Mes rencontres avec Nasrallah
Le chef du Hezbollah assassiné avait une vision pour son pays
Je dois reconnaître que j’aimais bien Hassan Nasrallah. J’ai eu avec lui quelques longues conversations qui ont commencé à l’hiver 2003. C’était quelques mois après l’invasion américaine de l’Irak, une intervention décidée par George W. Bush et Dick Cheney deux ans plus tôt, dans la foulée du 11 septembre, même si l’Irak était dirigé par le laïc Saddam Hussein, qui n’avait aucun lien avec Al-Qaïda.
Je travaillais pour le New Yorker et je m’intéressais à la guerre contre le terrorisme. Cela m’a mené à Berlin ce printemps-là pour un petit-déjeuner au sujet du 11 septembre avec August Hanning, le chef des services du renseignement allemands. Il n’a pas été nécessaire de discuter des règles de base: Hanning et moi savions que nous ne parlerions que de sujets de fond.
À un moment donné, j’ai questionné Hanning sur une relation étrange dont j’avais appris l’existence entre l’ancien Premier ministre Ehud Barak, qui, au cours de sa brillante carrière militaire, a été commandant de la Sayeret Matkal, l’unité de commando la plus secrète d’Israël, et le cheikh Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah, la milice chiite basée dans le sud du Liban. Il s’agissait d’un échange de prisonniers entre Israël et le Hezbollah, qui a eu lieu après de nombreux échanges entre Nasrallah et Barak, qui refusait de restituer l’un des prisonniers. Les pourparlers de Nasrallah avec Israël par l’intermédiaire de Hanning se sont poursuivis avec Ariel Sharon, qui a remplacé Barak au poste de Premier ministre en 2001. C’était une nouvelle stupéfiante. Sharon avait dirigé l’attaque israélienne contre le Liban en 1982 et joué un rôle clé dans le tristement célèbre massacre de deux camps de réfugiés palestiniens dans ce pays. Nasrallah et lui formaient un duo des plus étranges.
Je n’ai pas pris de notes pendant ce petit-déjeuner, mais c’est Nasrallah qui m’a le plus intéressé. J’avais des amis à Beyrouth qui connaissaient les dirigeants du Hezbollah, et j’ai pu organiser une rencontre. Je ne me souviens pas de l’endroit où la première rencontre a eu lieu, mais elle était dépourvue de conditions de sécurité optimales, comme je l’ai écrit plus tard dans le New Yorker, après qu’Israël et le Hezbollah se sont livrés une guerre acharnée en 2006, dont personne n’est sorti vainqueur . Cette première rencontre n’a donné lieu qu’à un simple contrôle de sécurité: ma veste a été fouillée, et mon magnétophone démodé a été brièvement ouvert et examiné
Nasrallah était un homme replet et avenant, dans son habit religieux. Je lui ai demandé, par l’intermédiaire d’un interprète, s’il se considérait comme un terroriste ou comme un combattant de la liberté dans ses incessantes escarmouches frontalières avec Israël. Il m’a répondu que son armée avait attaqué des soldats israéliens le long de la frontière et qu’elle le ferait encore, en cas de guerre. Il m’a surpris en ajoutant que si les Israéliens et les Palestiniens vivant sous l’occupation israélienne parvenaient à obtenir des droits à part entière et à conclure un accord de paix digne de ce nom, il honorerait bien entendu cet accord. Des petits gâteaux et du thé ont été servis, et il a insisté pour que nous en prenions, poussant le plateau vers moi. La discussion s’est résumée à un exposé, de son point de vue, sur la guerre américaine en Irak. Nasrallah avait prédit que la victoire rapide des Américains serait suivie d’années de guerre âpre, l’armée irakienne démantelée s’alliant à l’opposition tribale et politique. Il avait plutôt raison.
J’ai rencontré Nasrallah une deuxième fois quelques semaines avant les élections parlementaires du 30 janvier 2005 en Irak. Il s’agissait des premières élections générales depuis le renversement de Saddam par les États-Unis et, comme je l’ai rapporté plus tard, l’administration Bush faisait tout ce qu’elle pouvait pour truquer le scrutin afin de s’assurer que les candidats sunnites favorisés par la Maison Blanche obtiennent la majorité des voix. Un ami de la communauté du renseignement américain m’avait dit que des bulletins de vote, soi-disant mais pas vraiment vierges, étaient imprimés aux États-Unis et expédiés par avion en Irak.
Nasrallah s’amusait de la bêtise de Washington qui envoyait en Irak des diplomates et autres fonctionnaires qui connaissaient mal le pays et ne parlaient pas l’arabe. Il m’a dit que l’Amérique n’avait aucune idée de la façon d’organiser des élections, et semblait croire que le parti gagnant avait besoin d’une majorité de 50 % ou plus. Il m’a ensuite expliqué que le parti gagnant serait chiite et obtiendrait 48,1 % des voix. “Les Américains”, m’a-t-il dit, “ne savent pas comment organiser une élection ici”. (La transcription textuelle de cet entretien et d’autres entretiens avec Nasrallah sont stockés dans 95 cartons de mes documents et ne sont pas consultables au pied levé). L’élection a été remportée par le chiite Ibrahim al-Jaafari avec 48,19 % des voix.
L’élection a été essentiellement boycottée par les Arabes sunnites, et dans une circonscription sunnite clé, seuls 2 % des inscrits ont voté. La communauté sunnite a manifestement compris que l’élection serait truquée, contrairement à la communauté diplomatique et militaire américaine. Le jour des élections, il y a eu au moins quarante-quatre morts aux alentours des bureaux de vote.
