Par Slobodan Despot | N° 55 | 18.12.2016 | Antipresse

Ces derniers temps, j’ai multiplié les textes «de combat». Combat contre la désinformation, le conditionnement de masse, la déculturation. Combat (dans mon autre vie de conseiller en communication) contre les étiquettes grossières qu’on nous colle pour nous classer plus aisément dans les tiroirs de basse police. Et je me suis étonné de me sentir étriqué, sec et pesant. Ceci au sens propre, avec une prise de poids considérable en quelques mois seulement.

Le poulpe à 14 tentacules

Puis, le 15 décembre, je suis allé à Toulouse à l’invitation du Cercle des Capitouls donner une conférence dont le sujet était Gouverner par le mensonge. Pour illustrer le propos, je n’avais qu’à puiser dans l’actualité du moment.

Cette semaine restera dans les mémoires comme un tournant historique dans la marche du monde. Nous avons vu s’effondrer en même temps que le bastion terroriste d’Alep-Est le colossal montage de propagande sur la guerre en Syrie. Ce sanglant conflit, tout à coup, s’est révélé non plus comme une insurrection populaire provoquée par la cruauté stupide de Damas, mais comme une opération de conquête orchestrée du dehors à l’aide de mercenaires internationaux. Le minuscule pouvoir français, en état d’extinction cérébrale selon Bruno Guigue, a étalé sa solidarité avec les coupeurs de têtes et son inféodation aux pétromonarchies sur 300 mètres de haut en plongeant la Tour Eiffel dans le noir, couleur de Daech.

Nous avons aussi pu savourer une ahurissante conspiration de la dernière minute pour entraver l’accession au pouvoir du nouveau président américain, conspiration menée par son pathétique prédécesseur Obama avec l’aide des gribouilles de la CIA, qui ont fini par retourner leur cœur de métier — le renversement de gouvernements légitimes — contre leur propre pays.

Il y aurait des pages et des pages à écrire sur ces deux événements, leurs mécanismes psychologiques et narratifs et leurs implications. Beaucoup l’ont fait. La tromperie syrienne a été sobrement résumée par le grand journaliste Robert Fisk dans l’Independent. La fable de la «main russe» derrière les révélations de Wikileaks était si hâtivement bricolée, si mal documentée, que l’évocation de la «cyberguerre» entre l’Amérique et la Russie en compagnie de François-Bernard Huyghe (de l’IRIS) au Forum de la RTS a presque viré au fou-rire en pleine émission de nouvelles. La maladresse de l’attaque a fini par faire sortir le loup du bois et la source vraisemblable des fuites sur les turpitudes clintoniennes: des insiders du camp démocrate révoltés par l’accaparement de leur parti par ce clan mafieux et l’élimination crapuleuse du candidat «propre» Bernie Sanders.

Dans les deux cas, le rôle de Fantômas était joué par les Russes, plus exactement par le descendant d’Ivan le Terrible qu’ils avaient pour président. Les médias de grand chemin sont devenus les caisses de résonance d’une russophobie puérile, sans argument, sans recul et pour ainsi dire sans contrefeu. Tandis que les Suédois ouvraient une ligne verte pour la dénonciation d’espions russes (au temps du hacking tous azimuts et de l’imagerie satellite!), les Britanniques lisaient dans leur presse populaire que M. Poutine en personne leur préparait un poulpe tueur géant à 14 tentacules!

Le paradoxe de l’écrivain

On aurait pu en rester à l’écume des vagues. Chasse aux sorcières contre maskirovka — les Russes savent y faire eux aussi, rassurez-vous —, simplification outrancière, sélection unilatérale et j’en passe. Mais j’ai senti que cela sonnait vain. Que se mêler de démêler ces pelotes d’intérêts cachés masquées en information nous plongeait nous-mêmes dans le bain et qu’on n’en ressortait pas sans mauvaises odeurs. J’ai donc décidé de prendre du recul, au risque d’égarer l’auditoire. De me demander pourquoi, depuis la nuit des temps, le pouvoir temporel ne pouvait s’exercer qu’au travers de vérités approximatives, pour ne pas dire de mensonges.

Et nous voici remontant le fleuve de l’histoire jusqu’à Aristote et Socrate, et au-delà même, jusqu’à ce fatidique sixième siècle avant Jésus-Christ qui a donné à la civilisation planétaire les jalons qu’elle a conservés tant bien que mal jusqu’à nos jours. Nous voici dans le Tao, le livre de la Voie et de la Vertu, que le génial C. S. Lewis prendra comme incarnation de toutes les sagesses de l’humanité, de toutes les quêtes de vérité et de juste mesure. Nous ignorons — résume-t-il — ce qu’est le chemin (Tao ou Dharma), mais nous savons du fond de notre être quand nous nous en écartons. Du fond de l’être, âme, esprit et entrailles, et non par la seule tour de contrôle de la raison morale!

