Kiev, 2014. Crédit image: Wikipedia
Le texte que nous vous présentons ci-dessous a été écrit en juin 2014 par l’auteur de l’ouvrage “Ukraine: histoire d’une guerre” , une analyse de la guerre qui déchire l’Ukraine fondée sur une connaissance approfondie du contexte et des enjeux internationaux. ASI
Quelqu’un a parlé d’Ukraine. La jeune femme charmante assise en face de moi a immédiatement dit, et avec beaucoup d’assurance : « Le seul problème, c’est qu’on n’arrive pas à punir Poutine ». Je lui ai alors demandé de quoi il faudrait le punir et elle m’a répondu sans hésiter : « Oh, tu vois bien ce que je veux dire ». Elle n’a pas jugé nécessaire d’ajouter un seul autre mot. Pour elle, comme pour beaucoup d’autres, le problème majeur en Ukraine est de punir Poutine pour l’empêcher de nuire, c’est le discours que l’on entend et lit tous les jours depuis bientôt six mois.
« On ne juge pas une politique en regardant comment elle commence, mais comment elle se termine », les mots sont d’Henry Kissinger. Et il a ajouté récemment à propos de l’Ukraine : « Harceler la Russie n’est pas un objectif, c’est plutôt la preuve de l’absence d’objectif ». De fait, le pilonnage assourdissant de propagande auquel se livrent les USA contre la Russie de Poutine sans discontinuer depuis près de quinze ans aboutit aujourd’hui à une russophobie omniprésente et bien-pensante. Apprécier Poutine suffit à vous rendre infréquentable alors que le détester vous classe dans les gens raisonnés et bien informés. Les journalistes et les hommes politiques tiennent des discours foncièrement russophobes avec la gravité mal feinte de personnages médiocres qui aimeraient entrer dans l’Histoire en trouvant quelque chose d’important à dire. L’effet se répercute sur le public qui le renvoie après l’avoir amplifié à son tour. Comme un micro placé trop près des haut-parleurs, le phénomène ne cesse d’enfler. La russophobie n’est pas une conspiration, c’est un phénomène de masse incontrôlable. Ainsi on a pu voir le clip déshonorant de l’UDI-MODEM assimilant Poutine à Hitler. Ses dirigeants savent-ils que la Russie a payé un tribut de vingt-cinq millions de morts au nazisme en faisant preuve d’un héroïsme exemplaire ? Se rendent-ils compte de l’insulte ignominieuse et douloureuse qui est faite au peuple Russe qui a souffert plus qu’aucun autre ?
Devant de telles campagnes de haine et d’ignorance, on ne peut que s’interroger sur les informations données par les médias sur la crise ukrainienne. Quels journalistes ont rappelé que, dans les dix années précédant le début de Maidan, il y a eu en Ukraine cinq élections nationales validées par l’OSCE comme justes et régulières ? Que ces élections, législatives ou présidentielles, ont provoqué trois alternances et une cohabitation qui se sont déroulées sans incident ? Que les partis qui faisaient des scores significatifs étaient nombreux, comme le parti des régions, le parti de Timochenko, celui de Ioutchenko, le parti communiste, le parti centriste de Klitchko et le parti nationaliste ? Que les dernières élections avaient eu lieu un an seulement avant Maidan et n’avaient donné lieu à aucune contestation ? Quels journalistes ont admis que tous ces éléments indiquent objectivement que la démocratie en Ukraine ne connaissait pas de dysfonctionnement depuis la révolution orange et vivait en paix ? Quels journalistes ont rappelé que les hommes volant le pouvoir par la violence et par la trahison des accords du 21 février étaient très minoritaires (Yatseniouk : 7% aux présidentielles de 2010 et Svoboda : 12% aux législatives de 2012) ? Quels journalistes se sont émus de la lâcheté et du silence des trois ministres de l’UE signataires des accords du 21 février qui se sont enfuis alors qu’ils les avaient signés pour se porter garants de leur réalisation ? On ne sait plus très bien si les discours des journalistes ont démultiplié la haine antirusse, ou si c’est la russophobie qui les a amplifiés. Car le bon peuple de France n’écoutera que le discours d’Obama répété en boucle : tout cela est la faute des Russes et il faut les sanctionner.
