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Barrage hydroélectrique d’Alpiq au Tessin

Antipresse | N° 21 | 24 avril 2016

Pae Slobodan Despot

Je vis dans un pays de conte de fées, le Valais. L’air y est pur, la montagne majestueuse et l’eau claire y ruisselle de partout. Depuis un siècle, ce canton — comme d’autres régions alpines — a bâti un admirable système de production hydroélectrique. Il est puissant, sûr, non polluant et parfaitement intégré au paysage. Ces tranquilles lacs de montagne que nous longeons lors de nos balades semblent être là depuis la création du monde : ce sont des réservoirs artificiels. Ces conduites qui dévalent les coteaux acheminent l’еau vers la plaine où elle sera convertie en mégawatts dans des usines silencieuses et discrètes, souvent enterrées.

Pour en arriver là, les communautés de ce pays ont investi pendant des décennies dans des travaux pharaoniques. Le barrage de la Grande-Dixence est le plus haut barrage-poids du monde. Son édification a été un exploit légendaire, chanté par Chappaz et Godard. Il est au cœur d’un réseau complexe de vases communicants reliés par des dizaines de kilomètres de galeries. A des siècles d’ici, on admirera encore la sagesse, la ténacité et l’intelligence des hommes qui ont su aménager une telle industrie au cœur des Alpes sans les dénaturer.

Or voici qu’on nous apprend que ce patrimoine serait en passe de devenir un boulet. Que notre énergie hydraulique n’est plus compétitive, qu’elle coûte trop cher. Que les sociétés de distribution font des déficits.

Je ne crois pas être le seul à avoir été abasourdi par cette révélation. Si l’hydraulique des Alpes suisses n’est plus rentable, quelle autre production d’énergie pourrait l’être ? Les grands barrages ont été construits une ou deux générations avant nous et dureront bien plus longtemps que des centrales thermiques ou nucléaires. La matière première ne risque pas de manquer, même si le réchauffement climatique fait reculer les glaciers. Le jour où il ne pleuvra plus sur les Alpes, cela signifiera que le cœur de l’Europe sera devenu inhabitable. L’effectif humain nécessaire à cette production est relativement peu nombreux. L’empreinte écologique ? Nulle. La demande ? Elle ne risque pas de baisser.

Comment diable peut-on perdre de l’argent avec un outil pareil ? me suis-je donc demandé, comme beaucoup de citoyens de ces contrées.

Les bananeraies ne bougent pas non plus

Mon étonnement aurait pu en rester là. Les technocrates qui sortent par troupeaux des universités sont capables de faire capoter les entreprises les plus stables. Quelle était déjà cette régie de chemins de fer qui a dû faire élargir tous ses quais de gare parce qu’elle avait commandé des trains trop larges ?

Puis j’ai entendu, dans les médias, une petite phrase qui m’a fait penser qu’il pouvait y avoir autre chose, dans cette affaire, que de la mauvaise gestion. Cette petite phrase avait été répétée coup sur coup, telle quelle, par plusieurs personnalités politiques connues pour leurs orientations ultralibérales. Expliquant qu’il fallait confier le sort de l’industrie hydraulique aux lois du marché, ces personnalités répétaient ceci :

De toute façon, ils ne vont pas partir, les barrages. Personne ne va les emporter…

Bien entendu que personne ne va les emporter, ces mastodontes imbriqués dans la roche. C’est un truisme. Cela va de soi ! Mais justement : cela va trop de soi. Lorsque les politiques recourent aux truismes, cela signifie qu’ils vous enfument. Qu’ils veulent endormir votre vigilance ou, comme les hypnotiseurs, fixer votre attention sur un sujet secondaire.

Dire aux Suisses que personne ne va emporter leurs barrages, c’est les anesthésier en prévision de leur vente à des intérêts privés. Cela revient à dire aux Congolais que personne ne va délocaliser les mines du Katanga. Ou aux paysans d’Amérique centrale que leurs bananeraies ne vont pas partir parce qu’elles sont rachetées par United Fruit. Cela leur fera une belle jambe…

Que sous-entendait-on dans le cas qui nous occupe ? Qu’à la rigueur, on pourrait récupérer les barrages ? Qu’on pourrait au besoin chasser les repreneurs ? Dans un pays où l’on a un respect fanatique de la propriété privée ? Voyons…

L’enjeu stratégique

Cet argument démagogique trop souvent répété trahit donc un travail (en l’occurrence maladroit) de communicateurs, de spin doctors. A quelle fin ?