La voie du Tao, telle que j’ai fini par la comprendre, c’est la poursuite de la vérité même si elle est inconnaissable, c’est la volonté d’insérer la vérité, fût-ce en infimes éclats, dans la conduite de toutes nos affaires, qu’elles soient privées ou publiques, même si le gouvernement des hommes s’accommode toujours plus aisément du mensonge. C’est la voie de l’inclassable, de l’irrécupérable, la voie du poète et du témoin toujours posté en marge du combat, même quand l’autre moitié de son être est plongée dans la mêlée.

En un mot, c’est la voie (et la voix) de l’écrivain. Cette voix que j’avais négligée au point d’oublier que j’avais terminé un nouveau roman cette année, qu’il était rendu à mon éditeur et qu’il allait paraître au printemps prochain. Et que, par-dessus le marché, ce roman traitait lui aussi, mais sur un tout autre mode, de cette même question: pourquoi n’osons-nous pas regarder en face la vérité sur notre condition terrestre? Pourquoi fermons-nous les yeux sur l’éventualité de notre propre disparition en tant qu’espèce? Par quoi masquons-nous cette réalité insoutenable?

C’est pourtant par la clairvoyance littéraire, et non par la philosophie ou la science, que le gouvernement par le mensonge avait toujours été débusqué. Qu’aurait-on su du mensonge soviétique sans le Retour d’URSS de Gide, sans Vers l’autre flamme d’Istrati, sans Soljénitsyne et Chalamov? Qu’aurait-on compris de l’essence du totalitarisme sans les grandes anti-utopies comme Le meilleur des mondes de Huxley, Nous autres de Zamiatine, Mephisto de Klaus Mann, Les hauteurs béantes de Zinoviev ou 1984 d’Orwell? Sans oublier l’hallucination prémonitoire des Démons de Dostoïevski?

Ne nous arrêtons pas là. La vertu libératrice de ces œuvres et la faculté qu’elles ont de nous ouvrir les yeux, ne sont pas liées à leur thématique particulière (en l’occurrence politique) ni à leur exigence morale. Elles tiennent à la personne elle-même de l’auteur, à sa capacité de sacrifice de son individualité propre pour devenir le «médium» de la réalité dont il est le narrateur. On cite à tout bout de chant le fameux 1984, mais les autres œuvres d’Orwell, à commencer par son autofiction Dans la dèche à Paris et à Londres, sans oublier ses essais à la fois élevés et charnels, ne nous éclairent pas moins sur le monde où nous sommes. Et son Hommage à la Catalogne, en dépit de son engagement armé aux côtés du POUM, reste à la fois un grand poème élégiaque et un rapport hautement véridique sur la tragédie de la guerre civile espagnole. La faculté paradoxale de concilier engagement et impartialité n’est donnée qu’aux artistes et en particulier aux écrivains. Elle les situe au-dessus de la mêlée sitôt qu’ils s’expriment «ès-fonctions», en faisant entendre leur voix la plus personnelle, justement, et non la plus «objective».

Réenchantement

Ainsi ai-je vécu une heure de grâce secrète devant cinquante personnes réunies. A mesure que je leur parlais, je m’instruisais moi-même, sans savoir ce que j’allais dire à la phrase suivante. Un de nos lecteurs, Laurent Prodeau, a publié un chaleureux compte rendu de la conférence de Toulouse qui m’a surpris et profondément ému. Nous pouvons mobiliser toute notre intelligence, toute notre perspicacité, toute notre érudition pour dire la réalité: nous n’en dirons rien de crédible ni de marquant si nous n’y engageons pas toute notre personne. On ne mobilise pas contre le mensonge en le démontant, craie en main, devant un tableau. Laissons cela aux professeurs. L’insurrection contre le mensonge exige une foi inébranlable en la vérité. Cette foi que les raisonneurs ont perdue, prenant la vérité pour un concept ou une une limite projetée à l’infini que l’on n’atteint jamais. Le livre du Tao, lui, commence par nous dire que «le chemin que nous prenons pour le chemin n’est pas le chemin», puis nous engage à nous adosser à un contrefort solide et pourtant invisible, un mur qui disparaît sitôt que nous nous retournons vers lui. Qui nous porte et nous soutient tant que nous ne regardons pas en arrière! Commencez à raisonner sur ce qu’est la vérité, comme Pilate, et elle vous échappera des mains.

