Quelques semaines après le début de la campagne de terreur menée par Israël à Gaza il y aura deux ans en octobre, un journaliste et romancier nommé Omar El Akkad a publié un message sur X, anciennement connu sous le nom de Twitter, qui m’a vraiment marqué :

“Un jour, lorsque la situation le permettra, lorsqu’on pourra nommer les choses par leur nom sans en subir des inconvénients personnels, lorsqu’il sera trop tard pour demander des comptes à qui que ce soit, tous diront qu’ils ont toujours été contre”.

De mon point de vue, ce n’est que du bon sens, une incursion dans ce territoire interdit où les tabous de l’humanité sont ignorés et les vérités crues ouvertement exprimées.

El Akkad, Égyptien de naissance, qui a vécu, rapporté et écrit au Canada toute sa vie d’adulte, a déjà à son actif plusieurs romans primés — American War (2017) et What Strange Paradise (2021) — lorsqu’il a publié cette observation. L’hiver dernier, il a publié ses réflexions amères sur Gaza et l’hypocrisie de l’Occident sous le titre “One Day, Everyone Will Have Always Been Against This”. Cette réflexion mérite d’être relayée, des médias numériques aux livres brochés.

Je me demande depuis quelque temps si ce jour qu’El Akkad anticipe avec une indignation palpable n’est pas déjà à nos portes. Ceux qui prétendent diriger et parler au nom du monde occidental – parlementaires, hauts responsables de la politique étrangère, divers médias dominants – semblent enfin rompre leur silence honteux, avec 18 mois de retard, pour condamner la barbarie primitive de l’État sioniste.

Dans nos post-démocraties, un fossé béant, souvent infranchissable, sépare les paroles des actes. Je ne saurais donc spéculer à bon escient sur l’issue de ces récentes manifestations d’indignation, parmi lesquelles figurent en bonne place des confessions de faute et de sympathies mal placées. Cependant, les revirements d’opinion précèdent presque toujours les revirements politiques et comportementaux. Quiconque a vécu les années de la guerre du Vietnam sait bien cela.

Dès les premiers moments de la barbarie en temps réel de l’armée israélienne, j’ai pensé que “l’État juif” finirait par aller trop loin. Le reste du monde ne peut pas éternellement prétendre que le massacre à Gaza est une guerre autorisée par la Bible contre – il faut l’entendre pour le croire – les descendants de ces tribus fantômes et antisémites connues sous le nom d’Amalécites. Le projet sioniste est au fond une tentative de convaincre le monde moderne qu’invoquer d’anciennes guerres de vengeance, d’anéantissement et de paranoïa raciale, qu’elles aient eu lieu ou non, légitime les horreurs indicibles de la troisième décennie du 21e siècle. Tôt ou tard, ai-je pensé, la raison prévaudra sur l’imaginaire et les mythes — Athènes, telle que la conçoivent les érudits, prévaut sur Jérusalem.

Ce moment est-il enfin venu ? La question mérite d’être posée. Une session d’urgence très significative du Conseil de sécurité de l’ONU, le 13 mai, suggère que le soutien inconsidéré de l’Occident au terrorisme israélien s’amenuise désormais fortement. Le même constat s’applique à certains médias occidentaux, évoluant ouvertement vers une vérité non édulcorée sur Gaza. (Et est-ce vraiment nouveau ?) Nous commençons également à percevoir quelques démentis de personnalités politiques qui, jusqu’à présent, ont défendu l’indéfendable. Dans des moments comme celui-ci, on risque parfois de tirer des conclusions hâtives, mais il me semble qu’un changement d’opinion est en train de se produire, s’il n’est pas déjà effectif.

La chronologie des événements, très accessible, montre qu’Israël a franchi le point de non-retour début mars, lorsqu’il a progressivement violé l’accord de cessez-le-feu conclu en janvier. Le 2 mars, le gouvernement Netanyahu a annoncé l’arrêt de toute aide humanitaire à la bande de Gaza. Le 18 mars, l’armée israélienne a repris ses bombardements, en violation flagrante de son engagement tout récent.

Les blocus et les bombes ne sont pas une nouveauté pour les Palestiniens de Gaza. Mais cette fois, l’État terroriste a déclaré son intention d’intensifier la violence bien au-delà du niveau des 16 derniers mois, prétendument jusqu’à ce que tous les otages encore détenus soient libérés et que le Hamas soit éliminé. Il s’agit d’une extermination totale, telle qu’on peut la lire dans le Deutéronome, Samuel et les Chroniques – ou dans toute bonne histoire sur le Reich, devrais-je dire.

