Il y a une vingtaine d’années, lors d’une conversation avec un organisateur bangladais, nous avons abordé le sujet des ONG*. Il a craché avec dégoût : « Je déteste les ONG ». À l’époque, je n’ai pas vraiment compris pourquoi il était si véhément sur le sujet. Je savais que les ONG avaient des aspects négatifs, comme le fait qu’elles détournent une partie de l’énergie révolutionnaire des masses, mais je croyais encore à moitié leurs affirmations selon lesquelles leur travail était plus utile que nuisible. Ne fallait-il pas être une espèce de crétin dogmatique pour dénoncer les soins gratuit et les programmes de lutte contre la pauvreté ? Je ne comprenais pas encore à quel point elles sont en réalité une catastrophe.

Depuis cette conversation, les ONG ont proliféré comme des champignons dans le monde entier. D’abord déployées dans les formations sociales dominées par l’impérialisme, elles occupent aujourd’hui aussi la scène politique des pays qui sont la base du capitalisme. Elles sont devenues la nouvelle forme à la mode d’accumulation du capital, avec une portée mondiale et des milliards de revenus. Tout se prétendant « à but non-lucratif », elles servent de source de revenus importants pour ceux d’en haut, tout en gavant de larges couches de la petite bourgeoisie, leur permettant de s’étaler sur la classe ouvrière comme une couverture chauffante humide, mettant ainsi en sourdine ses revendications.

Après beaucoup d’observations et d’expériences directes et indirectes, je comprends aujourd’hui et partage la haine de cet organisateur d’autrefois envers les ONG. Quel est leur degré de nuisance ? Permettez-moi d’énumérer quelques réponses :

I. Les ONG sont une des nombreuses armes de domination impérialiste

Aux côtés des invasions militaires et des missionnaires, les ONG aident à ouvrir les pays comme on craque des noix, en préparant le terrain pour des vagues d’exploitation et d’extraction plus intenses, comme l’agrobusiness pour l’exportation, les ateliers de misère, les ressources minières et les sites touristiques.

Haïti en est l’exemple le plus extrême. Appelé par nombre d’Haïtiens eux-mêmes « la république des ONG », le pays avait déjà été infesté par 10 000 ONG avant le tremblement de terre de 2010, le nombre d’ONG par habitant le plus élevé du monde. 99% des aides d’après le tremblement de terre ont été acheminées par des ONG et autres agences, qui ont gagné des sommes colossales, en volant la majeure partie de l’argent que les gens avaient donné de bonne foi en pensant qu’il aiderait réellement les masses affectées par la catastrophe.

[Une vidéo très importante sur le rôle des ONG dans le pillage du continent Africain]:

Cette merde n’est pas récente. Il y a des décennies, l’USAID et la Banque mondiale imposaient déjà des économies orientées vers l’exportation et les programmes d’ajustement structurel concomitants en Haïti et ailleurs. Il y a 20 ans, 80% de l’argent de l’USAID finissaient par revenir dans les poches des entreprises US et des « experts ». Au fil de la maturation de ce processus, les ONG sont devenues l’entité préférée de cette forme parasitaire d’accumulation, en capitalisant et alimentant la misère créée par « l’aide » au départ.

Dans de nombreux pays dominés, les directeurs d’ONG sont devenus un segment de la bourgeoisie bureaucratique, utilisant l’État comme leur source première d’accumulation de capital. Sur les dernières 20 années, environ, en Haïti, nombre de ceux qui avaient créé et dirigé des ONG ont fini aussi par occuper des postes politiques, de président à premier ministre ou membre du parlement, comme Aristide, Préval, et Michèle Pierre-Louis.

Maintenant que le capitalisme est dans une crise structurelle mondiale croissante, l’ajustement structurel est également imposé à ses formations sociales centrales. Comme des canetons conditionnés, les ONG suivent dans le sillage. 30 nouvelles ONG sont créées chaque jour au Royaume-Uni, et 1,5 million d’ONG infestent les USA. Elles sont devenues l’option de survie du jour pour les diplômés au chômage navigant à travers une crise économique mondiale.

II. Les ONG sabotent, détournent et remplacent l’organisation autonome de masse

“Ce à quoi vous résistez, va persister” : ce cliché est loin d’être inutile stratégiquement. Par conséquent, au lieu de combattre la gauche de front comme ils le faisaient auparavant, les capitalistes l’ont étouffée dans leurs bras bienveillants.

