Boris Johnson, alors premier ministre britannique, à gauche, rencontre le président ukrainien Volodymyr Zelensky à Kiev, le 9 avril 2022. (Gouvernement ukrainien)


Sans les États-Unis, la stratégie ukrainienne des blocs s’effondrera


Fyodor Lukyanov, 3 mars 2025

Les événements dramatiques de vendredi soir à la Maison Blanche, avec la participation de l’Ukrainien Vladimir Zelensky, ont placé l’Europe occidentale dans une position extrêmement difficile. De nombreux dirigeants de la région, qui vont d’un scepticisme modéré à un scepticisme intense à l’égard du président américain Donald Trump, ont néanmoins tenté de préserver l’alliance transatlantique traditionnelle. Ils ont poussé Washington à trouver une solution au conflit ukrainien qui soit conforme aux intérêts européens. Mais la rupture désormais publique entre Zelensky et Trump les a privés de cette opportunité.

Que ce soit à dessein ou par accident, M. Zelensky a forcé les États-Unis à clarifier leur position : Washington est un médiateur, pas un combattant, et sa priorité est de mettre fin à l’escalade, pas de prendre parti. Il s’agit d’un changement radical par rapport à la position précédente, dans laquelle les États-Unis menaient une coalition occidentale contre la Russie pour défendre l’Ukraine. Le message est clair : le soutien américain à Kiev n’est pas une question de principe, mais un simple outil dans un jeu géopolitique plus large.

Les options limitées de l’Europe occidentale

L’UE a déclaré haut et fort qu’elle n’abandonnerait jamais l’Ukraine. Mais en réalité, elle ne dispose pas des ressources nécessaires pour remplacer les États-Unis en tant que principal bailleur de fonds de Kiev. Dans le même temps, il n’est pas si simple de faire marche arrière. Le prix à payer pour tenter de vaincre la Russie est trop élevé, et le bilan économique trop lourd, mais un changement soudain de politique obligerait les dirigeants d’Europe occidentale à répondre de leurs décisions passées. Dans une Union européenne déjà en proie à des troubles internes, un tel revirement donnerait des munitions aux opposants politiques des dirigeants de l’Union.

Une autre raison essentielle pour laquelle l’Europe occidentale reste sur cette voie est qu’elle s’est appuyée, après la guerre froide, sur des arguments moraux en tant qu’outil politique, tant sur le plan interne que dans ses relations avec ses partenaires extérieurs. Contrairement aux puissances traditionnelles, l’UE n’est pas un État. Alors que les nations souveraines peuvent pivoter et ajuster leurs politiques avec une relative facilité, un bloc de plus de deux douzaines de pays s’enlise inévitablement dans la bureaucratie. Les décisions sont lentes, la coordination est imparfaite et les mécanismes ne fonctionnent pas toujours comme prévu.

Pendant des années, Bruxelles a tenté de transformer cette faiblesse structurelle en force idéologique. Malgré sa complexité, l’UE était censée représenter une nouvelle forme de politique coopérative, un modèle à suivre pour le monde entier. Mais il est désormais clair que ce modèle a échoué.

Au mieux, elle peut survivre au sein du noyau culturellement homogène de l’Europe occidentale, mais même cela est incertain. Le monde a évolué et les inefficacités demeurent. Le rêve d’une « Europe » indépendante et autosuffisante, capable d’agir sans le contrôle des États-Unis, est donc impossible.

S’adapter à la nouvelle réalité de Washington

L’Europe occidentale peut tenter de supporter les turbulences d’une nouvelle présidence Trump, comme elle l’a fait pendant son premier mandat. Mais il ne s’agit pas seulement de Trump. Le changement de politique des États-Unis s’inscrit dans un réalignement politique plus profond, qui garantit qu’il n’y aura pas de retour à l’âge d’or des années 1990 et du début des années 2000.

Plus important encore, l’Ukraine est devenue le catalyseur de ces changements. L’UE n’a pas le luxe d’attendre que les choses se passent. Ses dirigeants doivent décider – rapidement – comment réagir. Très probablement, ils tenteront de maintenir l’apparence d’unité avec Washington tout en s’adaptant aux nouvelles politiques américaines. Cette adaptation sera douloureuse, notamment sur le plan économique. Contrairement au passé, l’Amérique moderne agit uniquement dans son propre intérêt, sans se soucier des besoins de ses alliés européens.

