Les médias occidentaux ont fait partie du mécanisme de génocide en Palestine, et il existe des précédents historiques qui permettent de les tenir pour responsables.
Par Craig Mokhiber, le 24 août 2024
La brutalité de la machine génocidaire israélienne en Palestine, ainsi que la complicité directe des États-Unis, du Royaume-Uni et d’autres gouvernements occidentaux [dont la France], sont deux piliers essentiels des horreurs infligées au peuple palestinien (et des attaques contre les défenseurs des droits de l’homme à travers le monde).
Cependant, un troisième pilier crucial est le rôle des médias occidentaux complices, qui diffusent sciemment la désinformation et la propagande israéliennes, justifient les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité, déshumanisent les Palestiniens, et occultent les informations sur le génocide en cours. Du point de vue du droit international des droits de l’homme, ces actions pourraient et devraient faire l’objet de sanctions, et il existe des précédents historiques pour cela.
Il y a soixante-seize ans, lorsque les délégués se sont réunis aux Nations unies nouvellement créées pour rédiger la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH), l’importance de la protection de la liberté d’expression était primordiale. Ils ont déclaré que « Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considération de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit. »
Mais après un demi-siècle d’atrocités, dues en grande partie à la déshumanisation de millions de personnes en raison de leur race, appartenance ethnique, religion ou autre statut, les rédacteurs étaient bien conscients que la parole pouvait aussi être utilisée comme une arme puissante pour détruire les droits d’autrui, y compris le droit à la vie. Ainsi, dans le même document, les Nations unies ont précisé que la liberté d’expression n’accordait pas aux médias ou à quiconque le droit « de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction de l’un quelconque des autres droits et libertés. »
Au même moment, dans une autre salle de conférence des Nations unies, des délégués se réunissaient pour élaborer une nouvelle Convention sur la prévention et la répression du crime de génocide. Les rédacteurs étaient tout aussi conscients du danger que représentent les discours déshumanisants et incitatifs. La convention finale criminalisait non seulement le génocide, mais aussi l’incitation au génocide et la complicité dans le génocide – des interdictions qui s’appliquent non seulement aux États, mais aussi aux acteurs privés.
Les rédacteurs de ces deux instruments se souvenaient de la condamnation par le tribunal de Nuremberg, deux ans plus tôt, de l’éditeur Julius Streicher pour incitation et « persécution pour des motifs politiques et raciaux ». Le tribunal avait estimé que le journal de Streicher, Der Sturmer, avait continué à publier des articles comportant une « incitation au meurtre et à l’extermination », même en étant conscient des horreurs perpétrées par l’Allemagne nazie contre les Juifs d’Europe.
Cinquante ans plus tard, le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) a condamné trois personnalités médiatiques pour leur rôle dans l’incitation au génocide rwandais. Deux d’entre elles travaillaient pour la chaîne de télévision et de radio Mille Collines, et la troisième pour le journal Kangura. Tous trois ont été reconnus coupables d’incitation au génocide (entre autres crimes). Lors du prononcé de la sentence, le juge du TPIR, Navi Pillay (aujourd’hui membre de la Commission d’enquête internationale des Nations unies sur les crimes d’Israël), a réprimandé les coupables en ces termes : « Vous étiez pleinement conscients du pouvoir des mots et vous avez utilisé […] le moyen de communication ayant la plus grande portée publique pour diffuser la haine et la violence […] Sans arme à feu, machette ou autre arme physique, vous avez causé la mort de milliers de civils innocents. »
Der Sturmer savait ce qu’il faisait. Mille Collines savait ce qu’il faisait. Et aujourd’hui, CNN, Fox, BBC, le New York Times et le Wall Street Journal [et en France, Le Monde et consorts, qui ne cessent de parler de « Guerre Israël-Hamas » et d’occulter le génocide] savent ce qu’ils font. Cela ne signifie pas que ces médias occidentaux sont, à tous égards, les équivalents modernes de Der Sturmer et des Mille Collines (ce n’est pas le cas). Mais, comme ces exemples historiques, ils ont imprudemment franchi les limites de l’éthique journalistique et, dans certains cas, risquent également de devoir rendre des comptes devant la justice.