En abandonnant la lutte des classes, la gauche s’est déjà rendue impuissante : elle donne des coups d’épée dans l’eau et ne peut frapper l’ennemi. Cet état d’atrophie la rend vulnérable, susceptible d’accepter que la Fondation Rockefeller ou autre entité capitaliste lui propose un chèque pour« combattre pour l’émancipation et la justice sociale contre la rapacité des entreprises ». Boum : les capitalistes ont neutralisé leur pire menace. Ils l’ont achetée, rendue inoffensive, lui ont arraché ses griffes.

Ils l’ont remplacée par un phénomène social qui semble être (et qui parfois affirme directement être) une force d’opposition, mais qui n’est plus qu’un animal domestique loyal et utile. Au lieu d’attaquer le capital à la gorge, elle (quoiqu’il en soit, il ne faudrait plus l’appeler « la gauche ») lèche gaiement les bottes de ses nouveaux maitres.

Voyons à quoi ça ressemble sur le terrain.

Vous êtes en manifestation. Comment pouvez-vous ne serait-ce que savoir si tout ça est authentique? Il y a une poignée d’activistes payés portant des pancartes pré-imprimées. Ils scandent des slogans — mais comment pouvons-nous être sûrs qu’ils pensent ce qu’ils disent, alors qu’ils suivent un script prédéterminé ? Comment être certain que si leur financement était coupé, ils seraient tout de même ici, qu’ils seraient toujours concernés et impliqués ?

Les gens sincères pensent souvent qu’ils pourront être « payés pour faire le bien », mais ça ne fonctionne pas ainsi. Les capitalistes ne se sont pas emparés du monde en étant complètement cons. Ils ne vont pas nous payer pour leur nuire.

Combien de fois avez-vous observé un tel scénario? Une atrocité se produit, des gens indignés inondent les rues, et une fois réunis, quelqu’un annonce un meeting pour poursuivre et continuer la lutte. Lors de ce meeting, plusieurs organisateurs expérimentés semblent être responsables. Ils disent des choses radicales, un peu dures qui semblent relativement impressionnantes. Ils proposent de fournir une formation et un lieu de rencontres régulières. Ils semblent déjà avoir un plan, bien que personne d’autre n’ait eu le temps d’y penser. Ils semblent compétents, expliquent (à l’aide de diagrammes) comment repérer nos alliés potentiels, et sortent une liste de politiciens spécifiques à cibler lors des manifestations. Ils formulent des « demandes » simplistes pour« construire la confiance avec un gain rapide ».

Quiconque suggère une approche différente est passivement-agressivement ignoré.

Sous leur commandement, vous occupez telle institution ou tel bureau de politicien, ou organisez une manifestation ou un rassemblement. Votre protestation est bruyante et passionnée, et a l’air assez militante.

Avant même de vous en rendre compte, vous vous retrouvez à frapper à la porte d’un inconnu, une planchette à pince à la main, espérant le convaincre de voter lors de la prochaine élection.

Les ONG servent à saper, à détourner et à remplacer les luttes de masse. En cela, elles sont très efficaces. J’ai récemment discuté avec une radicale du New Jersey, qui m’expliquait qu’une manifestation où elle s’était rendue était en fait le projet d’un étudiant diplômé, sans aucun doute un futur directeur d’ONG. L’air assez choquée et énervée, elle me dit que depuis, elle n’a même plus envie d’aller manifester parce qu’elle ne croit plus en leur authenticité. Une victoire éclatante pour le capital.

A Miami, j’ai assisté à des manifestations de l’organisation “Fight for $15” [Combattez pour un salaire horaire minimal de 15 $, NdE] dans lesquelles la vaste majorité des participants étaient des activistes payés, des employés d’ONG, de CBOs (Organisations basées sur les communautés), et des personnels de syndicats à la recherche de membres potentiels. Les manifestations de Black Lives Matter [Les vies noires, ça compte] à Miami ont également été menées de cette façon, avec des activistes payés, qui devaient montrer qu’ils « organisaient la communauté », afin de recevoir la prochaine subvention.

Lors de ce genre de mobilisations, lorsqu’une personne auparavant inorganisée est repérée, elle se retrouve encerclée comme de la viande fraiche par une bande de hyènes, instantanément dévorée par des activistes cherchant à atteindre leur quota de recrutement. La prochaine fois que vous verrez ces nouveaux conscrits, ils porteront le t-shirt violet, rouge, orange ou vert citron de la marque d’organisation à laquelle ils ont été vendus.