Empli de cette conscience hors d’âge et toute neuve, je suis passé en descendant d’avion chez notre Cannibale lecteur, Pascal Vandenberghe. Dans son bureau, j’ai aperçu une affiche qu’il avait conçue pour la promotion de ses librairies. Sur l’affiche, un texte dense et minuscule mais qui devenait à chaque ligne plus gros, comme sur les pancartes de l’opticien. Il finissait par l’injonction très visible: «…mais lisez!» C’était une citation de Louis Calaferte tirée de son sulfureux Septentrion. Le hasard n’existant pas, elle résumait parfaitement le miracle de la littérature comme outil de connaissance et comme passerelle la plus directe entre les esprits, fussent-ils séparés par des siècles et des années-lumière.

La littérature est un ferment de communauté et un flot de vérité. Si notre époque est si minée par le mensonge et la solitude, me suis-je dit, ce n’est pas seulement la faute du pouvoir, des médias, de l’Alcatraz numérique. C’est aussi, peut-être, que nous n’avons pas assez de grands écrivains ou que nous ne les lisons pas suffisamment.

Pourquoi lire?

«Dès que j’avais un livre, mon premier soin était de m’enfermer avec dans ma chambre d’hôtel comme pour une séance d’initiation, et je ne décrochais pas avant d’en avoir terminé, qu’il eût deux cents ou mille pages. Lire les paroles qu’un homme, dont on ne connaît généralement ni le visage ni la vie, a écrites tout spécialement à votre intention sans espérer que vous les liriez un jour, vous qui êtes si loin, si loin sur d’autres continents, d’une autre langue. Peut-être habite-t-il actuellement dans une grande maison de campagne au bord du Tibre ou un quarante-septième étage dans New York illuminé, peut-être est-il en train de pêcher l’écrevisse, de piler la glace pour le whisky de cinq heures, de caresser sa femme sur le divan, de jouer avec ses enfants ou de se réveiller d’une sieste en songeant à tout ce qu’il voulait mettre de vérité dans ses livres, sincèrement persuadé de n’avoir pas réussi bien que tout y soit quand même, presque malgré lui. Il a écrit pour vous. Pour vous tous. Parce qu’il est venu au monde avec ce besoin de vider son sac qui le reprend périodiquement. Parce qu’il a vécu ce que nous vivons tous, qu’il a fait dans ses langes et bu au sein, il y a de cela trente ou cinquante ans, a épousé et trompé sa femme, a eu son compte d’emmerdements, a peiné et rigolé de bons coups dans sa vie, parce qu’il a eu faim de corps jeunes et de plats savoureux, et aussi de Dieu de temps à autre et qu’il n’a pas su concilier le tout de manière à être en règle avec lui-même. Il s’est mis à sa machine à écrire le jour où il était malheureux comme les pierres à cause d’un incident ridicule ou d’une vraie tragédie qu’il ne révélera jamais sous son aspect authentique parce que cela lui est impossible. Mais il ne tient qu’à vous de reconstituer le drame à la lumière de votre propre expérience et tant pis si vous vous trompez du tout au tout sur cet homme qui n’est peut-être en fin de compte qu’un joyeux luron mythomane ou un saligaud de la pire espèce toujours prêt à baiser en douce la femme de son voisin. Qu’il ait pu écrire les deux cents pages que vous avez sous les yeux doit vous suffire. Qu’il soit l’auteur d’une seule petite phrase du genre : « À quoi bon vous tracasser pour si peu, allez donc faire un somme en attendant », le désigne déjà à nous comme un miracle vivant. Même si vous deviez oublier cette phrase aussitôt lue et n’y repenser que le jour où tout va de travers, à commencer par le réchaud à gaz ou la matrice de votre femme. Et si par hasard vous avez la prétention de devenir écrivain à votre tour, ce que je ne vous souhaite pas, lisez attentivement et sans relâche. Le Littré, les articles de dernière heure, les insertions nécrologiques, le bulletin des menstrues de Queen Lisbeth, lisez, lisez tout ce qui passe à votre portée. À moins que, comme ce fut souvent mon cas, vous n’ayez même pas de quoi vous acheter le journal du matin. Alors descendez dans le métro, asseyez-vous au chaud sur le banc poisseux – et lisez ! Lisez les avis, les affiches, lisez les pancartes émaillées ou les papiers froissés dans la corbeille, lisez par-dessus l’épaule du voisin, mais lisez !» — Louis CALAFERTE (1928–1994), Septentrion, © Éditions Denoël, 1984.

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