Le média d’investigation Mediapart dévoile, avec l’aide de Drop Site News (États-Unis), d’Il Fatto Quotidiano (Italie), de Reporters United (Grèce) et de la télévision publique allemande NDR, comment l’Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP) a dissimulé les aides financières reçues par la Maison Blanche, sur la dernière décennie. Dépendante financièrement, l’OCCRP se serait vu intimer d’éviter les enquêtes sur les États-Unis.
Publié le 3 décembre 2024
La Maison Blanche, qui fournit toujours près de la moitié du budget de l’organisation, dispose d’un droit de veto sur la nomination des hauts dirigeants de l’Organized Crime and Corruption Reporting Project.Elle a impulsé parmi les enquêtes les plus emblématiques de la dernière décennie. Des enquêtes d’envergure internationale, qui ont tant épinglé les agissements de personnalités politiques, de sportifs, de criminels, que de gouvernements et régimes autoritaires. Des Panama Papers aux Pandora Papers, en passant par les Narco Files, le Pegasus Project ou la série des Laundromat, l’Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP) a permis à des journalistes du monde entier de collaborer.
« Si quelqu’un veut faire une histoire mondiale, il peut la proposer à l’OCCRP et obtenir cent journalistes », explique ainsi son fondateur, Drew Sullivan, au média d’investigation Mediapart. Divisée entre Washington D.C., Amsterdam et Sarajevo, l’OCCRP fédère 70 médias membres, ainsi que 50 partenaires. On y retrouve le New York Times (États-Unis), le Guardian (Royaume-Uni), Der Spiegel (Allemagne) ou le Monde (France).
Un outil diplomatique
Figure tutélaire d’un journalisme indépendant et globalisé, l’OCCRP aurait pourtant dissimulé des financements provenant du gouvernement états-unien. Avec 20 millions d’euros de budget annuel et 200 salariés, l’ONG possède une force de frappe à même d’attirer les États-Unis, qui n’ont pas hésité – selon une enquête menée par Mediapart, Drop Site News (États-Unis), Il Fatto Quotidiano (Italie), Reporters United (Grèce) et la télévision publique allemande NDR, qui a décidé de censurer au dernier moment la diffusion du sujet – à considérer l’OCCRP comme un outil diplomatique à part entière.
Selon ces cinq médias, l’OCCRP a été en partie fondée grâce au soutien financier des États-Unis, à travers l’United States Agency for International Development (Usaid). Surtout, la Maison Blanche, qui fournit toujours près de la moitié du budget de l’organisation, dispose d’un droit de veto sur la nomination de ses hauts dirigeants.
Pour lancer ses activités, en 2007, l’OCCRP profite du Fonds des Nations unies (ONU) pour la démocratie (Fnud), qui leur accorde un premier financement de 346 000 dollars. Somme insuffisante pour combler les ambitions du projet : une organisation qui fédère des journalistes du monde entier. Les cinq médias d’investigation, dont Mediapart pour la France, révèlent ainsi que les fondateurs de l’ONG se sont appuyés sur le soutien de David Hodgkinson, haut gradé de l’armée états-unienne ayant occupé des postes à responsabilité au département d’État et à la Maison-Blanche, dans le domaine des affaires étrangères, du contre-terrorisme et des services secrets.
Aujourd’hui à la retraite de l’armée, il continue de travailler au Bureau du directeur national du renseignement (Odni), l’organisme chargé de coordonner l’activité des différents services secrets américains. En 2007, David Hodgkinson, alors directeur des affaires de sécurité, policières et judiciaires, au bureau Europe et Eurasie du département d’État, accepte de rencontrer Drew Sullivan. Les deux hommes s’accordent et David Hodgkinson finit par mobiliser des fonds du Bureau of International Narcotics and Law Enforcement Affairs (INL), le bureau de coopération policière et judiciaire du département d’État, chargé de pousser les pays étrangers à lutter contre le trafic de drogue et le crime organisé.