Face au premier génocide de l’histoire diffusé en direct sur les écrans de Boston au Botswana, il est tout simplement invraisemblable de suggérer que les grands médias occidentaux ignorent les réalités sur le terrain ou ne comprennent pas leur rôle dans l’occultation de ces réalités. Elles ont incontestablement fait le choix conscient de dissimuler le génocide à leur audience, de déshumaniser systématiquement les victimes palestiniennes et d’exempter les Israéliens de toute responsabilité.
Après que la Cour mondiale a jugé que les accusations de génocide étaient plausibles et a ordonné des mesures provisoires, que le procureur de la CPI a demandé des mandats d’arrêt, et que les organismes internationaux indépendants de défense des droits de l’homme ont publié des rapports accablants sur la conduite d’Israël, les médias occidentaux, au lieu de rendre compte de ces événements, ont supprimé les informations à leur sujet et ont intensifié leur couverture en faveur d’Israël.
Il est tout aussi important de noter que le public cible de ces entreprises médiatiques ne se limite pas aux spectateurs passifs. Il comprend également les responsables gouvernementaux et les décideurs politiques occidentaux — qui sont directement complices du génocide en apportant un soutien militaire, économique, diplomatique et en matière de renseignement à Israël — ainsi que les électeurs qui permettent ce soutien. Il s’agit aussi d’un nombre important de personnes ayant la double nationalité israélienne qui font la navette pour participer au massacre. Le lien entre l’incitation médiatique et les actions nuisibles est plus direct que ces entreprises médiatiques ne voudraient l’admettre.
En effet, si votre seule source d’information est constituée par les grands médias occidentaux, il est possible que vous n’ayez aucune idée qu’Israël est jugé pour génocide par la Cour mondiale ou que les dirigeants israéliens font l’objet de demandes de mandats d’arrêt pour crimes contre l’humanité auprès de la Cour pénale internationale. Il est probable que vous n’ayez jamais entendu les nombreuses déclarations d’intention génocidaire du président, du premier ministre, des ministres et des commandants militaires israéliens.
Il est probable que vous continuiez à croire les histoires de bébés israéliens décapités (alors qu’il a été prouvé depuis longtemps qu’elles étaient fabriquées de toutes pièces) et que vous ne soyez pas informé que de nombreux bébés palestiniens ont réellement été décapités. Il est presque certain que vous ne soyez pas au courant de l’assassinat systématique de civils palestiniens, d’enfants, de nourrissons, de femmes, de personnes âgées, de personnes handicapées, et d’autres personnes. Vous ne serez pas au courant des camps de torture, du viol systématique des détenus et des tireurs d’élite israéliens qui ciblent les petits enfants à Gaza. Vous ne savez peut-être même pas qu’Israël détient aujourd’hui le record mondial d’assassinats de journalistes, de travailleurs humanitaires, de fonctionnaires de l’ONU et de professionnels de la santé.
Au lieu de cela, les médias occidentaux publient régulièrement et sans esprit critique de la désinformation et de la propagande israéliennes manifestement fausses pour justifier les crimes de guerre, déshumaniser les Palestiniens et détourner l’attention du public des atrocités commises quotidiennement dans le cadre de la campagne d’extermination d’Israël. Les articles couvrant le génocide sont censurés. Les voix des Palestiniens et des défenseurs des droits de l’homme sont étouffées.
Les journalistes sont sommés de ne pas mentionner les « territoires occupés », les « Palestiniens » ou les « camps de réfugiés ». Les victimes civiles palestiniennes qui ne sont pas complètement effacées sont réduites à des « dommages collatéraux » ou à des « boucliers humains » dans le meilleur des cas, ou à des « terroristes » dans le pire des cas. Massacre après massacre, les Palestiniens qui font la une des journaux ne sont pas tués par Israël, ils « meurent » tout simplement.