La visite prochaine du chancelier allemand Friedrich Merz à Washington pourrait être un indicateur de l’évolution de la position de l’Europe occidentale. À l’heure actuelle, M. Merz se présente comme un partisan de la ligne dure. Mais si l’on se fie à l’histoire, il pourrait bientôt changer de position et s’aligner plus étroitement sur la nouvelle orientation de Washington.

L’alternative : L’Europe contre l’Amérique ?

Il existe bien sûr une autre possibilité : l’UE pourrait tenter de s’unifier et de résister à l’Amérique de Trump. Mais compte tenu de l’absence de dirigeants compétents et des profondes divisions au sein de l’Union, cela semble peu probable. L’Ukraine pourrait servir de point de ralliement pour la solidarité européenne, mais le sentiment public au sein de nombreuses nations de l’UE rend cela improbable.

Dans le même temps, la manière agressive dont Washington s’immisce désormais dans la politique intérieure européenne – en soutenant activement les mouvements populistes favorables à Trump – pourrait avoir un effet inattendu. Les élites d’Europe occidentale pourraient se voir contraintes de se consolider en réaction, tandis que les nationalistes, qui se sont longtemps insurgés contre l’influence extérieure, pourraient avoir du mal à se positionner face à cette nouvelle réalité.


(Lire aussi: Comment Macron est devenu le visage de la soumission de l’Europe occidentale)


Quel que soit le résultat, nous assistons à une crise interne au sein de ce que l’on appelle l’« Occident collectif ». La notion même d’unité occidentale est en jeu. Historiquement, l’Occident politique est une construction récente, largement issue de la guerre froide. Et même à cette époque, les relations entre l’ancien et le nouveau monde étaient souvent difficiles. Dans les années 1940 et 1950, malgré leur rivalité avec l’Union soviétique, les États-Unis ont activement encouragé le démantèlement des empires coloniaux européens, affirmant ainsi leur propre domination.

À l’époque, la réponse à la diminution de l’influence mondiale de l’Europe occidentale était une intégration plus poussée. M. Trump qualifie aujourd’hui le projet européen d’échec, mais pendant des décennies, Washington l’a considéré comme un moyen utile de rationaliser la politique et l’économie occidentales sous la direction des États-Unis. Aujourd’hui, ce calcul a changé. Les États-Unis ne considèrent plus une UE forte et unifiée comme un atout, et ils n’hésitent pas à le faire savoir.

Si les dirigeants de l’Europe occidentale décident d’affronter l’Amérique, un nouveau chapitre s’ouvrira, qui pourrait marquer la fin définitive du cadre de la guerre froide qui a façonné la politique occidentale pendant des décennies.

Le point de vue de la Russie

Pour la Russie, une Union européenne unifiée et coordonnée n’a aucune valeur stratégique. L’époque où Moscou envisageait l’idée d’une intégration continentale – incluant la Russie – est révolue depuis longtemps. L’expérience, plus que le temps, a mis fin à ces illusions.

Moscou se concentre désormais sur des opportunités pragmatiques. La lutte interne au sein de l’Occident ne doit être envisagée que sous l’angle des avantages tangibles qui peuvent en être tirés. Les plans stratégiques à long terme ne sont pas pertinents à une époque où les changements géopolitiques sont si rapides. À l’heure actuelle, la priorité est d’agir de manière décisive, de tirer parti des fractures actuelles et de garantir les intérêts de la Russie dans un ordre mondial en pleine mutation.

Par Fyodor Lukyanov

 Fyodor Lukyanov est un journaliste et un analyste politique expérimenté qui a travaillé dans le passé pour différents journaux, chaînes de télévision et stations de radio russes. Avant l’clatement de la guerre entre la Russie et l’Ukraine nombre de médias internationaux (Le Monde monde.frBBC, France culture, etc…) sollicitaient ses analyses. Il est rédacteur en chef de Russia in Global Affairs, fondé en 2002, publié en russe et en anglais; et directeur de recherche du Valdai International Discussion Club.(ASI)

Cet article a été publié le 3 mars 2025 par le journal Rossiyskaya Gazeta

( Il e été traduit du russe par RT /  Traduit de l’anglais par Arretsurinfo.ch )