Début avril, lorsque le Programme alimentaire mondial a annoncé qu’il était à court de réserves alimentaires, on a su que nous assistions à une déferlante de barbarie sans limites.

C’est un éditorial de The Economist, publié le 9 avril sous le titre “Israël est déterminé à détruire Gaza”, qui m’a fait comprendre que le vent tourne, au cas où j’aurais manqué les signes avant-coureurs.

Je me souviens avoir pensé que l’article était d’une honnêteté choquante, ce qui ne ressemble guère à The Economist dans ce genre de dossier. Toujours atlantistes, les rédacteurs de l’hebdomadaire britannique se sont tournés vers le président Trump pour éviter le désastre que personne ne peut embellir ou justifier et espérer être pris au sérieux.

“Les perspectives sont sombres”, écrivaient-ils. “Sans pression de sa part, on voit mal ce qui pourrait empêcher Israël de détruire définitivement Gaza”.

Un mois plus tard, nous avons eu droit à un déluge d’articles et de déclarations officielles allant dans le même sens. Comme l’ont noté d’autres observateurs, le Financial Times a publié un éditorial cinglant le 6 mai, signé par le comité de rédaction, ce qui en souligne le sérieux, sous le titre “Le silence honteux de l’Occident sur Gaza”. Wow, rien de moins que The Economist. Après avoir rappelé le blocus imposé par Israël après le cessez-le-feu sur l’eau, la nourriture, les médicaments et toutes autres formes d’aide humanitaire, le grand quotidien britannique s’en prend aux dirigeants occidentaux :

“… les États-Unis et les pays européens qui présentent Israël comme un allié partageant leurs valeurs n’ont pratiquement pas condamné ces crimes. Ils devraient avoir honte de leur silence et cesser de permettre à Netanyahu d’agir en toute impunité”.

Plus loin, le FT énumère le chaos engendré par le président Trump avec ses politiques incohérentes et ses revirements – Gaza en station balnéaire de luxe, soutien au cessez-le-feu, immunité pour le violer, tout en continuant à livrer des armes. Et cette conclusion :

“Le tumulte planétaire déclenché par Trump a déjà détourné l’attention de la catastrophe à Gaza. Mais plus cela durera, plus ceux qui restent silencieux ou craignent de s’exprimer se rendront complices.”

Destruction totale, honte, complicité : écoutons tous attentivement maintenant que les médias grand public disent ce que les médias indépendants disent depuis le début de cette crise.

Le week-end dernier, le journal libéral The Independent a publié son propre éditorial“Mettons fin à la guerre assourdissante contre Gaza – il est temps de parler”. En voici un extrait :

“Il est temps que le monde prenne conscience de ce qui se passe et exige la fin des souffrances des Palestiniens piégés dans l’enclave”.

Et, un jour plus tard, The Guardian a pris clairement position avec Le point de vue du Guardian sur Gaza : Trump peut mettre fin à cette horreur. L’alternative est impensable”.

“Qu’est-ce que cela, sinon un génocide ?”, demandent les rédacteurs du journal. “Quand les États-Unis et leurs alliés agiront-ils pour mettre fin à cette horreur, si ce n’est maintenant ?”

L’horreur, l’horreur : on repense immédiatement au “Cœur des ténèbres” de Joseph Conrad, tout à fait à propos : Bibi Netanyahu dans le rôle de M. Kurtz, le projet sioniste comme véritable visage de la “civilisation” occidentale.

On observe un genre d’instinct grégaire chez les médias grand public lorsque des questions délicates relevant de l’idéologie et de la géopolitique sont soulevées, notamment ces dernières années.

Et comme vous l’aurez remarqué, le récent déferlement d’indignation médiatique s’est principalement limité à la presse britannique. On n’a rien vu de tel dans le New York Times, supervisé par les sionistes, et très rarement ailleurs dans les médias grand public américains. C’est l’œuvre du lobby israélien, venu énoncer ce qui devrait être évident.

Il en va de même pour les personnalités politiques qui ont enfin rompu le silence.

