Manifestation à Kafersousah près de Damas le 26 Décembre 2012. (Flickr)
Paris, 8 avril 2021
Paru sur Consortium News sous le titre The Imperialism of Foolery
Volume 26, Number 99—Friday, April 9, 2021
Voici la traduction “officielle” française de l’article qui est paru en anglais sur Consortium News
Peu d’événements prometteurs ont manqué leur promesse autant que ce qu’on avait nommé de façon optimiste le printemps arabe. Il y a dix ans, des manifestations massives de protestation qui ont débuté en Tunisie et qui se sont rapidement étendues à l’Égypte ont été saluées comme le signe avant-coureur de la démocratie qui allait envahir le Moyen-Orient comme par un coup de baguette magique.
Cela ne s’est pas passé ainsi. Le résultat a été la démoralisation en Tunisie, un régime militaire renforcé en Égypte, la destruction de la Libye en tant que nation viable, guerre et famine sans fin au Yémen, une Syrie en ruines, et pas une égratignure sur les nations les plus autocratiques de la région, à commencer par l’Arabie saoudite et le Qatar.
La Libye a offert la preuve décisive que « se débarrasser d’un dictateur » ne transforme pas automatiquement un pays en une nouvelle Suisse.
La leçon à en tirer est que, lorsqu’il s’agit d’essayer d’unir et de moderniser des États-nations relativement nouveaux (en particulier dans l’environnement hostile du Moyen-Orient), les imperfections des modes de gouvernement qui émergent peuvent correspondre à la nécessité de composer avec des groupes tribaux, ethniques et religieux potentiellement antagonistes. Si la coquille est brisée, ce qui en résulte peut être le chaos plutôt que les rivalités soignées et pacifiques entre partis au sein de la démocratie représentative occidentale – une norme politique assez récente dans l’histoire de l’humanité.
Démocratie et révolution
Cette norme fut bien plus le produit d’une évolution croissante du pouvoir économique et de l’influence de la bourgeoisie dans la société occidentale que celui d’une révolution violente, bien que ce processus ait comporté des soulèvements violents en France et dans les colonies américaines de l’Empire britannique. Cependant, tout au long du 20e siècle, la révolution a été associée non pas à l’institution de systèmes électoraux – la démocratie telle qu’elle est comprise actuellement – mais plutôt au dépassement de cette « démocratie formelle » afin d’instituer un changement du système économique, à savoir le socialisme.
C’est ce que les mouvements révolutionnaires, notamment ceux qualifiés d’anarchistes ou de trotskistes, avaient à l’esprit. En réalité, de véritables révolutions ne sont pas des événements fréquents. Comme la perspective d’une telle révolution sociale en Occident s’est estompée, les révolutionnaires occidentaux se sont mis à saluer tout mouvement contre les États non occidentaux comme étant révolutionnaire, progressiste, sinon socialiste, du moins « démocratique ».
Parmi de tels nostalgiques des révolutions qui n’ont pas eu lieu, chaque soulèvement anti-gouvernemental peut trouver des auxiliaires à distance prêts à l’acclamer : les « Kosovars » en Serbie, les Kurdes partout, les Tchétchènes lorsqu’ils faisaient sauter des théâtres et des écoles en Russie, les manifestants à Benghazi (qui étaient en fait des fondamentalistes islamiques, contrairement à ce qui a été prétendu à l’époque), les Ouïgours aujourd’hui.
Le 27 mars, de tels révolutionnaires par procuration ont marqué le 10e anniversaire de la guerre en Syrie en parrainant une déclaration de 65 exilés syriens[i] qui sont des opposants de longue date au parti baasiste au pouvoir en Syrie. L’universitaire franco-libanais Gilbert Achcar a pris l’initiative de réunir plus de 300 signataires venant de nombreux pays. L’essentiel du message est de condamner les écrivains anti-guerre indépendants américains et occidentaux pour leur manque de soutien à la révolution syrienne qui n’a jamais eu lieu.
En effet, la révolution syrienne démocratique à laquelle ces exilés s’identifient n’a pas eu lieu. Des manifestations et de la répression ne font pas une révolution. Les événements déclencheurs du début 2011 ont été rapidement détournés par des rebelles armés soutenus par une série de puissances étrangères aspirant à utiliser le désordre ainsi créé pour briser la Syrie en morceaux – un objectif politique à long terme d’Israël qui ne rencontre pas d’opposition de la part de l’Arabie saoudite, du Qatar, de la Turquie… ou de leurs amis à Washington. Le régime nationaliste arabe de Syrie figure en bonne place sur leur liste de cibles depuis des décennies.
