Des fuites révèlent les efforts secrets déployés par Carl Gershman, dirigeant retraité de la National Endowment for Democracy[1], pour consolider le contrôle des néoconservateurs assoiffés de guerre sur l’opposition iranienne, tout en canalisant les fonds du gouvernement américain vers ses propres initiatives de changement de régime.
Des documents et des courriels ayant fait l’objet d’une fuite et obtenus par The Grayzone révèlent un effort apparemment secret de la part d’agents américains chargés du changement de régime pour imposer une direction radicale aux vestiges du mouvement de protestation iranien contre le tchador obligatoire, afin de renverser le gouvernement de l’Iran.
L’initiative a été lancée par Carl Gershman, directeur de longue date de la National Endowment for Democracy (NED), une organisation à but non lucratif financée par le gouvernement américain qui soutient les opérations de changement de régime dans le monde entier. Conçue à l’origine par la CIA de l’administration Reagan, la NED s’est immiscée dans des élections et a soutenu des putschistes du Nicaragua au Venezuela, en passant par Hong Kong et bien d’autres pays encore.
Les fuites révèlent comment Gershman a comploté en privé pour canaliser les ressources du département d’État vers la construction d’une « coalition pour la liberté de l’Iran » composée de militants iraniens pro-occidentaux et d’agents néoconservateurs américains qui réclament à cor et à cri une attaque militaire américaine contre l’Iran.
Tout en visant à « mobiliser un soutien international » en faveur du mouvement « Femmes, vie, liberté », « et à faire tout ce qui est possible pour soutenir [leur] lutte” » la Coalition pour la liberté représente une tentative manifeste d’imposer une direction en exil à l’opposition iranienne de base qui est dirigée et parrainée par les éléments les plus belliqueux de Washington.
Les tentatives de The Grayzone de joindre plusieurs membres de la Coalition pour obtenir des commentaires ont été infructueuses. Nous n’avons donc pas pu déterminer si les personnes citées par Gershman s’étaient explicitement engagées à participer, ou si elles avaient été nommées par le vétéran de la NED en tant que leaders potentiels.
Quel que soit le niveau de participation des membres énumérés, la composition de la Coalition pour la liberté de l’Iran proposée par Gershman montre comment le mouvement pro-démocratique autoproclamé de l’Iran est devenu un jouet pour le lobby Bomb Iran. Parmi les personnes triées sur le volet par Gershman pour diriger l’initiative, on trouve William Kristol, l’impresario néocon qui mène depuis des décennies une campagne de lobbying en faveur d’une invasion militaire de l’Iran par les USA. Joshua Muravchik, un partisan flamboyant du Likoud israélien, a également été choisi, car il affirme que « la guerre avec l’Iran est probablement notre meilleure option ».
Les membres iraniens de la Coalition pour la liberté sont essentiellement des personnalités culturelles parrainées par le gouvernement américain et des membres du personnel des laboratoires d’idées occidentaux interventionnistes tels que l’Institut Tony Blair. Alors que ces personnalités sont citées dans les médias occidentaux comme les leaders de la lutte pour la « liberté » en Iran, leur implication dans des campagnes soutenues par le gouvernement américain, comme celle conçue par Gershman, révèle qu’elles ne sont rien d’autres que des figurants de façade persans pour les bellicistes de Washington.
Des manifestations ont éclaté dans les villes iraniennes en septembre 2022 après la mort d’une jeune femme iranienne, Mahsa Amini, brièvement placée en garde à vue à Téhéran pour avoir enfreint les codes moraux imposant aux femmes de porter le tchador. Le mouvement a attiré le soutien zélé de gouvernements occidentaux, de célébrités et d’ONG féministes, qui l’ont encouragé même après qu’il se fut éteint dans les rues.
Comme l’illustre la proposition divulguée par Gershman, ces éléments ont rapidement détourné les manifestations, en insérant des exilés parrainés par le gouvernement américain comme figures et voix internationales du mouvement, garantissant ainsi que leur effet final serait un renforcement des sanctions américaines contre les Iraniens moyens.
Dans une enquête publiée en août dernier, The Grayzone a révélé qu’après s’être retiré de son poste de longue date à la tête de la NED en 2021, Gershman s’est enfermé dans une lutte de pouvoir vicieuse avec ses successeurs plus jeunes et plus progressistes sur le plan social. Les fuites sur l’Iran que nous avons obtenues montrent comment, même à la retraite, Gershman a tenté de contourner la bureaucratie, en mobilisant ses relations dans les réseaux de politique étrangère des USA pour canaliser les ressources gouvernementales vers ses propres projets de changement de régime.