Selon l’étalon en vigueur auprès des médias occidentaux, il n’y a pas de génocide, seulement une guerre de légitime défense. L’histoire commence le 7 octobre. Le contexte de 76 années de nettoyage ethnique, de persécution, d’emprisonnement de masse, de violations flagrantes des droits de l’homme et d’apartheid n’est jamais évoqué.
En somme, les grands médias occidentaux sont devenus partie prenante du mécanisme de génocide en Palestine. S’ils ne sont pas tenus responsables pour leur complicité et appelés à rendre des comptes, ces acteurs influents continueront à abuser de leur pouvoir, piétinant ainsi les droits de l’homme de tous ceux qui se trouvent du mauvais côté de la ligne tracée entre ceux qu’ils choisissent de soutenir et ceux qu’ils décident de dénigrer et de déshumaniser.
Bien sûr, les défenseurs des droits des Palestiniens en Occident, qui s’opposent au génocide et à l’apartheid israéliens, savent mieux que quiconque l’importance cruciale de préserver le droit à la liberté d’expression. Aucun groupe dans l’histoire moderne n’a été autant réduit au silence par les autorités et les entreprises, ni n’a vu son discours autant criminalisé par les gouvernements occidentaux. Les restrictions à la liberté d’expression ne sont jamais imposées aux plus puissants, mais toujours à ceux qui sont les plus méprisés par le pouvoir. Il est temps de renforcer les protections de la liberté d’expression, et non de les affaiblir.
Cependant, les garanties de la liberté d’expression ne protègent pas l’incitation aux crimes de guerre, aux crimes contre l’humanité et au génocide. Ces actes doivent faire l’objet de sanctions pénales. La diffamation et l’incitation peuvent également être poursuivies devant les tribunaux civils. Des actions ont déjà été engagées devant les tribunaux internationaux pour les crimes contre l’humanité et le génocide perpétrés par Israël en Palestine, et d’autres suivront certainement. Il est envisageable que, comme pour les tribunaux de Nuremberg et du Rwanda, certains grands médias ou individus soient tenus responsables devant la justice dans les mois et les années à venir.
Quoi qu’il se passe dans les salles d’audience, ces médias seront certainement tenus responsables devant le tribunal de l’opinion publique. Pour les défenseurs des droits de l’homme et ceux qui, partout dans le monde, exigent des comptes de la part des puissants, ce processus est urgent. En réalité, il a déjà commencé. La montée des critiques publiques contre la flagrante partialité des médias occidentaux durant ce génocide a contraint certains médias à ajuster, fût-ce légèrement, leur couverture. Cela prouve que le changement est possible si les acteurs du changement se mobilisent. La force réside dans la prise de parole, le soutien aux médias indépendants et le boycott. Pour commencer, tous ceux qui se sentent concernés devraient se désabonner de ces médias, qu’ils soient imprimés ou audiovisuels, se tourner vers des sources indépendantes et encourager les autres à faire de même.
Comme l’a rappelé le juge Pillay dans sa décision sur le Rwanda : « Le pouvoir qu’ont les médias de créer et de détruire les valeurs humaines fondamentales s’accompagne d’une grande responsabilité. Ceux qui contrôlent ces médias doivent rendre compte des conséquences. » En fin de compte, la responsabilité de veiller à cela incombe à chacun d’entre nous.
Ex-directeur du bureau de New York du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, Craig Mokhiber a démissionné de ses fonctions le 28 octobre. Sa lettre de démission était un réquisitoire accablant pour l’ONU et les capitales occidentales, dénonçant leur inaction criminelle face au génocide en cours à Gaza, voire leur complicité active, ainsi que leur abandon de la question palestinienne.
Source: Mondoweiss.net