Image de la série “Rebellion” en 5 épisodes (en anglais) sur l’insurrection de Pâques en Irlande en 1916


Lorsque vous êtes opprimé, il ne vous est pas permis d’être vous-même – Vous devez devenir un combattant

Avigail Abarbanel, psychothérapeute, est née et a grandi en Israël. Elle a fait son service dans l’armée israélienne. Elle a quitté Israël à 27 ans ; elle milite pour les droits des Palestiniens depuis 2001; elle vit aujourd’hui en Ecosse.

Par Avigail Abarbanel

Paru le 14 Juillet 2018 sous le titre The right of the oppressed to resist & rebel against their oppressors

Bienvenue ce samedi matin dans le Nord de l’Ecosse.

Hier soir nous avons suivi la série télévisée Rebellion (* ). C’est l’histoire de la rébellion irlandaise de Pâques en 1916 (Irish 1916 Easter Rising). Un siècle plus tard, en 2016, mon compagnon et moi nous nous sommes rendus à Dublin pour participer aux festivités du centenaire du soulèvement. C’était très émouvant d’en être ; j’ai tant appris des visites de musées et des cérémonies, mais aussi des contacts avec les gens et les lieux où se produisirent ces évènements.

Ce fut à l’époque une révolte quelque peu désordonnée, pas très bien organisée, avec un effectif restreint pauvrement armé et mal entraîné ; des gens ordinaires en somme, devenus soldats par nécessité. Cette révolte fut cruellement et assez facilement écrasée par la puissance militaire et l’organisation des forces coloniales britanniques, nourries d’un sens du droit typiquement pathologique et ivres de pouvoir. De grandes parties de Dublin furent laissées en ruines après que le centre de la ville et ses immeubles les plus prestigieux aient été lourdement bombardés depuis la rivière Liffey. Saura-t-on jamais combien de gens sont morts lors de ces combats et combien ont été mutilés à vie dans leur corps et dans leur être ?

Sans cette rébellion toutefois, la situation n’aurait jamais évolué comme ce fut le cas par la suite. La plupart des Irlandais n’avaient pas soutenu cette rébellion ; mais après avoir été témoins de la réponse brutale de l’Empire qui les gouvernait, leur opposition à la domination britannique s’était considérablement accrue. Il fallut encore quelques épisodes douloureux, y compris une horribles guerre civile, pour qu’en 1948 l’Irlande obtienne enfin son indépendance (tandis qu’ici, notre Ecosse attend toujours la sienne).

Je ne me suis familiarisée avec l’histoire de l’Irlande qu’au cours de ces quatre dernières années, depuis ma rencontre avec mon compagnon irlandais. Quand je me suis demandé pourquoi je ne savais rien de l’Irlande, j’ai réalisé que du temps où je grandissais en Israël je n’avais jamais rien appris à son sujet, ni du reste au sujet du colonialisme en général. Je fus cependant une élève curieuse et motivée tout au long de ma scolarité primaire et secondaire. Si nos professeurs nous en avaient parlé, je m’en serais souvenue.

Nous avons étudié deux types d’histoire à l’Ecole primaire et secondaire : d’une part l’histoire du sionisme, qui faisait l’objet d’un cours entièrement dédié à ce sujet ; d’autre part, une « histoire générale ». Ces deux enseignements étaient profondément faussés. Nous apprenions la version étatique du sionisme, comme étant un mouvement juste, héroïque et bienveillant, créé spécialement pour nous sauver de la persécution, nous juifs, par la création d’un Etat juif moderne, socialiste et juste, sur « nôtre » terre ancestrale, « le pays où nous revenions après 2000 ans d’exil ». Une fausse vérité, bien sûr.

En « histoire générale », nous n’avons rien appris sur le colonialisme, sur les Amériques, l’Inde, l’Australie, la guerre du Vietnam. Nous avons uniquement étudié la Grande-Bretagne au travers de l’histoire sioniste d’un « Empire » qui nous opprimait, « nous » les Juifs en Palestine. On nous a appris les succès de nos « braves » mouvements de guérilla luttant contre les Britanniques et finissant par les « chasser » hors de Palestine. Mais rien ne nous fut enseigné du colonialisme britannique à proprement parler, ni d’ailleurs des processus de colonisation de peuplement.