Demande d’une part du fonds “illégitime” de 55 millions de dollars du département d’État
Lorsque Gershman a voulu donner le coup d’envoi à son dernier complot de changement de régime en Iran, il s’est adressé à un allié de longue date qui a enregistré un “hommage à la retraite” de trois minutes pour honorer son mandat à la NED. Il s’agit du député Mario Díaz-Balart, un représentant républicain du lobby cubano-usaméricain basé dans le sud de la Floride. En tant que président de la sous-commission du département d’État au sein de la commission des affaires étrangères de la Chambre des représentants, Diaz-Balart exerçait une influence considérable sur les opérations étrangères des USA.
Le 27 août 2023, Gershman a envoyé un courriel à Díaz-Balart et à son assistant parlementaire, Austin Morley, déclarant que l’une de ses “initiatives de retraite” était de « travailler avec Freedom House pour créer une coalition de groupes de travail ». En l’appelant Iran Freedom Coalition (IFC), Gershman a affirmé que la Coalition était déjà “établie”. Cependant, aucune trace de son existence ne peut être trouvée en ligne.
Gershman a expliqué à Díaz-Balart que ses « amis iraniens ont été surpris » par les lignes directrices du Fonds pour la démocratie en Iran 2023 du Département d’État, qui réservent 55 millions de dollars à des propositions visant à « renforcer l’engagement de la société civile dans les processus électoraux ». Selon Gershman, étant donné que le mouvement “Femmes, vie, liberté”, à l’origine des manifestations nationales, « ne reconnaît pas la légitimité du régime qui gérera ces processus électoraux » une partie de l’argent devrait être affectée à une initiative plus dure.
La Coalition devait être composée « d’une douzaine de groupes de travail solidaires représentant […] les femmes, la société civile et les groupes de défense des droits de l’homme, les parlementaires, les syndicalistes et les médecins qui aident les manifestants blessés et traumatisés ». Bizarrement, alors que les manifestations s’étaient éteintes en Iran, Gershman a proposé à son IFC de « soutenir… le soulèvement de masse » en Iran, comme s’il s’agissait d’un phénomène contemporain.
Il a suggéré à Díaz-Balart d’user de son influence au sein du Congrès pour « diriger… peut-être 10 % » du budget annuel de 55 millions de dollars du Fonds controversé pour la démocratie en Iran du département d’État vers sa propre NED.
« Les fonds pourraient être gérés par la NED, écrit Gershman, qui dispose déjà d’un petit programme de subventions pour l’Iran et qui est en contact étroit avec des groupes aux USA et ailleurs qui tentent très discrètement d’aider le mouvement de résistance. En fait, cela permettrait à la NED d’étendre ce qu’elle fait déjà. Prendre une telle initiative en ce moment serait un acte de solidarité important ».
Les interventionnistes soutenus par les USA sont présentés comme des leaders iraniens de la “liberté”
Initialement dirigé et organisé par des citoyens iraniens, le mouvement “Femmes, vie, liberté” est rapidement devenu une cause célèbre pour des exilés notoires et très en vue, opposés à la République islamique. Parmi eux figuraient Reza Pahlavi, le fils aîné du Shah d’Iran et prétendant au trône désormais inexistant du pays, et Masih Alinejad, une vétérane éminente des efforts de propagande financés par l’Occident et visant Téhéran, qui a récolté des centaines de milliers de dollars de la part du gouvernement américain pour son agitation anti-iranienne, notamment des appels à des attaques israéliennes contre son pays d’origine. Dans une interview accordée au New Yorker en septembre 2022, elle a affirmé être « à la tête de ce mouvement ». Mme Alinejad a également demandé à Israël d’assassiner des dirigeants iraniens.
La cooptation du mouvement “Femmes, vie, liberté” par les interventionnistes occidentaux a été si flagrante que les militants sur le terrain en Iran se sont plaints que leurs efforts avaient été “détournés” par des forces étrangères. Les manifestations à Téhéran se sont tassées au bout de quelques semaines et ont été oubliées en Iran.
Pourtant, Pahlavi et Alinejad ont continué à vanter les mérites du mouvement, ce qui leur a valu d’être invités à la conférence de Munich sur la sécurité de février 2023, où ils ont été présentés comme les futurs dirigeants d’un Iran “démocratique”. Trois mois plus tard, l’ONG Freedom House[2], financée par le gouvernement américain, a décerné son prix annuel de la liberté au défunt mouvement “Femmes ? Vie-Liberté”.
Avec l’introduction de sa Coalition pour la liberté de l’Iran, Gershman visait à consolider le contrôle de toute manifestation future entre les mains des éléments les plus belliqueux de Washington, qui préconisent des sanctions écrasantes, l’assassinat de dirigeants iraniens et des frappes aériennes américaines, tout en prétendant se préoccuper des droits humains des Iraniens ordinaires.