Josep Borrell, l’Espagnol au franc-parler qui a précédemment occupé le poste de directeur de la politique étrangère de l’Union européenne, a déclaré lors d’une cérémonie de remise de prix le 9 mai en Espagne (tel que cité dans The New Arab) :

“Nous sommes confrontés à la plus grande opération de nettoyage ethnique depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, dont le but est de créer une destination de vacances de luxe une fois que les millions de tonnes de décombres auront été déblayées de Gaza et que les Palestiniens seront morts ou auront disparu”.

Et Mark Pritchard, député conservateur, s’adressant à la Chambre des communes la semaine dernière :

“Depuis de nombreuses années – je siège à cette Chambre depuis 20 ans – j’ai soutenu Israël quoi qu’il arrive, en toute franchise. Mais aujourd’hui, je veux vous dire que je me suis trompé et que je condamne Israël pour ce qu’il inflige au peuple palestinien à Gaza et en Cisjordanie, et je tiens à retirer dès maintenant mon soutien aux agissements d’Israël, à ce qu’il fait actuellement à Gaza… Je crains vraiment que ce soit un moment historique où, avec le recul, nous nous rendrons compte que nous nous sommes trompé en tant que nation”.

J’espère qu’Omar El Akkad écoute tout cela là-bas, depuis Toronto.


Tout semble soudainement être un prélude à la réunion d’urgence du Conseil de sécurité qui s’est tenue mardi au Secrétariat à New York pour examiner une réalité impossible à justifier par le moindre argument fallacieux sur le “droit à la légitime défense”. Israël a poussé les 2,2 millions d’habitants de la bande de Gaza au bord de la famine, de la déshydratation et de la maladie.

Les photos, vidéos et reportages des courageux journalistes qui œuvrent encore dans Gaza sont sur le point de présenter une réalité bien plus horrible que celle des derniers mois. À part les mercenaires corrompus du Département d’État et d’ailleurs à Washington, il n’y a pas un seul avocat qui ne qualifierait le blocus imposé par Israël depuis mars de crime de guerre et de crime contre l’humanité.

Signe des changements d’attitude en Occident, ce sont la Grande-Bretagne, la France, le Danemark et d’autres membres de l’Alliance atlantique qui ont saisi le Conseil de sécurité. Sur les 15 membres du Conseil, seuls les États-Unis – faut-il le préciser ? – ont refusé d’appeler l’État sioniste à lever d’urgence son blocus et à permettre la reprise de l’acheminement de l’aide.

Pour enfoncer le clou, l’intervenant qui a présidé la session était Tom Fletcher, un diplomate britannique expérimenté qui occupe actuellement le poste de sous-secrétaire général des Nations unies aux affaires humanitaires.

Le discours passionné de Fletcher mérite d’être lu dans son intégralité. Vous trouverez une transcription ici, fournie par ReliefWeb, une ressource en ligne gérée par le coordinateur des Nations unies pour les affaires humanitaires. Je retiens quelques-unes de ses remarques les plus pertinentes, qui illustrent le mieux le changement de tendance général évoqué :

“Permettez-moi de commencer par rendre compte de nos observations et de la mission qui nous a été confiée par le Conseil.

“Israël impose délibérément et sans scrupule des conditions inhumaines aux civils dans le territoire palestinien occupé. [M. Fletcher aborde la crise en Cisjordanie plus loin dans son discours.

“Depuis plus de dix semaines, plus rien n’entre à Gaza : ni nourriture, ni médicaments, ni eau, ni tentes. Des centaines de milliers de Palestiniens ont, une fois de plus, été déplacés de force et confinés dans des espaces de plus en plus restreints, 70 % du territoire de Gaza se trouvant soit dans des zones militarisées par Israël, soit sous le coup d’ordres d’expulsion…

“Cette violation du droit international est corrosive et contagieuse. Elle sape des décennies d’avancées sur les règles visant à protéger les civils contre l’inhumanité et contre ceux qui, parmi nous, agissent avec violence et en toute impunité.

“L’humanité, le droit et la raison doivent prévaloir. Ce Conseil doit prévaloir. Exigez que cela cesse. Cessez d’armer Israël. Insistez pour que les responsables rendent des comptes.

“Aux autorités israéliennes : cessez de tuer et de blesser des civils. Levez ce blocus brutal. Laissez les humanitaires sauver des vies.

“Pour ceux qui ont été tués, et ceux dont la voix a été réduite au silence : de quelles autres preuves avez-vous besoin ? Allez-vous agir — de manière décisive — pour empêcher le génocide et garantir le respect du droit international humanitaire ? Ou allez-vous plutôt dire : ‘Nous avons fait tout ce que nous pouvions’ ?”