Beaucoup de ces 65 exilés syriens enseignent dans les universités occidentales. Leur texte présente clairement la Syrie comme une dichotomie entre des opposants tels qu’eux-mêmes et Bachar al Assad. Ils accusent les écrivains anti-guerre de soutenir Assad et de « déshumaniser » le peuple syrien en ignorant des individus qui se sont opposés au régime Assad par le passé et qui en ont souffert.
Mais le véritable conflit existant en Syrie aujourd’hui n’est pas entre Bachar al Assad et 65 intellectuels exilés. Proclamer un « soutien » à des intellectuels occidentalisés opposés à Assad est totalement hors de propos par rapport à la situation existante. Les exilés pourraient raisonnablement imputer leur manque de pertinence à la CIA, qui a dépensé un milliard de dollars par an, de mèche avec l’Arabie saoudite, dans le cadre de l’opération clandestine Timber Sycamore, pour armer et former des rebelles islamistes opposés au régime laïque baasiste, et faisant de la lutte contre Assad un djihad international imprégné de Wahhabisme.
La Syrie est encore attaquée
Aujourd’hui, certaines régions de la Syrie sont toujours occupées de manière hostile par les islamistes avec le soutien de la Turquie autour d’Idlib dans le nord-ouest, par les États-Unis dans les régions pétrolières du nord-est et par Israël sur le plateau du Golan. Pour faire bonne mesure, Israël bombarde la Syrie de temps à autre.
Le pays est délibérément étranglé par les sanctions américaines.
Rien de tout cela n’est mentionné par ces exilés syriens qui se sentent agressés par des écrivains « auto-proclamés anti-impérialistes », lesquels plaident pour la fin des sanctions qui privent les Syriens vivant dans leur propre pays de nourriture, de médicaments et d’autres nécessités de la vie.
La démocratie ne peut être apportée à une nation que par son propre peuple. Cependant, les figures de l’opposition dans de nombreux pays sont encouragées par la National Endowment for Democracy et par des canaux moins ouverts à penser que le soutien des États-Unis peut les aider à se débarrasser des dirigeants qu’ils détestent et même à leur donner un rôle dans un nouveau régime. De telles figures ont été actives dans l’invasion de l’Irak et la destruction de la Libye. Dans la situation actuelle, la principale chose que ces exilés syriens pro-occidentaux peuvent faire pour obtenir un tel soutien est d’utiliser leur statut de victime pour attaquer les critiques de la politique étrangère américaine.
Ils se sont rassemblés à cette fin, en publiant une diatribe visant la plupart des journalistes indépendants qui essayent d’informer le public sur la politique de guerre des États-Unis. Le texte initial citait nommément les journalistes d’investigation du Gray Zone, Max Blumenthal, Aaron Maté, Ben Norton ; ainsi que Rania Khalek, Caitlin Johnstone, Jimmy Dore, Antiwar.com, Kim Iversen, Mint Press News, Consortium News, et bien d’autres. Ces noms ont été rayés par Achcar afin d’inciter Noam Chomsky à y apposer sa propre signature, de haute valeur persuasive.[ii]
Aaron Maté, du GrayZone, raconte que Chomsky a défendu sa signature au motif que, sans mentionner ces noms, la lettre n’est qu’une « déclaration de principe abstraite », « exprimant un soutien général aux personnes ».
Mais à quelles personnes ? En réduisant la Syrie à une confrontation entre eux et Assad, ces intellectuels exilés rejettent comme insignifiants les millions de Syriens en Syrie qui, quelle que soit leur attitude envers leur gouvernement, le soutiennent de préférence au chaos ou au règne des fanatiques islamistes. Soutenir ces exilés syriens revient à s’en prendre aux écrivains qui font ce que Chomsky faisait historiquement lui-même : donner la priorité à la critique de son propre gouvernement, qu’il peut théoriquement influencer, au lieu de prétendre pouvoir influencer la politique intérieure de pays étrangers.