Nous n’avons rien appris au sujet des injustices que les Britanniques et les autres Etats coloniaux ont infligées dans leurs colonies à travers le monde. Rien concernant le commerce des esclaves, les souffrances des peuples autochtones ou les luttes pour l’indépendance de tant de pays colonisés dans le monde. Rien à propos de l’Afrique ou de l’apartheid en cours en Afrique du Sud quand j’étais à l’école. Nous n’avons rien appris sur les droits des femmes et leurs luttes pour le droit de vote et l’égalité.

J’ai toujours cru que notre éducation (très centralisée) était de bonne qualité. Mais l’était-elle dès lors qu’elle comportait tant de lacunes ? Et quelles lacunes ! Je n’aurais pu me douter que nous étions conditionnés à ne savoir que ce que les pouvoirs qui nous dirigeaient voulaient que nous sachions, ni plus ni moins ; ni me douter que notre éducation nous préparait à devenir de bons petits clones qui ne questionneraient ni ne désobéiraient, façonnant une nouvelle génération vouée au maintien et à la poursuite du projet sioniste d’expansion des colonies de peuplement en Palestine. Ce fut en grande partie un succès. Ma génération – en Israël ou même en dehors d’Israël – a fait exactement ce qu’elle était supposée faire. Je suis une ratée de ce système d’éducation, et il n’y en a guère beaucoup.

Pourquoi n’avons-nous rien appris au sujet du colonialisme ? Pourquoi n’apprenions-nous pas ce que le colonialisme faisait subir aux peuples autochtones ? Pourquoi ne nous a-t-on rien appris sur la répression massive des peuples autochtones en lutte pour leur libération ? On nous parlait des colons juifs en Palestine luttant contre le mandat britannique, comme d’un combat légitime selon le droit des opprimés contre leurs oppresseurs ! Des notions tellement tordues, une perspective israélo-juive des plus restreinte. Pourquoi ne nous a-t-on rien appris des luttes contre l’esclavage, ou du long combat des femmes pour le droit de toutes et tous à être considérés comme des êtres humains égaux ?

Je soupçonne que tout cela fut délibéré. Car si nous avions appris ce que le colonialisme infligeait aux peuples, sans doute n’aurait-il pas fallu longtemps à quelques-uns au moins d’entre nous pour faire le lien avec le « conflit israélo-palestinien ». Si nous comprenions ce qu’était le colonialisme et ce qu’il faisait subir aux colonisés, nous risquions en effet d’établir le parallèle avec ce qu’il arrivait aux Palestiniens. Ce qui eut été exact ; sauf qu’Israël n’a jamais voulu que nous voyions le sionisme comme un mouvement coloniale de peuplement comparable à tout autre et qui, pour arriver à ses fins, dévaste les peuples autochtones, en l’occurrence les Palestiniens. Israël n’a jamais voulu que nous constations que ce que les Palestiniens cherchent de faire correspond à ce que tous les peuples colonisés ont toujours tenté de faire: résister. L’Etat juif ne pouvait se permettre de laisser connaître la vérité aux nouvelles générations. Moi-même je n’aurais pas fait avec pareil enthousiasme mes deux années de service militaire si j’avais connu la vérité.

Lorsque vous vous informez au sujet des lois coloniales britanniques en Irlande, que vous voyez les images de ces centaines d’années de colonialisme et de colonisation de peuplement, que vous lisez les histoires vécues et saisissez l’héritage, le rapprochement saute aux yeux entre le comportement des Britanniques en Irlande et celui du mouvement sioniste/israélo-juif en Palestine : la même tactique, le même contrôle, la même politique de déshumanisation et d’élimination pour tenter d’effacer une culture, ses histoires, sa langue, toutes choses qui la rendent unique. Sans la déshumanisation – la reconnaissance de l’autre comme son semblable – il est plus difficile de lui faire du mal. Par contre, si vous parvenez à déshumaniser les opprimés aux yeux des autres, vous pouvez être assurés qu’ils ne recevront pas beaucoup de soutien.

J’ai été une enfant maltraitée. J’ai grandi dans un milieu hyper contrôlé, au sein duquel je vivais sous le regard inquisiteur de mon oppresseur. Depuis tout bébé je fus victime d’une violence multiforme. Quand parfois je cherchais à me défendre, je finissais broyée par mon oppresseur. Il n’est pas difficile pour un adulte d’écraser un enfant. Je n’avais aucun droit, aucun pouvoir. Il avait tous les pouvoirs, et je ne pouvais fuir car j’étais dépendante. Même plus âgée, ce ne fut qu’au prix d’un considérable travail psychologique sur moi-même que je parvins finalement à me libérer de l’emprise de mon oppresseur et rompre avec la codépendance.