Fletcher, qui a reçu le soutien unanime des membres du Conseil de sécurité de l’ONU – à part les Américains –, a réservé certaines de ses critiques les plus virulentes au plan américano-israélien qui contourne toutes les organisations humanitaires internationales et prévoit de rétablir l’aide humanitaire par l’intermédiaire de groupes privés que Washington et Tel-Aviv appellent de manière pittoresque la “Gaza Humanitarian Foundation”. Le nombre de sites de distribution serait réduit de 400 à quelques-uns seulement.

Les Gazaouis auraient donc à parcourir de longues distances pour recevoir cette aide. Les unités militaires israéliennes boucleraient ces sites et les routes qui y mènent.

La représentante américaine à la session, Dorothy Shea, a défendu ce plan – “Nous appelons l’ONU à poursuivre les discussions” – tout en refusant de se joindre aux 14 autres membres du Conseil pour exiger qu’Israël mette fin à son blocus illégal et laisse les organisations humanitaires internationales parfaitement compétentes reprendre leur travail.

Soit dit en passant, si vous voulez vous tenir au courant des dépravations du département d’État sous Marco Rubio, une transcription des remarques de Mme Shea vous éclairera. Elle se trouve ici.

Et voici ce que dit Fletcher à propos du plan américano-israélien :

“Pour ceux qui prétendent encore avoir des doutes, le mode de distribution conçu par Israël n’est pas la solution.

“Il exclut pratiquement tout le monde, y compris les personnes handicapées, les femmes, les enfants, les personnes âgées et les blessés. Il impose de nouveaux déplacements. Il expose des milliers de personnes au danger. Il crée un précédent inacceptable pour l’acheminement de l’aide, non seulement dans les TPO [Territoires palestiniens occupés], mais dans le monde entier.

“Il limite l’aide à une partie seulement de Gaza, tandis que d’autres besoins urgents sont laissés pour compte. Il subordonne l’aide à des objectifs politiques et militaires. Il fait de la famine une monnaie d’échange.

“C’est un divertissement cynique. Une diversion délibérée. Une feuille de vigne pour justifier davantage de violence et de déplacements. » – “Si tout cela compte encore, ne prenez pas part à ce jeu”.

Un des thèmes abordés par Fletcher dans ses commentaires inspirés me semble refléter l’esprit du temps, si l’on peut dire, qui semble émerger parmi les puissances occidentales – à l’exception, une fois de plus, des États-Unis.

Cela me fait repenser à l’argument d’Omar El Akkad. Le prix à payer pour ne pas dénoncer le terrorisme du régime sioniste – “l’inconvénient personnel”, comme le dit El Akkad – l’emporte désormais sur le prix à payer pour le dénoncer, selon la logique des personnes à la moralité douteuse.

Je laisserai à Tom Fletcher le mot de la fin :

“Je vous demande de réfléchir – un instant – à ce que nous dirons aux générations futures de ce que nous avons fait pour mettre fin aux atrocités du 21e siècle dont nous sommes quotidiennement témoins à Gaza. Car c’est une question que nous entendrons, parfois incrédule, parfois furieuse – mais toujours présente – pour le reste de notre vie.

“Nous prétendrons sûrement tous avoir été contre ? Peut-être dirons-nous que nous avons publié une déclaration ?

“Ou que nous avons cru que l’influence privée pourrait œuvrer, malgré tant d’évidences contraires ?

“Ou prétendrons-nous que nous pensions qu’une offensive militaire plus brutale avait plus de chances de ramener les otages chez eux que les négociations qui ont permis à tant d’antres de rentrer chez eux ?

“Peut-être certains se souviendront-ils que dans un monde marchand, nous avions d’autres priorités.

“Ou peut-être userons-nous de ces mots vides : ‘Nous avons fait tout ce que nous pouvions’”.


Patrick Lawrence, 1 7 mai 2025

Patrick Lawrence, correspondant à l’étranger pendant de nombreuses années, principalement pour l’International Herald Tribune, est critique des médias, essayiste, auteur et conférencier. Son nouveau livre, Journalists and Their Shadows, est désormais disponible chez Clarity Press.

Source:https://scheerpost.com/2025/05/17/patrick-lawrence-waves-upon-the-sea-of-silence/