Depuis 1948, Israël invoque l’Holocauste pour justifier l’expulsion forcée des Arabes de Palestine afin de créer un État juif, mais le plan systématique de nettoyage ethnique a été élaboré bien plus tôt par un zélateur sioniste du nom de Yosef Weitz.
En novembre 1940 – huit ans avant la création de l’État d’Israël – Weitz écrivait:
“Il faut bien comprendre qu’il n’y a pas de place dans le pays pour les deux peuples… Si les Arabes le quittent, ce pays s’étendra et se libérera pour nous… La seule solution est une terre… sans Arabes. Il n’y a pas de place ici pour les compromis… Il n’y a pas d’autre moyen que de transférer les Arabes d’ici vers les pays voisins… Il ne faut pas oublier un seul village, une seule tribu… Il n’y a pas d’autre solution”.
Weitz était “la quintessence du colonialisme sioniste”, écrit l’historien israélien Ilan Pappé. Né en Russie en 1890 et ayant immigré en Palestine alors qu’il était enfant, Weitz est devenu le chef influent du département de la colonisation des terres du Fonds national juif (FNJ), créé pour coloniser la Palestine en achetant des terres arabes pour le Yishuv (les Juifs immigrés en Palestine avant 1948).
En tant que chef du département de la colonisation, Weitz a supervisé le programme visant à acheter des propriétés à des propriétaires terriens en fuite et à expulser les métayers palestiniens de leurs terres. Mais il est vite apparu que l’achat de petits lots de terre ne permettrait pas de réaliser le rêve des sionistes de créer un État à majorité juive en Palestine.
En 1932, lorsque Weitz a rejoint le Fonds national juif, il n’y avait que 91 000 Juifs en Palestine (environ 10 % de la population) qui possédaient à peine 2 % des terres.
Pour faire évoluer cette réalité démographique, il fallait une solution radicale à deux niveaux : d’une part, convaincre le mandat britannique en Palestine d’autoriser une plus grande migration juive et, d’autre part, élaborer un programme efficace d’expulsion des Palestiniens de souche.
Pour s’attaquer au problème, l’Agence juive a créé en 1948 un “comité de transfert” (l’idée est de Weitz) chargé d’élaborer des plans plus ambitieux pour expulser les Palestiniens, et imposer leur réinstallation dans les pays arabes voisins.
Grâce à son expérience dans le domaine de la colonisation, Weitz était tout désigné pour diriger le groupe de trois membres éminents, dont le futur premier président d’Israël, Chaim Weizmann, et le futur Premier ministre Moshe Shertok.
Grâce à l’engagement obsessionnel de Weitz en faveur de l’expulsion massive des Palestiniens, il a acquis la réputation d’“artisan du transfert”, un euphémisme pour désigner le nettoyage ethnique (une forme reconnue de génocide) qui atteindra son apothéose lors de la Nakba de 1948.
Invoquant l’Ancien Testament, Weitz raconte une tournée des villages palestiniens en juin 1941 avec un zèle messianique :
“Il n’y a pas de place pour nous chez nos voisins. Le développement est un processus très lent. Ils [les Arabes palestiniens] sont trop nombreux et trop enracinés [dans le pays]. Le seul moyen est de les éliminer [les Arabes palestiniens] à la racine. Je crois à cette idée. Je commence à comprendre l’essence du MIRACLE qui devrait se produire avec l’arrivée du Messie. Le MIRACLE ne se produit pas dans l’évolution, mais immédiatement, d’un seul coup…”
Bien que le comité de transfert de Weitz ait conçu les premiers plans systématiques d’expulsion des Palestiniens, ses fondements remontent à la naissance du mouvement sioniste.
Dès 1895, le fondateur du sionisme, Theodor Herzl, déclarait:
“Nous essaierons de faire passer la frontière à la population sans le sou… en refusant aux [Palestiniens] tout emploi dans notre propre pays”.
D’autres sionistes de la première heure, comme Israël Zangwill, étaient moins réservés:
“Nous devons être prêts soit à chasser par le glaive les tribus arabes […], soit à affronter le problème d’une population étrangère plus nombreuse”.
