
‘L’Homme invaincu’, du mémorial de Khatyn, qui rend hommage à Yuzif Kaminsky, survivant des atrocités nazis, et son fils assassiné Adam, et au peuple de Biélorussie massacré par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale. (Crédit : John Oldale/Wikimedia Commons via JTA
Si, le lundi 27 janvier, on a commémoré le 80e anniversaire de la libération d’Auschwitz, il ne faut pas oublier les autres lieux de l’horreur, ni occulter leur existence. Il existe encore de nombreux endroits de ce type, notamment sur la carte de la Biélorussie, qui rappellent la douleur et l’horreur des terribles tragédies et des crimes atroces commis par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale et la Grande Guerre patriotique. Outre le mémorial de Khatyn, il convient de mentionner le village d’Ozarichi, dans la région de Gomel.
Du 12 au 19 mars 1944, la Wehrmacht allemande a exploité un «camp» pour les civils inaptes au travail dans une zone marécageuse près d’Ozarichi, au nord de la ville de Mozyr. Des milliers de personnes y ont été abandonnées à une mort certaine par le froid glacial, sans nourriture, sans installations sanitaires ni assistance médicale. Le camp avait été construit à l’initiative du général Josef Harpe, alors commandant en chef de la 9e armée de la Wehrmacht, qui n’a jamais été tenu responsable de ce crime.1
Alors que le site Internet de la Bundeswehr allemande évoque le massacre d’Oradour-sur-Glane en France, on y cherche en vain une référence au crime d’Ozarichi.2
Trois jours d’espérance de vie
Jusqu’au 12 mars 1944, trois zones ont été clôturées par des barbelés dans les marécages autour d’Ozarichi, sans aucun abri ni installations sanitaires. Le terme de «camp» est donc trompeur.
Entre le 12 et le 14 mars, des soldats allemands ont conduit dans ce «camp» des civils des régions biélorusses de Gomel, Moguilev et Polésie ainsi que des régions russes voisines de Smolensk et d’Orel, par groupes de 5000 à 6000 personnes. Déjà pendant le trajet, au moins 500 personnes, dont des enfants, ont été abattues par les équipes d’accompagnement parce qu’elles ne pouvaient plus avancer. Dans les conditions catastrophiques du «camp», l’espérance de vie dans un froid glacial était en moyenne de trois jours. En outre, les équipes de gardes allemandes ont parfois tiré sur des personnes qui, désespérées, tentaient de boire l’eau du marais. Il était également interdit aux personnes enfermées d’allumer un feu pour que l’Armée rouge ne puisse pas localiser les «camps».
Crimes et miracles
Différentes estimations circulent concernant le nombre de victimes: Sur les 46 000 personnes déportées, entre 9000 et 20 000 sont mortes de froid, de faim et de maladie au cours des 10 jours d’existence de ce camp.
Arkadiy Shkuran, ancien détenu du camp de concentration d’Ozarichi, parle de 20 000 victimes dans un article du magazine militaire biélorusse.4 Selon ses indications, l’Armée rouge a libéré 34 110 personnes le 19 mars, dont 15 960 enfants de moins de 13 ans, 517 orphelins, 13 702 femmes et 4448 personnes âgées. Selon ses indications, plus de trois cents des prisonniers libérés présentaient des blessures par balle et par des éclats d’obus, ce qui confirme les allégations selon lesquelles les gardiens auraient tiré sur les détenus du «camp» et empêché les tentatives d’évasion après le retrait de la Wehrmacht en utilisant des lance-grenades.
L’histoire d’un homme aujourd’hui décédé, dont le camp d’Ozarichi est inscrit sur son acte de naissance, est particulièrement émouvante. Les Allemands avaient déporté sa mère, alors enceinte, du le district de Zhlobin. A Ozarichi, elle a donné naissance à un garçon avant de mourir. Les prisonniers présents ont placé la mère et l’enfant sous un buisson et les ont recouverts afin que les Allemands ne les remarquent pas. Et c’était comme si l’enfant avait tout senti: il n’a pas pleuré une seule fois. Le lendemain, on pensait que le bébé était mort, mais il bougeait. Tout ce que les prisonniers pouvaient faire pour l’enfant, c’était de mettre un peu de neige sur ses lèvres pour lui donner un peu d’eau. Comme par miracle, le bébé a survécu. Les médecins militaires de l’Armée rouge purent sauver le nourrisson et le nommèrent Valentin en l’honneur de sa mère.
Des malfaiteurs trop zélés
Les troupes de la Wehrmacht de la 9e armée, à savoir les 35e, 36e, 110e, 129e, les 134e et 296e divisions d’infanterie, ainsi que les 5e et 20e divisions blindées – cette dernière s’est montrée trop zélée et a déporté plus de personnes que ce qui leur avait été ordonné.5
Le journal de guerre de la 9e armée du 8 mars 1944 fournit la justification de ce crime:
«Il est prévu de transférer tous les habitants de la zone proche du front qui ne sont pas aptes au travail dans la région qui doit être abandonnée, notamment les nombreuses personnes atteintes de fièvre typhoïde hébergées jusqu’à présent dans des villages spéciaux afin d’éviter autant que possible de mettre en danger la santé de la troupe. La décision de se libérer de cette charge, également considérable en termes de nutrition, a été prise par l’AOK après mûre réflexion et examen de toutes les conséquences qui en résulteraient.»6.