Ces organisations à but non-lucratif choisissent et abandonnent leurs thèmes de campagne non pas en raison de convictions ou de stratégie sur le long-terme, mais strictement en fonction du financement qu’elles reçoivent, et se limitent aux paramètres dictés par les fondations. En profitant du travail fastidieux de bénévoles confiants espérant « faire une différence positive », nombre d’organisateurs réalisent des carrières lucratives dans la bureaucratie non-lucrative, ou utilisent cette expérience comme base de lancement pour grimper dans la politique bourgeoise de haut niveau.

L’activisme a été minutieusement capitalisé et professionnalisé. Au lieu d’organiser les masses pour qu’elles combattent pour leurs propres intérêts, ces institutions les utilisent à leur propre bénéfice. Au lieu de construire un mouvement de masse, elles font dans la gestion de l’indignation publique. Au lieu d’engendrer des militants radicaux ou révolutionnaires, elles développent des activistes-travailleurs-sociaux et des assistés passifs.

Je ne voudrais pas avoir l’air d’une vieille grincheuse, mais dans le temps — croyez-le ou pas ! — il était normal pour les organisateurs de ne pas être payé. Les révolutionnaires luttaient contre Le Système en adoptant la perspective des intérêts de la classe ouvrière internationale, en toute conscience, et avec un désir ardent d’écraser l’ennemi et de changer le monde. Nous comprenions que cela serait extrêmement difficile et que cela impliquait l’adversité et la répression, mais nous n’étions pas découragés. Un-e militant-e révolutionnaire consacre volontiers sa vie à cette grande cause.

Aujourd’hui, l’organisation sans compensation financière semble être un concept étranger à beaucoup, voire une idée saugrenue. Quand je sors pour tracter (oui, nous distribuons encore des tracts), les gens demandent souvent : « Comment puis-je dégoter un job me faisant faire ça ? ». Lorsque j’explique que je ne suis pas payée pour ça, mais que je le fais par conviction, leurs visages traduisent l’incrédulité.

Pas étonnant que nous soyons si faibles et éparpillés. La classe capitaliste, qui a en permanence 5 coups d’avance, a bien réussi à dévorer vivante la gauche. Tant que nous ne brisons pas la malédiction de l’ONGisme, nous restons condamnés à errer comme des squelettes dans le purgatoire du militantisme.

L’information à emporter (pour utiliser le jargon non-lucratif, en levant les yeux au ciel) est la suivante : si les capitalistes parviennent à nous garder trop occupés et fatigués pour que nous nous organisions nous-mêmes, si nous sommes condamnés à n’être que des fantassins au service de leur programme et pas du nôtre, alors nous ne gagnerons pas la révolution.

III. Les ONG supplantent l’État, en faisant ce qu’il devrait faire

Les soi-disant agences “d’aide” financées par les gouvernements capitalistes et impérialistes ont récupéré les fonctions des États dans les pays dominés, qui ont été forcés à couper les prestations sociales comme condition des crédits de la part de ces États impérialistes. Conflit d’intérêt, un peu, non ?

Au cœur de l’empire comme en sa périphérie, les ONG prennent en charge les responsabilités de l’État pour répondre aux besoins sociaux. La « déliquescence » des programmes sociaux d’État ne signifie pas que les états capitalistes s’affaiblissent (désolé, chers anarchistes et libertaires). Cela signifie simplement qu’ils peuvent allouer une part plus importante de leurs ressources à la conquête, à la répression et à l’accumulation, et moins à la prévention et gestion de la populace pour éviter les soulèvements de masse liés au mécontentement.

Nous sommes désormais conditionnés afin que nos besoins soient comblés par des cliniques bon marché, des banques alimentaires et une myriade d’autres agences de la « société civile ». Les soins médicaux, la nourriture, l’eau, le logement, les soins aux enfants et une activité ayant du sens sont les nécessités fondamentales de la vie humaine. Toute société décente devrait prodiguer tout cela, mais on nous fait nous sentir comme des mendiants humiliés tandis que nous pataugeons à travers la paperasse bureaucratique et que nous nous disputons avec des fonctionnaires. C’est foutrement n’importe quoi. Nous avons droit à des vies décentes. Nous devons nous organiser et lutter pour ça, ensemble.

IV. Les ONG soutiennent le capitalisme en gommant la lutte des classes

Le placement structurel des organisations non-lucratives dans l’économie (en tant que vecteurs d’accumulation) les empêche de défier le capitalisme. Elles offrent une échappatoire à la petite bourgeoisie en lutte (la soi-disant « classe moyenne »), une alternative à la prolétarisation, en lui donnant des boulots. Elles sont le plus grand employeur d’Haïti. Partout où elles opèrent, elles font enfler la petite bourgeoisie pour servir de tampon masquant et se substituant elles-mêmes, avec leurs aspirations, aux luttes de la classe ouvrière. Les ONG cherchent à atténuer les conséquences les plus flagrantes du capitalisme, jamais à les éliminer.