Lorsque vous êtes opprimé, il ne vous est pas permis d’être vous-même. L’oppression est une question de pouvoir et de contrôle. Elle n’a d’autre fondement que le désir de quelqu’un d’utiliser autrui à ses propres fins. Opprimé, vous cessez d’être une personne. Vous devenez une ressource, et en tant que telle vous n’avez que deux options : vous soumettre afin de vous conformer à ce que votre oppresseur exige que vous soyez, ce qui conduit peu à peu à votre propre destruction ; ou bien vous rebeller en payant le prix, c’est-à-dire en investissant toutes vos forces dans cette résistance, puis en faisant face au contrecoup qui s’ensuit inévitablement. Au lieu de grandir, développer vos ressources et les consacrer à vivre une vie pleine, vous devenez un soldat, un combattant par nécessité. L’essence de l’oppression est d’éliminer toute possibilité de faire un choix satisfaisant, ce à quoi s’emploient redoutablement les psychopathes. Alors soit vous sacrifiez tout ce que vous êtes, soit vous vous trouvez contraint à une vie de combat permanent. De l’une ou l’autre manière, vous risquez d’être anéanti.

En tant que combattant, il vous faut vivre aussi avec ces étiquettes que les autres vous accolent : vous êtes « un terroriste », un enfant « ingrat », un « mauvais » enfant… Les personnes opprimées reçoivent peu de sympathie des autres. Je n’en recevais aucune. Si j’étais enfant actuellement, il y aurait des chances que l’on m’éloigne de ma famille ; mais à l’époque, il n’y avait aucune protection pour les enfants. Les parents étaient des dieux et la société n’intervenait pas dans les affaires « domestiques ». Battre les enfants (et les femmes) était la norme ; et la profession psychiatrique considérait que l’abus sexuel des filles au sein de la famille, en particulier par le père, non seulement ne leur était pas nuisible mais, qui plus est, utile à leur développement ! (Cela n’a changé que dans les années 1980 grâce à une femme merveilleuse, la psychiatre Judith L. Herman.) Quand bien même j’aurais osé parler, je n’avais personne vers qui me tourner. Personne ne m’aurait crue, tous auraient pris le parti de mes parents. De tout façon je ne pouvais rien dire, je n’étais pas autorisée à parler à qui que ce soit de ce qui se passait dans la famille et du sort qui m’y était réservé. Je devais toujours présenter un visage heureux afin de sauver les apparences et préserver la bonne image de la famille. Je pense que même si les gens avaient été au courant de la terreur subie chaque jour de mon enfance et de mon adolescence, personne ne m’eut secourue.

Etant les mammifères peu développés que nous sommes, nous avions tendance à nous liguer contre les victimes plutôt que de les aider. Nous sacrifions toujours l’individu pour le troupeau. Instinctivement nous nous rallions au troupeau, dont nous pensions avoir besoin pour survivre ; si quelques individus devaient être sacrifiés, qu’ils le soient !

Même aujourd’hui, en 2018, nous devons encore nous battre pour protéger les enfants ainsi que les autres personnes opprimées dans nos sociétés. Il y en a tant, ici et partout ailleurs dans le monde, dont les vies sont un calvaire. Tant d’enfants, au moins un quart des petites filles et nous ne savons pas combien de jeunes garçons, dont la vie quotidienne n’est qu’un enfer d’abus sexuel et de violence. Nous sommes bien loin encore de détecter à temps la maltraitance enfantine, et quand nous la constatons, sa prise en charge – pour autant qu’il y en ait une – demeure tragiquement inadéquate. En dépit d’un discours officiel prétendant le contraire, la société continue à protéger en priorité la famille ; dans le monde plus généralement, nous protégeons encore les oppresseurs au détriment de leurs victimes. La famille est un microcosme de la société, et la société un microcosme du monde.

Les oppresseurs sont des psychopathes. Quel autre type de personne en effet prendrait systématiquement plaisir à contrôler les autres en abusant à leurs dépens de son pouvoir ? Seuls les psychopathes, dans toutes les variantes de leur expression, sont capables de s’en réjouir autant. Il arrive parfois aux gens normaux de mal se comporter, mais ils n’éprouveront pas le besoin constant de contrôler les autres et ne tireront assurément pas à ce point plaisir d’avoir plus de pouvoir que quelqu’un d’autre. Je n’oublierai jamais le sourire grimaçant de mon oppresseur chaque fois qu’à nouveau elle réussissait à m’humilier, laissant mon visage ensanglanté ou mon corps marqué de contusions. Elle voulait me briser l’esprit et jouissait quand elle pensait y avoir réussi. C’est ce que font les oppresseurs. Le mien échoua : me voici écrivant ce texte, et je vais bien ; tout le monde hélas n’a pas cette chance…