Gershman cherche des fonds américains pour un mouvement de protestation disparu
Le courriel de Gershman à Díaz-Balart était accompagné d’un document exposant sa vision de la Coalition pour la liberté de l’Iran. Présentant le défunt mouvement comme continuant à « représenter des défis majeurs pour la théocratie iranienne et ses religieux », le dossier appelait à une « nouvelle approche pour traiter avec l’Iran ». Cette démarche est jugée particulièrement urgente à la lumière de la fin prochaine de l’accord sur le nucléaire iranien et de ce qu’il estime être « l’assistance militaire croissante de la République islamique à la Russie » :
« La confluence de ces facteurs exige de toute urgence que l’on se concentre sur la construction d’un soutien international au mouvement de protestation en Iran et que l’on demande des comptes au régime pour ses violations des droits humains et des autres violations du droit international, et que l’on contrecarre la capacité du régime à maintenir ses pratiques répressives et à financer ses activités malveillantes à l’intérieur du pays et dans la région… Par le biais d’actions à l’extérieur de l’Iran, la Coalition contribuera également à établir des liens, à renforcer et à mobiliser les groupes d’intérêt en Iran, à savoir les femmes, les jeunes, les syndicats, la société civile et d’autres encore.
L’IFC chercherait donc à « [façonner] le discours politique international” »sur l’Iran, « en aidant à soutenir les discussions nationales sur le pouvoir et la démocratie ». Ce travail pourrait inclure « la coordination de boycotts ou de campagnes de désinvestissement afin d’exercer une pression économique » sur Téhéran, « les privant ainsi des ressources nécessaires pour poursuivre leurs activités répressives ». En retour, la Coalition « apporterait une visibilité accrue aux efforts des Iraniens et leur donnerait les moyens de faire avancer le changement ».
Gershman a écrit que Freedom House s’engageait à « [favoriser] la formation » de l’IFC, « une coalition de groupes et d’individus influents et partageant les mêmes idées et travaillant sur l’Iran ». Elle chercherait à « informer l’opinion publique aux USA et à l’étranger » sur « la lutte pour la liberté en Iran », tout en concentrant « la pression publique et diplomatique […] pour isoler le régime et arrêter les flux de fonds vers le régime ».
Un trombinoscope d’agents pressentis de changement de régime
La proposition de Gershman s’accompagnait également d’une liste de « personnes impliquées ou devant être impliquées » dans l’IFC. Les personnes rassemblées en tant que leaders de la coalition imaginée par celui qui dirigea la NED pendant 37 ans constituent un véritable trombinoscope de crapules néoconservatrices, de laboratoires d’idées pro-guerre et de militants du changement de régime iranien soutenus par l’Occident.
La liste complète des membres proposés figure à la fin de cet article.
Mahnaz Afkhami – Afkhami a été ministre des Affaires féminines sous le Shah de 1976 à 1978, à une époque où la Savak, la police politique du Shah faisait disparaître, torturait et tuait des milliers de protestataires.
William “Bill” Kristol – Kristol est peut-être le plus grand démagogue néoconservateur de Washington, et il est connu pour sa longue histoire de lobbying en faveur d’une guerre contre l’Iran. En 2010, il a déclaré que les “interventions” calamiteuses et sanglantes de Washington dans les pays musulmans, dont il était invariablement l’un des principaux promoteurs, devaient être considérées comme des “libérations” et non comme des invasions.
Joshua Muravchik – L’un des plus virulents défenseurs d’une guerre des États-Unis contre l’Iran, Muravchik a déclaré « NOUS DEVONS bombarder l’Iran » dans un éditorial du Los Angeles Times en 2006. En 2015, il a de nouveau déclaré dans un éditorial du Washington Post : « La guerre contre l’Iran est probablement notre seule réponse ». Admirateur néoconservateur du parti de droite israélien Likoud, Muravchik a insisté, avec son habituel talent pour la subtilité, sur le fait qu‘ « Israël continue de sauver le monde » en procédant à des assassinats en Iran.
Leopoldo López – Chef de facto de l’opposition putschiste vénézuélienne soutenue par les gouvernements des USA et de l’Union européenne, López a participé à un coup d’État militaire raté pour renverser le président démocratiquement élu Hugo Chávez en 2002, puis a aidé le complot de l’administration Trump pour évincer le président Nicolás Maduro, en nommant un président bidon, Juan Guaidó, pour voler les actifs étrangers du Venezuela, et a initié un autre coup d’État militaire raté. López est le fils aristocratique d’un député espagnol de droite, Leopoldo López Sr, et réside actuellement en Espagne.