La petite bourgeoisie, sous-payée dans la circulation du capital plutôt qu’exploitée par la production (comme le sont les ouvriers), est dominée par le capital, mais n’est pas en relation antagoniste avec lui (comme le sont les ouvriers). D’où la tendance naturelle pour la petite bourgeoisie, lorsqu’elle affirme ses intérêts de classe, à lutter pour l’égalité au sein de la structure capitaliste. La classe capitaliste dépend d’elle pour la modération de la lutte de la classe ouvrière, son détournement et sa dilution dans le réformisme, pour l’enfouissement de sa lutte au sein des partis politiques établis et des syndicats collaborateurs.

Historiquement, à chaque fois que la classe ouvrière proclame sa volonté de révolution, l’oreiller moelleux de la petite bourgeoisie se porte volontaire pour suffoquer sa voix. Les capitalistes façonnent toujours la petite bourgeoisie de façon à faire d’elle un agent d’exécution de la domination capitaliste sur la classe ouvrière. Le challenge, pour le progressiste sérieux, le militant radical ou révolutionnaire qui se trouve être membre de la petite bourgeoisie est de sortir de cette imposée, de rejeter consciemment ce rôle, et d’éviter d’être utilisé (par inadvertance ou autre) pour des objectifs réactionnaires.

Les conséquences horribles du capitalisme — l’oppression, l’écocide, les guerres de conquête, l’exploitation, la pauvreté — ne peuvent pas éliminées sans élimination de leur cause. Si nous voulons vraiment faire advenir les changements auxquels nous prétendons, nous devons intégralement nous débarrasser du moindre résidu de loyauté petite-bourgeoise envers le capitalisme, et combattre sous l’égide de l’ennemi fondamental du capitalisme : la classe ouvrière.

Note aux employés d’ONG

Je ne remets pas en question votre sincérité. Beaucoup de jeunes sincères veulent faire une différence. Les emplois sont rares, et il vous faut vivre. Il est extrêmement tentant de penser que ces deux impératifs peuvent se combiner en un joli paquet, ce qui vous permettrait de servir l’humanité tout en assurant votre propre survie.

C’est une belle idée. Mais fausse. Une structure bien établie vous changera avant que vous l’ayez changée. « L’union du poulet et du cafard à lieu dans le ventre de la poule ».

Abandonner n’est pas une réponse. Nous sommes tous pris au piège dans l’économie de l’ennemi. Ils ont créé ces conditions, nous obligeant à travailler pour leur secteur industriel, leur secteur des services, ou leur secteur non-lucratif. Tout cela pour extraire de nous de la plus-value, et pour maintenir leur domination. Nous ne pouvons pas simplement décider de fuir individuellement. La seule issue est l’organisation, ensemble, dans le but d’un soulèvement révolutionnaire, et d’une rupture de la structure tout entière. Nous serons tous libres, ou personne ne le sera.

Ce que nous devons éviter, en attendant, c’est de confondre le travail pour une ONG (ou un syndicat collaborationniste) avec la véritable organisation autonome. Comprendre sa nature : votre travail dans une ONG n’est pas d’organiser les masses, mais de les désorganiser, de les pacifier, de les mener vers une impasse politique. Faites donc votre véritable travail d’organisation ailleurs.

Le capitalisme ne nous assiste pas dans sa propre destruction. Si nous parvenions à devenir efficaces dans notre construction d’un mouvement anticapitaliste de masse, ils ne nous enverraient pas de chèque. Au lieu de cela, ils feraient tout leur possible pour nous discréditer, nous neutraliser, nous emprisonner et nous tuer.

Les vrais organisateurs révolutionnaires ne sont pas payés.

*ONG: organisations non-gouvernementales, ou “sans but lucratif”, de fait habituellement financées par les gouvernements ou les fondations capitalistes.

Stephanie McMillan

Stephanie McMillan (née en 1965) est une dessinatrice politique US, éditorialiste, et activiste du Sud de la Floride. Petite-fille du réalisateur de films d’animation allemand Hans Fischerkösen, elle voulait devenir dessinatrice depuis l’âge de 10 ans. Durant ses années de lycée, elle a commencé à organiser des manifestations contre le capitalisme et l’impérialisme. Elle continue.

Original: http://www.counterpunch.org/2015/10/20/the-useful-altruists-how-ngos-serve-capitalism-and-imperialism/

Traduction: Nicolas Casaux