Tout au long de cette lettre, il est affirmé que les critiques de l’ingérence des États-Unis en Syrie sont (1) motivés par leur « soutien à Assad » et (2) influencés par leur alignement sur la Russie et la Chine. Aucune preuve ni exemple n’est fourni pour étayer ces affirmations plus qu’improbables. La Turquie, l’Arabie saoudite et le Qatar ne sont pas mentionnés, et l’implication des États-Unis est minimisée :
« Mais l’Amérique n’est pas au centre de ce qui s’est passé en Syrie, malgré ce que ces gens prétendent. L’idée qu’elle le serait en quelque sorte, malgré toutes les preuves du contraire, est un sous-produit d’une culture politique provinciale qui insiste à la fois sur la centralité de la puissance américaine au niveau mondial et sur le droit impérialiste d’identifier qui sont les ‘bons’ et les ‘méchants’ dans n’importe quel contexte donné. »
Voici une déclaration vide de sens. Les États-Unis s’assoient sur le pétrole syrien, le laissent être siphonné vers la Turquie, font tout pour empêcher la reconstruction du pays, mais ils ne sont « pas centraux » dans ce qui s’est passé en Syrie. Et il faut soi-disant une « culture politique provinciale » pour remarquer la « centralité de la puissance américaine au niveau mondial. »
Et quel est le « principe » défendu ici ? On accuse les vilains écrivains de rien moins que de renforcer « un statu quo dysfonctionnel et d’entraver le développement d’une approche véritablement progressiste et internationale de la politique mondiale; une approche dont nous avons si désespérément besoin, étant donné les défis planétaires que représente la réponse au réchauffement climatique. »
Hein ? Mais qu’est-ce que cela signifie ? Quelle est cette « approche véritablement progressiste et internationale de la politique mondiale » à laquelle ils aspirent ? Qu’accomplirait-elle et comment ? Pas le moindre indice.
La diatribe se conclut :
« C’est l' »anti-impérialisme » et le « gauchisme » des gens sans principes, des paresseux et des dupes, et cela ne fait que renforcer le dysfonctionnement de l’impasse internationale que l’on constate au Conseil de sécurité de l’ONU. Nous espérons que les lecteurs de cette lettre se joindront à nous pour s’y opposer ».
Cette charge sournoise et incohérente contre les véritables écrivains anti-impérialistes indépendants intervient à un moment où l’agressivité de Washington atteint de nouveaux niveaux d’intensité et où de nombreux écrivains anti-guerre sont confrontés à des tentatives croissantes de marginalisation, voire de censure. Il est donc tout à fait opportun de leur coller l’étiquette d' »anti-impérialisme des dupes ».
Pour répondre aux étiqueteurs dans leur langage, permettez-moi de dire que les promoteurs de cette lettre méprisable pratiquent l’impérialisme de la duperie. Le stratagème consiste à tromper les gens en leur faisant voir l’impérialisme dans tellement d’endroits qu’il en est neutralisé. Les États-Unis ont un budget militaire qui dépasse celui de tous leurs principaux adversaires et alliés réunis, exploitent près d’un millier de bases dans le monde entier, détruisent les pays les uns après les autres par des sanctions et la subversion, veulent clairement changer de régime même en Russie et en Chine, et pratiquent des jeux de guerre nucléaire à leurs frontières. Leurs prétentions hégémoniques mondiales sont flagrantes et effrayantes.
Mais si une nation résiste à cet assaut mondial, elle doit aussi être impérialiste et donc blâmable. Ainsi, pour être un anti-impérialiste approuvé par Achcar, vous pouvez dire du mal des États-Unis, mais vous devez dire aussi du mal de toute nation qui a la capacité et la volonté de résister, car elle aussi doit être « impérialiste ». De cette façon, vous pouvez vous féliciter d’être un « anti-impérialiste » parfaitement pur et absolument inutile.
Non, nous ne sommes pas dupes.
Diana Johnstone
Diana Johnstone est l’auteur de La croisade des fous: Yougoslavie, première guerre de la mondialisation, Le Temps des Cerises, Paris, 2005. Son dernier livre est Circle in the Darkness : Memoirs of a World Watcher (Clarity Press). Les mémoires du père de Diana Johnstone, Paul H. Johnstone, From MAD to Madness, ont été publiées par Clarity Press, avec ses commentaires. Vous pouvez la joindre à l’adresse suivante : diana.johnstone@wanadoo.fr .
[i]Erasing people through disinformation: Syria and the “anti-imperialism” of fool
[ii] Liste complète des noms à 1:31.13
Image: Des Marines US et des soldats de l’armée jordanienne collaborent à Amman lors de l’opération Timber Sycamore, Septembre 2016. (Wikimedia Commons)
Source: Consortium News