Selon le britannique Craig Murray, ancien ambassadeur en Ouzbékistan, les Etats-Unis ne seraient pas derrière la révolte populaire qui se déroule au Kazakhstan. La CIA aurait été « prise de court par les événements comme tout le monde, et elle ne disposerait pas d’appuis importants sur le terrain, ni d’un Juan Gaido pour intervenir ». Afin de pouvoir se forger son opinion en connaissance de cause il est intéressant de confronter le compte rendu de Craig Murray avec des experts qui ont une approche différente. [ASI]


Par Craig Murray

Paru le 7 janvier 2022 sur le blog de Craig Murray


La connaissance du Kazakhstan en Occident est extrêmement mince, en particulier dans les médias occidentaux, et de nombreuses réactions aux événements qui s’y déroulent ont été follement biaisés.

Le récit, à droite, est que Poutine cherche à annexer le Kazakhstan, ou du moins les zones du nord à majorité ethnique russe. C’est tout à fait absurde.

Le discours de la gauche est que la CIA tente de provoquer une nouvelle révolution de couleur et de mettre en place un régime fantoche à Nur-Sultan (comme la capitale est appelée cette semaine). C’est également une absurdité totale.

Le manque d’agilité intellectuelle des commentateurs occidentaux enfermés dans les limites de leurs propres guerres culturelles est une caractéristique bien établie de la société politique moderne. Une image déformée dans ce genre de cadre n’est pas si facile à détecter lorsque le public n’a aucune idée de ce à quoi le Kazakhstan ressemble normalement.

Lorsque vous sautez dans un taxi au Kazakhstan, il est souvent difficile de faire entrer votre valise dans le coffre, car celui-ci est déjà rempli d’un gros bidon de GPL (Gaz de Pétrole Liquéfié). Les galeries de toit pour véhicules sont très appréciées au Kazakhstan.

La plupart des véhicules kazakhs fonctionnent au gaz de pétrole liquéfié, qui est traditionnellement un produit subventionné par l’énorme industrie pétrolière et gazière du pays. La hausse des prix du carburant est devenue, dans le monde entier, un élément déclencheur du mécontentement public. Le mouvement des gilets jaunes en France est né de la hausse des prix des carburants, avant de s’étendre à d’autres sujets de mécontentement populaire. Les manifestations contre les carburants au Royaume-Uni a conduit pendant des années des politiciens à se soumettre à des réductions annuelles du taux de la taxe sur les carburants, en dépit des préoccupations liées au changement climatique.

La crise politique actuelle au Kazakhstan a été déclenchée par des mesures visant à déréglementer le marché du gaz et à mettre fin aux subventions, ce qui a entraîné de fortes augmentations de prix. Ces mesures ont fait descendre les gens dans la rue. Le gouvernement a rapidement fait marche arrière et a tenté de rétablir le contrôle des prix, mais pas les subventions aux producteurs, ce qui aurait conduit les stations-service à vendre à perte. Il en est résulté des pénuries de carburant qui n’ont fait qu’aggraver les protestations.

Le Kazakhstan est une dictature autoritaire avec des divisions extrêmes de la richesse et du pouvoir entre la classe dirigeante – souvent encore l’ancienne nomenklatura soviétique et ses familles – et tous les autres. Aucune opposition politique n’est autorisée.

Après un massacre de mineurs en grève, Tony Blair avait contacté l’ancien dictateur Nazarbayev pour lui proposer ses services en Relations publiques afin de limiter les retombées politiques. Cela a abouti à un contrat de 4 millions de dollars par an pour l’aide en relations publiques de Blair au Kazakhstan, un contrat sur lequel ont travaillé les favoris de la BBC Jonathan Powell et Alastair Campbell.

L’un des résultats de la gestion médiatique blairiste pour le Kazakhstan a été que le Guardian, publiant des câbles diplomatiques américains divulgués alors en coopération avec Wikileaks, a refusé de publier les rapports de l’ambassade américaine sur la corruption au Kazakhstan.

La dictature kazakhe est également la destination préférée des princes Andrew et Michael de Kent.