Je m’étais toujours demandé pourquoi l’histoire de l’Irlande m’avait si profondément touchée, je pense comprendre à présent. En fait, je l’appréhende à partir de mon expérience personnelle : je sais ce que c’est que d’être impuissante, captive d’un mode de contrôle psychopathique ; je sais ce que c’est que de tout essayer pour être « bonne » et plaire à l’oppresseur, de s’efforcer de suivre les règles données avec la promesse qu’alors tout ira bien. Mais très vite vous réalisez que, quoi que vous fassiez, votre sort jamais ne s’adoucit. Le piège se referme lentement autour de vous et vous prenez conscience que vous ne pouvez absolument rien contrôler, car tout pouvoir et tout contrôle sont aux mains de votre oppresseur. Le droit à votre pouvoir personnel est la chose la plus importante dont vous soyez dépouillé dans un système psychopathique. Seuls les oppresseurs détiennent le pouvoir. C’est pourquoi la rébellion irlandaise fut si horriblement écrasée. C’est pourquoi aussi Israël répond d’une manière tellement disproportionnée aux moindres signaux, fussent-ils pacifiques et inoffensifs, de la résistance palestinienne. Israël veut faire savoir aux Palestiniens qu’ils n’ont aucun pouvoir et leur enlever tout espoir d’en avoir jamais.

Lorsque vous luttez contre les oppresseurs, vous êtes étiquetés comme « mauvais » et encore davantage réprimés. Si vous tentez de chercher de l’aide ailleurs, vous êtes injuriés, déshumanisés et isolés. C’est ce qui est arrivé aux Irlandais et à tout qui s’est un jour dressé contre un système d’oppression psychopathique.

C’est ce que vivent actuellement les Palestiniens. Oui, je l’affirme : le colonialisme et la colonisation de peuplement relèvent d’un système d’oppression psychopathique caractérisée.

Il y va du droit des peuples opprimés de se rebeller pour tenter de se libérer. Il y va de notre devoir de les aider. Qu’il s’agisse d’individus ou de groupes, il nous incombe de les aider à détruire toute structure de pouvoir qui les retient captifs et les utilise en tant que ressources, les empêchant de vivre pleinement leur vie et de développer leur potentiel unique.

J’ai résisté et il m’en a coûté, mais si je n’avais pas résisté, aujourd’hui je serais morte ou psychologiquement détruite. Dans ma jeunesse, j’ai perdu la volonté de vivre au moins deux fois et tenté de me suicider. J’ai eu la chance de ne pas mourir et de pouvoir m’en remettre. Le premier pas a été de me libérer de l’emprise physique et économique de mon oppresseur ; mais à partir de là, le voyage fut bien long encore jusqu’ici. Je vais bien à présent. Sauf à considérer le fait qu’ils doivent vivre avec eux-mêmes et la détestable image que leur reflète peut-être le miroir, mes oppresseurs quant à eux s’en sont bien tirés car jamais ils n’ont eu à rendre compte de rien.

Je regardais Rebellion hier soir à la télévision, me demandant où je me serais trouvée et ce que j’aurais fait si j’avais vécu en Irlande à cette époque. Je sais que cela aurait dépendu de qui j’aurais été alors, du genre de famille et de classe sociale auxquels j’aurais appartenu. Etant une femme, j’aurais été encore au bas de la hiérarchie sociale. J’aime à penser néanmoins que j’aurais rallié les luttes pour libérer de la tyrannie de l’oppression non seulement l’Irlande, mais aussi les femmes et les pauvres. J’aime à penser également que j’aurais été prête à mourir pour ces causes.

Je suis vivante, et désormais j’ai une voix. Je souhaite contribuer à un monde qui ne permette plus que des vies soient gaspillées à se faire broyer ou à devoir sans cesse lutter.

Avigail Abarbanel 

(*) Rebellion est une série en 5 épisodes sur l’Insurrection de Pâques de 1916, une révolte irlandaise luttant contre la présence britannique en Irlande qui fut écrasée dans le sang par les anglais.

Article original: http://avigail-abarbanel.me.uk/2018/07/14/the-right-of-the-oppressed-to-rebel/

Traduction de l’anglais : Jacqueline Thirion et Marie-Françoise Cordemans pour Arrêt sur info

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