, mars 2007.
8 >«Baker pledges allied support for eastern Europe soviet reforms», The Washington Post, 19.06.1991.
9 >Art. 4 de l’Accord: «La Fédération de Russie et toutes les Parties qui étaient membres de l’OTAN au 27 mai 1997, respectivement, ne déploieront pas de forces ni d’armements militaires sur le territoire d’aucun des autres Etats d’Europe, en plus des forces stationnées sur ce territoire à compter du 27 mai 1997.»
10 >«La Russie présente ses exigences pour limiter l’influence de l’OTAN et des Etats-Unis dans son voisinage», Le Monde, 17.12.2021. Plus loin dans l’article, l’«oubli» est réparé, mais le mal est fait pour qui ne lit que le titre et les premiers paragraphes.
11 >V. Ishchenko. «Towards the Abyss». New Left Review 133/134, January/April 2022.
12 >Et aussi approuvé l’annexion de la Crimée qu’il considérait russe.

Source: Le Courrier.ch,.