Kasra Aarabi et Saeid Golkar – Aarabi et Golkar travaillent tous deux à l’Institut Tony Blair, le groupe de réflexion et de trafic d’influence de l’ancien Premier ministre britannique favorable à la guerre. L’institut est connu pour avoir reçu 9 millions de livres sterling pour conseiller le gouvernement d’Arabie saoudite. En novembre 2022, l’Institut Blair a publié un rapport extraordinaire sur le mouvement “Femmes, Vie, Liberté”, se réjouissant de ce que « le retrait du tchador soit devenu un symbole du changement de régime » en Iran. Le rapport contient un certain nombre d’affirmations frénétiques, notamment que l’écrasante majorité de la population de la République islamique est composée de laïcs, voire d’athées, qui soutiennent de tout cœur le renversement de leur gouvernement.
L’Institut Blair s’est ensuite vanté d’avoir « développé des renseignements sur le terrain en Iran grâce à un réseau de contacts dans la rue », qu’il a exploités pour prévoir « les tendances des manifestations en Iran au cours des cinq dernières années, y compris le soulèvement national en cours ». Bien que l’affirmation de l’institut ne soit pas étayée, elle soulève des questions quant à savoir si l’organisation de l’ancien premier ministre britannique a joué un rôle clandestin dans l’organisation des manifestations du mouvement “Femmes, vie, liberté”.
Roya Hakakian – Auteure juive iranienne et chouchou du lobby israélien, Roya Hakakian a dénigré les manifestations contre l’assaut génocidaire d’Israël sur Gaza, y voyant la preuve que « l’Iran est arrivé sur les campus américains », et a défendu avec ferveur Israël en tant que démocratie robuste aspirant à la paix.
Maziar Bahari – Journaliste canado-iranien, Maziar Bahari a été le sujet du film de Jon Stewart, Rosewater, en 2014, sur sa détention à la prison d’Evin en Iran. Aujourd’hui, Bahari est directeur du conseil d’administration de Journalism For Change, aux côtés d’anciens fonctionnaires du département d’État et de l’USAID, ainsi que de dirigeants d’ONG interventionnistes occidentales. Comme l‘a rapporté le média indépendant Noir News, Journalism For Change reçoit au moins 95 % de son budget du département d’État américain, qui finance également IranWire, un média partenaire anti-Téhéran qui publie les articles de Bahari.
Mariam Memarsadeghi – Autoproclamée « militante pour la démocratie en Iran », elle arbore les drapeaux ukrainien et israélien sur sa bio Twitter/X. Mme Memarsadeghi dirige le Cyrus Forum, proche du lobby israélien, qui se consacre à la promotion d’un changement de régime en Iran.
Malgré son plaidoyer flamboyant en faveur du renversement du gouvernement iranien, Mme Memarsadeghi a admis que la campagne de Reza Pahlavi visant à démanteler la République islamique a échoué parce que « ses associés les plus visibles » étaient des ultranationalistes d’extrême droite dérangés qui répugnaient aux Iraniens moyens. « Passant le plus clair de leur temps à semer la méfiance et à attaquer les autres leaders de l’opposition sur les médias sociaux, ils ont également appelé publiquement à la violence rétributive, aux exécutions sommaires, à la purge des gauchistes, à la diffamation des défenseurs des droits humains et à l’antagonisme à l’égard des médias libres ».
Vu qu’elle critique Pahlavi, Mme Memarsadeghi aurait également pu décrire la Coalition pour la liberté de l’Iran, contrôlée par les néocons, à laquelle elle a apparemment prêté son nom et sa réputation.
Kit Klarenberg, Max Blumenthal
NdT
[1] La NED (Fondation nationale pour la démocratie) : fondation privée bipartisane, financée par l’État fédéral, fondée en 1983 sous Ronald Reagan. Elle est soutenue par l’ensemble des formations politiques du Congrès. L’ancien directeur de la CIA, William Colby, déclare en 1982, dans le Washington Post, à propos du programme de la NED : « Il n’est pas nécessaire de faire appel à des méthodes clandestines. Nombre des programmes qui […] étaient menés en sous-main, peuvent désormais l’être au grand jour, et par voie de conséquence, sans controverse ». En 1991, un de ses fondateurs, Allen Weinstein, explique au Washington Post que « bien des choses qu’ils [à la NED] faisaient maintenant étaient faites clandestinement par la CIA 25 ans auparavant ».
[2] Freedom House : créée en 1941 au nom de la lutte contre le nazisme, cette « ONG » (financée à 75% par le gouvernement fédéral) milite tous azimuts pour des « révolutions de couleur » aux quatre coins de la planète. Elle a été liée dès sa fondation à la Ligue anticommuniste mondiale lancée par Chiang Kaï-shek, Radio Free Europe
Source: The GrayZone, 19/9/2024
Traduit par Tlaxcala