« Les sources pourraient être mal à l’aise »
N’ayant aucune compétence sur un tel dossier, l’INL transmet les fonds financiers et la gestion du dossier à l’USAID, une agence de développement. Sur le papier, c’est donc cette dernière qui a débloqué, en mai 2008, les 1,7 million de dollars (jusqu’en novembre 2020), versés à l’OCCRP.
L’Organized Crime and Corruption Reporting Project n’a pourtant jamais dévoilé, selon l’enquête publiée en France par Mediapart, le rôle joué par l’INL dans sa création. « Je pense que Drew est simplement mal à l’aise avec le fait qu’on le considère comme lié aux forces de l’ordre, commente Michael Henning, fonctionnaire de l’Usaid. Parce que les sources pourraient être mal à l’aise, n’est-ce pas ? »
L’OCCRP a ainsi effacé de son histoire officielle le rôle des États-Unis dans sa création. Seule l’aide des Nations unies est brandie publiquement, et ce, alors que l’Usaid a accordé un second financement à l’OCCRP, en 2011. Les fonds ont été versés au Journalism Development Network (JDN), l’organisation à but non lucratif créée aux États-Unis par Drew Sullivan et qui gère l’OCCRP.
Au total, l’OCCRP a ainsi reçu près de 47 millions de dollars du gouvernement des États-Unis, auxquels s’ajoutent d’autres financements de puissances politiques. Les cinq médias d’investigation derrière cette enquête citent par exemple : 1,1 million de l’Union européenne et 14 millions versés par six pays européens, dont le Royaume-Uni (7 millions), la Suède (4 millions), le Danemark, la Suisse, la Slovaquie et la France (le Quai d’Orsay a donné 100 000 dollars l’an dernier). Ce qui représente 70 % du budget annuel de l’OCCRP entre 2014 et 2023. Surtout, 52 % de ce budget provient exclusivement des États-Unis. « Nous avons fait le choix entre accepter l’argent des gouvernements ou ne pas exister », a indiqué Drew Sullivan, par écrit, aux auteurs de l’enquête.
Seulement, les États-Unis seraient en attente d’un « retour sur investissement ». « Il y a des contreparties », indique le haut fonctionnaire de l’Usaid, Michael Henning. L’accord conclu par la Maison Blanche et l’OCCRP en 2023 serait notamment de nature coopérative. Il serait ainsi assorti d’une « clause d’implication substantielle », soit un droit d’agrément sur le « plan de travail annuel » de l’OCCRP et un droit de veto sur ses « personnels clés » lors de l’attribution du financement.
Chaque changement de poste d’envergure, dont celui des dirigeants de l’ONG, doit être soumis – CV à l’appui – à l’Usaid. De plus, l’OCCRP n’a pas l’autorisation d’enquêter sur les pratiques du gouvernement états-unien. « Notre politique est de ne pas faire de journalisme sur un pays avec son propre argent. (…) Je pense que le gouvernement américain ne nous le permet pas. Mais même dans d’autres pays qui n’ont pas ces dispositions, nous ne le faisons pas, parce que cela nous mettrait en situation de conflit d’intérêts et nous voulons éviter ce genre de situations », a ainsi confirmé Drew Sullivan.
Les enquêtes en lien avec les États-Unis sont supervisées par un journaliste dédié, tandis que les financements d’autres pays sont loués au travail d’investigation. Problème, l’OCCRP est « également tenu de respecter le Foreign Assistance Act, la loi états-unienne sur l’aide distribuée à l’étranger, dont le principe de base est que les financements doivent être “alignés avec et faire avancer la politique étrangère et les intérêts économiques des États-Unis” », résume Mediapart.
Le média d’investigation cite plusieurs exemples, parmi lesquels : les 2,2 millions de dollars versés, entre 2015 et 2019, par le département d’État pour l’opération « Contrebalancer la sphère médiatique russe », ou encore, les 173 324 dollars versés à l’OCCRP pour « révéler et combattre la corruption au Venezuela », pays dirigé par Nicolás Maduro, ennemi politique des États-Unis. Avec cette affaire autour de l’OCCRP, c’est donc un mythe du journalisme d’investigation qui s’effondre.
Par Tom Demars-Granja