Au début du XXe siècle, la sonnette d’alarme est déjà tirée dans toute la Palestine historique : les affrontements entre colons juifs et Palestiniens se multiplient.
Mais l’étincelle qui allait embraser toute la région fut la déclaration Balfour de 1917, qui annonçait le soutien de la Grande-Bretagne à la création d’un foyer juif dans le cadre du mandat britannique de Palestine.
Cette promesse funeste a été, selon les termes du regretté universitaire palestino-américain Edward Said, “faite par une puissance européenne … à propos d’un territoire non européen … au mépris total de la majorité autochtone résidant sur ce territoire”. Elle allait plonger la Palestine dans un conflit sans fin et ouvrir la voie à la Nakba en 1948.
Au cours des deux décennies suivantes, l’immigration juive est passée d’un simple flux à un déluge – 60 000 pour la seule année 1936. Alors que de plus en plus de fermiers palestiniens sont chassés de leurs terres et sombrent dans la pauvreté, la résistance s’accroît et explose lors de la grande révolte arabe de 1936-1939 – trois années de manifestations, d’émeutes, de grèves, de bombardements, de sabotages et d’affrontements sanglants entre Palestiniens et Juifs, finalement écrasés brutalement par l’armée britannique et la Haganah (la milice sioniste).
À la fin du conflit, plus de 5 000 Palestiniens et 300 Juifs ont été tués.
À la suite du soulèvement, la Grande-Bretagne a mis en place la Commission royale de Palestine, ou Commission Peel, qui a recommandé la partition de la Palestine en deux États souverains, l’État arabe étant annexé à la Transjordanie.
Si les Arabes refusaient de quitter l’État juif, leur transfert en Transjordanie serait “imposé en dernier recours”. Il en serait de même pour les Juifs qui refuseraient de quitter l’État arabe.
Comme on pouvait s’y attendre, les Palestiniens ont vigoureusement rejeté la partition, tandis que les sionistes ont formellement accepté le plan, attendant secrètement de s’emparer de toute la Palestine historique. Réalisant que le plan était irréalisable, le gouvernement britannique a finalement rejeté le rapport en 1938.
En 1938, David Ben-Gourion (qui deviendra le premier Premier ministre d’Israël) annonce dans un discours :
“Une fois que nous serons devenus une véritable puissance, nous abolirons la partition et nous nous étendrons à l’ensemble de la Palestine… L’État devra maintenir l’ordre, non pas en prêchant, mais en recourant aux armes”.
Lorsque Weitz rejoint le Comité des transferts, le décor est déjà planté pour un nettoyage ethnique systématique des Arabes de Palestine.
Le projet qui enthousiasma le plus Weitz était une liste appelée “dossier des villages”, un registre détaillé de tous les villages arabes de Palestine – leur situation topographique, les routes d’accès, la qualité des terres agricoles, les sources d’eau, les principales formes de revenus, les affiliations religieuses, l’âge des hommes et leur degré de participation à la Révolte arabe.
Pour les planificateurs militaires, les dossiers des villages étaient une mine d’or – une feuille de route exhaustive pour le nettoyage ethnique de la Palestine qui allait être mis en œuvre au cours de la décennie à venir.
L’élément déclencheur s’est produit en 1947, lorsque les Britanniques ont abandonné leur mandat et confié le dossier de la Palestine aux Nations unies.
Le 29 novembre 1947, l’Assemblée générale des Nations unies a adopté la résolution 181 qui proposait de diviser la Palestine en deux États manifestement inégaux – un État juif avec 56 % du territoire et un État arabe avec 42 % – alors même que la Palestine comptait deux fois plus d’Arabes (1,2 million) que de Juifs (600 000).
Une fois de plus, les Palestiniens et tous les États arabes ont rejeté en bloc le plan de partage.
Les sionistes étaient aux anges : leur vision d’un État juif se concrétisait et la guerre avec les Palestiniens et les États arabes voisins se profilait à l’horizon.
“Yosef Weitz a vu dans la résolution de partage et les hostilités à venir l’occasion rêvée de mettre en œuvre des projets nourris de longue date”, écrit l’ historien palestinien Nur-eldeen Masalha. Son journal est rempli d’injonctions à ne pas “manquer les opportunités offertes par la guerre”.