J’avais écrit un livre dans lequel je prétendais que J. Kennedy avait truqué une élection à Chicago, mais je n’ai jamais pensé demander à Nasrallah comment il savait qu’al-Jaafari gagnerait, et était capable de prédire son score à un dixième d’un point près.
Ma dernière visite à Nasrallah remonte à décembre 2006, quelques mois après que le Hezbollah eut combattu un Israël médusé jusqu’à l’impasse dans une guerre brutale. ( L’échec de ce combat a contribué à préparer Israël au jour où son Premier ministre, comme il l’a fait la semaine dernière, appellerait à un assaut massif.)
Nasrallah se cachait depuis la fin de la guerre de 2006. J’ai pris un taxi pour me rendre à un lieu de rendez-vous dans le sud de Beyrouth, où vivent de nombreux chiites, et où un collaborateur du Hezbollah m’a conduit en taxi jusqu’à un parking. Là, j’ai été fouillé à l’aide d’un scanner portatif et placé à l’arrière d’une berline sombre, dont les vitres ont été bloquées, et conduit vers deux ou trois autres parkings, en changeant de voiture à chaque fois, et enfin vers un parking situé dans ce qui s’est avéré être un immeuble d’habitation moderne. C’était plus intéressant qu’alarmant, et je n’ai pas immédiatement fait le lien entre l’hyper-sécurité et la guerre avec Israël. Une fois dans le bon parking, on m’a accompagné jusqu’à un ascenseur qui m’a transporté directement au dernier niveau de ce qui semblait être un immeuble de 12 étages.
J’ai compris que le succès du Hezbollah dans sa lutte contre Israël avait fait de lui un héros pour les chiites et les sunnites. Nasrallah a repoussé un assistant qui voulait me soumettre à une fouille corporelle complète. J’ai été surpris par les mesures de sécurité et je lui ai essentiellement demandé “Qu’est-ce qui se passe, putain ?” – mais dans des termes plus polis. Il m’a expliqué que la guerre de l’été avait débuté lorsqu’il a ordonné l’enlèvement de deux soldats israéliens lors d’un raid transfrontalier. C’était une erreur. “Nous voulions simplement capturer des prisonniers à des fins d’échange”, m’a-t-il dit. “Nous n’avons jamais voulu entraîner la région dans la guerre”.
Lorsque nous avons repris la conversation, autour de petits gâteaux et de thé, Nasrallah, manifestement affecté, a reproché au président Bush son objectif de “dresser une nouvelle carte de la région” en divisant le Moyen-Orient, où de nombreuses religions se côtoient pacifiquement depuis bien longtemps, en deux États distincts, l’un sunnite et l’autre chiite.
“D’ici un ou deux ans au maximum, il y aura des zones totalement sunnites, d’autres totalement chiites et des zones totalement kurdes. Même à Bagdad, on craint que la ville ne soit divisée en deux zones, sunnite et chiite.”
Quelques mois plus tard, j’ai écrit un long article inspiré de mon entretien avec Nasrallah, d’un témoignage peu connu du Congrès et d’entretiens à Washington et au Moyen-Orient, sur la décision de l’administration Bush de “reconfigurer ses priorités au Moyen-Orient”. J’ai écrit :
“Au Liban, l’administration a coopéré avec le gouvernement de l’Arabie saoudite, de confession sunnite, dans des opérations clandestines destinées à affaiblir le Hezbollah, l’organisation chiite soutenue par l’Iran. Les États-Unis ont également participé à des opérations clandestines visant l’Iran et son allié, la Syrie. Ces activités ont eu pour effet de renforcer les groupes extrémistes sunnites qui adhèrent à une vision militante de l’islam, sont hostiles à l’Amérique et sympathisent avec Al-Qaïda”.
La secrétaire d’État Condoleezza Rice, l’un des responsables de la nouvelle politique étrangère américaine, a déclaré devant la commission sénatoriale des affaires étrangères qu’il existait “un nouvel alignement stratégique au Moyen-Orient” qui séparerait les “réformateurs” des “extrémistes”. La plupart des sunnites se trouvaient au coeur du courant modéré, tandis que l’Iran chiite et le Hezbollah, ainsi que la Syrie sunnite et le Hamas, de l’autre côté de cette fracture.
Quoi que l’on puisse penser de l’analyse de Rice, un changement de politique a bien eu lieu et a finalement amené l’Arabie saoudite et Israël au bord d’une nouvelle alliance stratégique par le biais des accords d’Abraham. Les deux nations considéraient l’Iran et le Hezbollah comme des menaces existentielles. Les Saoudiens, ai-je écrit à l’époque, pensaient qu’une plus grande stabilité en Israël et en Palestine réduirait l’influence de l’Iran dans la région.
Cet article a été publié il y a plus de dix-sept ans. Il est stupéfiant de voir aujourd’hui comment le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu a détruit cette fragile opportunité de réalignement politique au Moyen-Orient, en particulier avec un Iran désormais dirigé par un président modéré et tourné vers l’avenir, qui pourrait bientôt figurer sur la liste des cibles de Netanyahu.
Nous ne saurons jamais si Nasrallah, né au Liban et qui m’a dit plus d’une fois qu’il était déterminé à faire participer davantage le Hezbollah à la vie politique, économique et sociale de son pays, aurait réussi à le faire.
La perspective actuelle, avec un Israël en pleine offensive terrestre et aérienne, semble bien sombre et mortifère.
Seymour Hersh
Publié le 1er octobre 2024 sur le blog de Seymour Hersh sous le titre MY MEETINGS WITH NASRALLAH