M’est revenue à l’esprit une visite dans une station de pompage-turbinage des Alpes, voici quelques années. L’ingénieur en chef, un homme brillant, nous avait expliqué l’avantage stratégique du réseau hydraulique suisse : sa souplesse. J’ai appris alors que les Suisses achetaient de l’électricité bon marché à leurs voisins, dans les heures creuses de la nuit, afin de repomper l’eau dans leurs lacs pour la faire redescendre aux heures de pointe et revendre du kilowatt à plein tarif ! Les grands investissements récents dans les Alpes valaisannes avaient justement pour but non d’augmenter la capacité de production, mais de perfectionner encore ce système à vase clos en fonction du marché européen.

Les pays voisins n’ont pas cet avantage. La France produit essentiellement de l’électricité nucléaire. Le débit des centrales nucléaires n’est pas modulable : elles tournent à plein rendement ou elles ne tournent pas. L’Allemagne, elle, s’est équipée en une trentaine d’années d’un parc imposant d’éoliennes, complétés par du photovoltaïque. L’effort est remarquable, et grassement subventionné par l’État allemand. Mais ces deux productions sont par leur nature même tributaires de la météorologie.

Par ailleurs, l’Allemagne exploite des centrales à charbon. Son empreinte en matière C02 reste colossale malgré l’effort consenti en faveur des énergies renouvelables. Il en va de même dans les pays de l’Est. Tout ce réseau européen est interconnecté. Le consommateur suisse ignore qu’au prix du kWh hydraulique suisse, propre, il consomme aussi de l’électricité de charbon tchèque, « sale », qui coûte bien moins cher à produire.

Là est justement le hic : l’industrie hydraulique suisse, si performante qu’elle soit, est concurrencée à l’échelle du continent par des productions à bon marché, mais très polluantes, ou des productions propres, mais très subventionnées. Ceci alors même qu’elle constitue le tampon et le balancier indispensable à l’équilibrage de tout le système énergétique du continent. Qui ne voudrait mettre la main sur un tel levier ?

Le sens commun nous porterait à des solutions simples pour lever cette anomalie qui offense… le sens commun. On pourrait par exemple réserver la production nationale en priorité à la consommation nationale. Il faudrait pour cela substituer une vision politique de l’énergie à une idéologie mercantile. On a vu les effets grandeur nature d’une telle libéralisation avec l’exemple de la Californie, où les prix ont explosé tandis que le service s’effondrait Le peuple suisse a du reste voté sur la libéralisation de son énergie, et il a voté contre. Mais qui tient encore compte du vote des peuples ?

Démocratie ou lobbycratie ?

Il est étonnant de voir avec quelle distraction la plupart des médias et des politiques, en Suisse, abordent cette question. Les ressources hydrauliques de ce pays sont un atout stratégique dont l’importance ne pourra que croître avec la décrépitude des installations nucléaires et les problèmes de pollution liés au charbon. Outre la production énergétique, elles hébergent aussi un trésor de plus en plus précieux : des réserves immenses d’eau potable très pure. Or on confie leur gestion à des entreprises qui font du trading, autrement dit qui jouent au casino avec une ressource vitale, et dont la direction est en grande partie en mains étrangères. Dans le discours public, l’expression intérêt national a complètement disparu. Ce qui signifie, concrètement, que des investissements consentis par la nation pour sa sécurité et sa sauvegarde sont désormais à la disposition d’acteurs privés au gré des lois du marché — elles-mêmes influencées et pipées par ces mêmes acteurs.

A l’opposé de cette désinvolture du mainstream politique et médiatique, il existe dans ce pays et ailleurs des gens qui suivent avec une attention aiguë l’évolution de cette industrie. En particulier, les analyses de Liliane Held-Khawam ou de Christian Campiche donnent une idée des enjeux et des manœuvres en cours. En étant pessimiste, on pourrait croire que les Suisses vont vivre, très prochainement, un cataclysme Swisswater encore plus grave et plus traumatisant que la faillite organisée de Swissair, dont les responsables n’ont jamais été sanctionnés.

Cela peut aussi être une vue de l’esprit. Quoi qu’il en soit, l’enjeu de l’eau suisse mobilise des cercles de plus en plus étendus de citoyens préoccupés. Nous en avons vu un échantillon lors de la soirée Antipresse consacrée à cette question, le 19 avril dernier. Il s’agit de gens instruits, intelligents et conscients, souvent ingénieurs, juristes ou gestionnaires, réunis autour d’une cause qui transcende et ridiculise les clivages politiques.

Il est significatif qu’ils trouvent en face d’eux une classe politique ensommeillée comme le château de la Belle au Bois dormant et des autorités publiques qui ne font que céder et complaire aux intérêts des lobbies. Lesquels lobbies se sentent si intouchables qu’ils peuvent se permettre dans la bouche de leurs tribuns des arguments aussi cyniques et grossiers que celui des bananeraies évoquées tout à l’heure. La plus vertueuse démocratie du monde devrait s’inquiéter d’être traitée à l’égal d’une colonie tropicale.

Slobodan Despot| 24 avril 2016 – Antipresse 21

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