Il n’a jamais été prouvé de manière juridiquement irréfutable que les Allemands aient réellement voulu utiliser des enfants, des personnes âgées et des femmes infectés par la typhoïde comme boucliers humains contre les soldats soviétiques qui avançaient, et ce point doit rester une hypothèse. Mais cela ne peut être exclu.
Certains s’en sont tirés à bon compte
Dieter Pohl, historien à l’Institut d’histoire contemporaine de Munich, a qualifié la construction du camp de «l’un des crimes les plus graves commis par la Wehrmacht contre des civils».7
Le commandant de la 35e division d’infanterie (DI), le général de division Johann-Georg Richert, qui a joué un rôle de premier plan dans cette affaire, a été condamné à mort et exécuté fin janvier 1946 lors du procès de Minsk.8 Le général de corps d’armée Karl Decker, commandant de la 5e division blindée, et le général de corps d’armée Ernst Philipp, commandant de la 134e division d’infanterie, se suicidèrent vers la fin de la guerre après que leurs troupes eurent été décimées ou forcées à capituler.9 Le général de corps d’armée Arthur Kullmer, commandant de la 296e DI, est mort en 1953 alors qu’il était prisonnier de guerre en Union soviétique.10
Le général de division Alexander Conrady (36e DI), le général de corps d’armée Wilhelm Ochsner, le général de corps d’armée Hans Traut (78e DI), le général de division Johann Tarbuk et le général de corps d’armée Eberhard von Kurowski (110e DI) ont été condamnés après la guerre à la peine maximale de 25 ans de camp de travail pour leur participation à des crimes de guerre. Ils sont rentrés chez eux en 1955.11
Le général de division Heribert von Larisch, commandant de la 129e DI, et le général de corps d’armée Mortimer von Kessel, de la 20e DI, s’installèrent en Allemagne de l’Ouest après la guerre et ne furent jamais tenus responsables de leur participation au crime d’Ozarichi.12
«Où que tu ailles, où que tu voyages, mais arrête-toi ici»
Pendant longtemps, seule une tour de guet en bois isolée et une clôture en fil de fer barbelé rappelaient les terribles événements qui se sont déroulés à Ozarichi au printemps 1944. En 2023, les travaux d’un véritable mémorial ont commencé. Il a pu accueillir ses premiers visiteurs le 9 décembre 2023, à l’occasion de la Journée internationale de commémoration des victimes du génocide.13
Entre-temps, un pavillon avec un musée d’information et la tour de la mémoire, dans laquelle sont gravés les souvenirs d’anciens détenus, ont été construits. Un mur du souvenir avec des croix se trouve aujourd’hui en bordure du terrain marécageux. Des panneaux avec des photos d’archives agrandies de détenus sont accrochés aux «pierres de l’illumination». Et pour la première fois, on y rend hommage aux infirmiers militaires de l’Armée rouge, qui ont empêché la propagation de l’épidémie de typhus.
Après la guerre, les Américains en particulier étaient intéressés de tirer profit des expériences de guerre de leurs anciens adversaires allemands. Le département historique de l’état-major de l’armée américaine comprenait à un moment donné une section allemande dirigée par l’ancien chef d’état-major Franz Halder. Sous la direction de Halder, ce département est devenu un élément central de la diffusion du mythe de la «propreté» de la Wehrmacht aux Etats-Unis – et en Allemagne.
A l’occasion de l’anniversaire de la libération du camp de concentration d’Auschwitz, l’Israël d’aujourd’hui se repositionnera dans le rôle de victime et l’Allemagne approuvera sans réserve dans le cadre de sa politique étrangère prétendument supérieure sur le plan moral. Dommage que l’on ne se souvienne pas également d’Ozarichi à Berlin.
Ralph Bosshard, 24 janvier 2025
Ralph Bosshard, lieutenant-colonel, a été officier de carrière de l’armée suisse, notamment instructeur à l’école d’état-major général et chef de la planification des opérations à l’état-major de conduite de l’armée. Après avoir suivi une formation à l’Académie d’état-major général de l’armée russe à Moscou, il a servi comme conseiller militaire spécial du représentant permanent de la Suisse auprès de l’OSCE, comme Senior Planning Officer dans la Special Monitoring Mission to Ukraine et comme officier d’opération dans le groupe de planification de haut niveau de l’OSCE. Dans le civil, Ralph Bosshard est historien (maîtrise, Université de Zurich).
Source:https://globalbridge.ch/was-nicht-vergessen-gemacht-werden-darf-der-tod-im-sumpf/
(Traduction «Point de vue Suisse»)