J’ai toujours considéré le président Nazarbayev comme le plus intelligent des dictateurs d’Asie centrale. Il a permis une liberté économique individuelle beaucoup plus grande que dans l’Ouzbékistan voisin ; les Kazakhs ont pu créer des entreprises sans craindre de se les voir confisquer au gré des caprices de la famille régnante, et les terres agricoles collectives ont été données aux agriculteurs autochtones et la production s’est diversifiée. En matière d’affaires étrangères, Nazarbayev a habilement navigué entre la Russie, l’Occident et la Chine, sans jamais pencher définitivement dans une direction. Les technocrates et les universitaires d’origine russe n’ont pas été chassés du pays. Gazprom n’a pas été autorisé à obtenir un contrôle économique dominant.

Il n’a pas été question d’autoriser la démocratie ou de donner une voix à toute forme d’opposition. Les médias sont restés fermement sous le contrôle de l’État ; l’accès à l’internet a été restreint par des fournisseurs d’accès désignés – je crois que cela a été assoupli par la suite, mais je ne prétends pas connaître les détails. Mais comme dans tous les systèmes sans responsabilité démocratique et avec une impunité légale effective pour l’élite, la corruption s’est aggravée, les systèmes se sont sclérosés et la frustration et le ressentiment de la population se sont naturellement accumulés.

Le changement de président il y a deux ans, de Nazarbayev à Tokayev, n’a apporté aucun changement substantiel dans la gestion du pays.

L’augmentation du prix du carburant a déclenché des protestations, et lorsqu’une population qui n’avait pas vu d’exutoire à sa frustration a eu l’occasion de protester, la frustration populaire s’est transformée en dissidence populaire. Cependant, en l’absence de leaders de l’opposition populaire pour la diriger, celle-ci s’est rapidement transformée en un bouillonnement incohérent de rage, entraînant destructions et pillages.

Alors, où la CIA intervient-elle ? Elle n’intervient pas. Ils ont essayé de former un leader de l’opposition interdit (dont le nom est Kozlov, mais c’est peut-être une erreur), mais ils ont découvert qu’il ne voulait pas être leur marionnette, et le plan a été abandonné sous Trump. La CIA a été prise de court par les événements comme tout le monde, et elle ne dispose pas d’appuis importants sur le terrain, ni d’un Juan Gaido pour intervenir.

Alors où Poutine intervient-il ? Eh bien, l’Organisation du traité de sécurité collective est un club de dirigeants autoritaires ex-soviétiques. Il est intéressant de noter que l’Ouzbékistan n’y a jamais adhéré car Karimov a toujours craint (avec une certaine justification) que Poutine ne veuille le déposer. L’appel à l’aide du président Tokayev est un signe très clair de faiblesse interne. Tous les pays de l’OTSC ont intérêt à décourager la révolte populaire, il n’est donc pas surprenant qu’ils aient envoyé des troupes, mais en nombre insuffisant pour faire une réelle différence dans un vaste pays comme le Kazakhstan (qui est vraiment, vraiment, vraiment grand).

Que se passera-t-il ensuite ? Je pense que le régime survivra, mais ni moi, ni aucun observateur que je connais, n’avait prédit que cela arriverait. Les troubles seront imputés, de manière totalement erronée, aux terroristes islamiques et au soutien occidental. La véritable conséquence pourrait se situer au niveau de la politique des pipelines de la région, d’importance mondiale, où l’on pourrait assister à un glissement à long terme de la Chine vers la Russie.

Il y aura de la frustration à Pékin autant qu’à Washington. Tokayev est maintenant redevable à Poutine comme il ne l’a jamais été auparavant. Je peux vous garantir que des réunions d’urgence au plus haut niveau ont lieu en ce moment même entre le Kremlin et Gazprom pour déterminer ce qu’ils veulent tirer de cette situation. Poutine, comme l’aurait observé Napoléon, est un général extrêmement chanceux.

Craig Murray   

Craig Murray est un ancien ambassadeur britannique. Il a été recteur de l’université de Dundee de 2007 à 2010.

Source:https://www.craigmurray.org.uk/

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