Le 18 avril 1948, Weitz, s’appuyant sur ses dossiers sur les villages, a dressé la liste des villages qu’il souhaitait voir nettoyés ethniquement en premier :
“J’ai fait un résumé de la liste des villages arabes qui, à mon avis, doivent être nettoyés pour compléter les territoires juifs, et des lieux où des conflits fonciers subsistent et doivent être réglés militairement”.
Pappé décrit ce qui s’est passé ensuite. Appelé Plan D, il s’agit du plan directeur final pour le nettoyage ethnique de la Palestine :
“Les ordres étaient accompagnés d’une description détaillée des méthodes à utiliser pour expulser la population par la force : intimidation à grande échelle, siège et bombardement des villages et des centres de population, incendie des maisons, des propriétés et des biens, expulsion des résidents, démolition des maisons et, enfin, pose de mines dans les décombres pour empêcher les habitants expulsés de revenir…”
À la fin de l’opération, plus de la moitié de la population indigène de Palestine, soit plus de 750 000 personnes, a été déracinée, 531 villages ont été détruits, 70 massacres de civils ont été commis et on estime que 10 à 15 000 Palestiniens ont trouvé la mort.
En regardant la destruction d’un village, Weitz a écrit: “J’ai été surpris de ne rien ressentir à cette vue […] aucun regret ni aucune haine, car c’est ainsi que va le monde”.
Aujourd’hui, alors que se déroule la guerre génocidaire à Gaza, le spectre de Yosef Weitz est toujours présent.
Au début de l’invasion israélienne, le ministère israélien du renseignement a rédigé une proposition destinée à forcer les 2,3 millions d’habitants de la bande de Gaza, soumis à des bombardements quotidiens et à une famine imposée, à se réfugier dans la péninsule égyptienne du Sinaï, où ils seraient regroupés dans des villages de tentes et n’auraient aucun droit de revenir chez eux.
Le langage raciste utilisé par les dirigeants israéliens pour justifier l’éradication massive des Palestiniens reste inchangé : “Nous combattons des animaux et agirons en conséquence”, a craché le ministre israélien de la défense Yoav Gallant.
“Il s’agit d’une bataille, non seulement d’Israël contre ces barbares”, a entonné le Premier ministre Benjamin Netanyahu, “mais une bataille de la civilisation contre la barbarie”.
Et “Il n’y a pas de Palestiniens, parce qu’il n’y a pas de peuple palestinien”, déclare le ministre des finances Bezalel Smotrich.
“La tentation est grande de rejeter le retour du transfert … comme les délires d’extrémistes de droite”, écrit Nur-eldeen Masalha. “Un tel rejet est toutefois dangereux et il est bon de rappeler que le concept de transfert est au cœur même du sionisme traditionnel.”
Le projet de nettoyage ethnique de la Palestine est le péché originel d’Israël – un péché que les colons juifs refusent de reconnaître, qu’ils considèrent comme justifié ou qu’ils préfèrent oublier.
Depuis la Nakba de 1948, Israël a utilisé la mémoire de l’Holocauste pour faire taire ses détracteurs et contrecarrer les pressions internationales en faveur d’un cessez-le-feu à Gaza, ou du droit des Palestiniens à retourner sur leurs terres.
Mais malgré les tentatives pour justifier, minimiser ou nier leur passé, les sionistes ne pourront jamais effacer l’héritage de Yosef Weitz ou leur histoire sanguinaire. Il est plus que temps pour Israël de reconnaître l’inhumanité ainsi que la faillite de son projet sioniste.
Stefan Moore
Stefan Moore est un documentariste américano-australien dont les films ont été récompensés par quatre Emmys et de nombreux autres prix. Il a été producteur à New York de séries pour WNET et de 48 HOURS, l’émission magazine de CBS News diffusée aux heures de grande écoute. Il a travaillé au Royaume-Uni comme producteur de séries à la BBC, et en Australie en tant que producteur exécutif pour la société cinématographique nationale Film Australia et ABC-TV.
Source: Consortiumnews.com, 23 avril 2024