Si les populations du sud et de l’est de l’Ukraine ont immédiatement et massivement rejeté le pouvoir illégal de Kiev en se rebellant contre ces gens violents et haineux, ce n’est pas par la faute de fantasmagoriques agents russes, mais pour la simple raison que ce pouvoir n’avait aucune légitimité autre que sa reconnaissance par les USA et l’UE au lendemain d’assassinats en masse, et alors qu’un président élu était encore en exercice. Depuis, dans certaines régions, le parti majoritaire et le parti communiste ont été interdits. La grande revendication de Maidan était la fin de la corruption et c’est un oligarque qui a été porté au pouvoir lors d’élections sans campagne se déroulant dans un climat de guerre civile. A en croire le discours américain intégralement relayé par nos médias, la démocratie serait enfin arrivée en Ukraine le 25 mai dernier, grâce à eux et malgré Poutine. Sans connaître le climat de défiance antirusse terrorisant les opinions, il est rigoureusement impossible de comprendre que ce discours puisse être tenu, relayé… et cru. Je défie quiconque de raconter les faits à une personne sensée et de lui faire acclamer l’Amérique et vilipender la Russie. « Sont-ils tous devenus fous ? » se demande Jacques Attali, alors que le cœur, la raison et l’Histoire devrait naturellement nous pousser à des liens forts avec la Russie, et à une perception amicale et fraternelle du peuple Russe. Mais l‘Amérique d’Obama veille et travaille à ce que cela ne se produise pas.
Il n’y a pas lieu de revenir sur l’activisme ostentatoire des USA qui ont utilisé Maidan pour renverser un président élu et provoquer un début de guerre civile, ni sur la bêtise des fonctionnaires incultes et prétentieux de l’UE qui s’imaginaient victorieux en croyant attirer Ianoukovitch de leur côté : celui-ci ne négociait avec eux que pour faire monter les enchères face à la Russie. Il faut vraiment refuser de s’informer pour ne pas savoir que l’Ukraine n’a aucun avenir économique en tournant le dos à la Russie. D’ailleurs, en Ukraine, qui souhaite une impossible intégration à l’UE ? Des hommes politiques vendant des illusions et aspirant à leur promotion, quelques banquiers sans scrupules, des intellectuels férus d’Europe et les jeunes populations déshéritées de l’ouest rêvant d’un visa Schengen. Si le pays est à peu près coupé en deux, c’est plus sur une ligne de fracture pro et anti Russe que sur un penchant européen ou non. La prétendue « aspiration européenne » de l’Ukraine est un mensonge de notre pouvoir politique sans autre but que sa propre satisfaction, tout fier qu’il est de pouvoir encore exhiber des nations que l’UE ferait rêver. Il s’auto-satisfait ainsi dans l’idée que passer de l’influence de la Russie à celle de l’UE, ce serait marcher de l’ombre vers la lumière. Flatteries, orgueil, mensonges et illusions.
Les USA ont créé une puissante russophobie en Europe dont personne ne peut dire aujourd’hui à quoi elle mènera, pas plus que l’on ne pouvait percevoir où mènerait l’antisémitisme d’avant-guerre. Sous les traits du sympathique visage d’Obama, c’est bien une haine sourde et aveugle au bon sens qui a déjà permis de détruire ouvertement une démocratie de quarante-cinq millions d’habitants, de laminer son économie et de démarrer une guerre civile. Une armée bombarde sa population civile et l’OSCE l’encourage à aller plus vite, le tout avec l’approbation des spectateurs. Car il suffit que la Russie demande l’arrêt des combats pour que le bon peuple ferme les yeux sur l’horreur actuelle dans le Donbass en pensant secrètement « Cette rébellion est forcément un coup des Russes. Après tout, c’est normal d’éliminer des terroristes ». Et après ? L’OTAN, dont la raison exigerait pourtant qu’elle soit dissoute sans délai pour le plus grand bien du monde, l’OTAN s’agite à l’odeur du sang, bombe le torse, accentue sa présence et augmente ses budgets, les hommes politiques font ouvertement preuve de la plus grande méfiance d’un ton pénétré et les journalistes justifient tout cela en expliquant sans honte la théorie imbécile et absurde d’une légendaire volonté expansionniste de la Russie. Irresponsables, tous ces gens-là ne font rien d’autre que ce que faisaient les scientifiques dans les années trente quand ils expliquaient que le juif est mauvais : ils préparent les populations à accepter le pire, peut-être même à s’en réjouir. L’Histoire ne présente jamais deux fois le même visage mais les hommes font souvent deux fois les mêmes erreurs. Lorsque j’ai fait part du parallèle entre ces deux haines collectives menant potentiellement à l’horreur avec enthousiasme et conviction, un ami m’a répondu : « Oui mais ce que l’on disait pour les juifs était faux, alors que pour les Russes, c’est vrai ».
Michel Segal
Michel Segal est l’auteur de plusieurs ouvrages dont : Autopsie de l’école républicaine (2008) – Violences scolaires, responsables et coupables (2010) – Collège unique, l’intelligence humiliée (2011). Ukraine, histoires d’une guerre (2014).
Source: https://arretsurinfo.ch/antisemitisme-et-russophobie-80-ans-apres/