« Voix de Gaza – Histoires de femmes » – Kholoud » par ONU. CC BY-SA 2.0.

J’ai lu l’autre jour le dernier document publié par ces braves gens qui dirigent le Projet sur les coûts de la Défense à l’Institut Watson de l’Université Brown. Il s’intitule “United States Spending on Israel’s Military Operations and Related U.S. Operations in the Region, October 7, 2023-September 30, 2024” [Dépenses des États-Unis pour les opérations militaires d’Israël et les opérations américaines connexes dans la région, du 7 octobre 2023 au 30 septembre 2024] et contient toutes sortes d’informations. Depuis que l’État sioniste a lancé son dernier assaut contre les Palestiniens de Gaza il y a un an, le régime Biden a dépensé 22,76 milliards de dollars pour le financer, et il s’agit d’un chiffre très prudent, même selon les calculs des trois auteurs.

Ce même document contient un graphique étonnant montrant la croissance de l’aide militaire américaine à Israël (subventions et prêts, en dollar stable de 2024) au cours des 65 années écoulées depuis 1959, où elle était nulle, jusqu’à cette année, où elle a atteint 18 milliards de dollars. Il y a eu un pic brutal dans les années suivant la guerre de 1967, lorsque les cliques politiques à Washington ont commencé à considérer l’État sioniste comme un atout stratégique dans la région.

J’ai ensuite lu un document connexe que les gens de Watson ont terminé récemment. “The Human Toll : Indirect Deaths from War in Gaza and the West Bank, October 7, 2023 Forward évalue et analyse, comme son introduction l’explique, “l’impact de la destruction des infrastructures publiques, des sources de subsistance, de l’accès réduit aux soins de santé, à l’eau et à l’assainissement, ainsi que des dommages environnementaux, sur la santé de la population.”

Puis, avec la phrase suivante, le document devient percutant:

“Par exemple, 96 % de la population de Gaza (2,15 millions de personnes) est confrontée à des niveaux élevés d’insécurité alimentaire. Selon une lettre adressée le 2 octobre 2024 au président Biden par un groupe de médecins américains, 62 413 personnes sont mortes de faim à Gaza”.

Il se trouve que j’avais déjà consulté cette lettre mentionnée dans le rapport Watson, une lettre ouverte que 99 médecins et d’autres professionnels de la santé américains ont adressée au président Biden et à Mme la vice-présidente Harris après avoir été en mission à Gaza l’année dernière. Elle dit notamment:

“Cette lettre et l’annexe démontrent que le bilan humain à Gaza depuis octobre est bien plus lourd que ce que l’on croit aux États-Unis. Il est probable que le nombre de victimes de ce conflit soit déjà supérieur à 118 908…. »

“À quelques exceptions près, tout le monde à Gaza est malade, blessé ou les deux à la fois. C’est le cas de tous les travailleurs humanitaires nationaux, de tous les volontaires internationaux et probablement de tous les otages israéliens : tous les hommes, toutes les femmes et tous les enfants. »

La lettre des médecins semble être l’une des nombreuses lettres publiées par ce groupe sous l’intitulé “Gaza Healthcare Letters” [Lettres sur le système de santé à Gaza]. Parmi les organisateurs figure Feroze Sidhwa, un chirurgien traumatologue de la côte ouest qui s’emploie depuis un certain temps à faire connaître la vérité sur la crise de Gaza. Cette dernière lettre m’est parvenue (et je les en remercie) par l’intermédiaire de John Whitbeck, un avocat américain qui tient un blog informatif depuis son domicile à Paris, et de l’excellent article de Dave DeCamp dans Antiwar.com.

Juste après avoir lu la lettre des médecins, l’article de DeCamp et la documentation sur les coûts de la guerre, j’ai regardé le documentaire que l’unité d’investigation d’Al Jazeera a publié le 3 octobre pour marquer l’année écoulée. “L’enquête sur les crimes de guerre à Gaza” est un film d’une heure 20 minutes qui fait froid dans le dos, si percutant qu’on en conclut qu’il n’y a tout simplement pas de limite à la dépravation des sionistes, tout en se demandant – comme beaucoup d’entre nous l’ont fait cette année – ce qu’être un être humain veut dire.

Ma recommandation : le documentaire d’Al Jazeera est très dur à regarder, mais nous devons le faire, en conscience et, pour ceux qui ont passé l’année à hésiter, comme une sorte de rituel de passage. Nous devons laisser la vérité s’imposer à nous. Le conseil de mon associée : ne le regardez pas avant d’aller vous coucher.

Le lendemain du visionnage du film d’Al Jazeera, après avoir lu les rapports Watson, la lettre ouverte et le commentaire de DeCamp, j’ai découvert le dernier article de Brett Murphy dans ProPublica. “Inside the State Department’s Weapons Pipeline to Israel” expose toute l’horrible histoire : grâce à des câbles diplomatiques ayant fait l’objet de fuites, à des courriels et aux interviews réalisées par Murphy, nous voyons à quel point tous ces larbins corrompus du département d’État étaient (et sont) obsédés par l’idée de fournir des armes et toujours plus d’armes à l’État terroriste d’Israël, parfois sous la pression des lobbies de l’armement, tout en fermant les yeux sur les nombreuses preuves selon lesquelles ces livraisons auraient dû être bloquées par la loi en raison des crimes génocidaires commis par les Israéliens. Lorsque j’ai pris connaissance de cet article, j’avais déjà vu celui de Murphys selon lequel le secrétaire d’État Blinken a supprimé et ensuite menti au Congrès au sujet de deux rapports du département d’État sur certains de ces manquements.

Il s’agit d’un abus officiel. Je suis abusé. Vous êtes abusés. Et tandis que nous sommes abusés, nous regardons les Palestiniens, d’autres êtres humains, souffrir.

Il faut rendre hommage à Brett Murphy pour la perspicacité avec laquelle il nous livre ces vérités. Il y a quelques années encore, j’aurais dit : j’espère que le New York Times engagera ce gars-là. Plus maintenant. J’espère, pour le bien de Murphy et de ses lecteurs, que le Times évitera de mettre la main sur un excellent journaliste – et pour le bien, ajouterai-je, de son excellence.

Bref, quelques jours après l’article de Brett Murphy, avec les documents de Watson, la lettre ouverte et les images d’Al Jazeera encore à l’esprit, un nouveau documentaire de The Grayzone, “Atrocity Inc : Comment Israël vend sa destruction de Gaza”. Le travail de Max Blumenthal est rarement empreint de pitié, tout simplement parce que ceux qu’il examine ne le méritent que rarement, et c’est justement le cas ici. La machine de hasbara israélienne [stratégie de communication menée par l’Etat en direction de l’opinion publique internationale], le New York Times, Sheryl Sandberg et d’autres crétins sionistes, la liste est longue : en 44 minutes, Blumenthal et Sut Jhally, son réalisateur, nous livrent toute la vérité et rien que la vérité sur la vaste opération de propagande qui a été si horriblement efficace pour persuader tant de gens que la famine, les meurtres d’enfants par des snipers, le nettoyage ethnique et le génocide sont les bonnes choses à faire parce que – caricatures racistes dignes du Klan – les milices qui ont traversé Gaza pour entrer dans le sud d’Israël le 7 octobre dernier se sont livrés à une espèce de folie meurtrière totalement invraisemblable de viols, de décapitations, de cuissons et d’assassinats de bébés.

Rien de tel que la lumière froide et nette du jour pour dissiper le brouillard.

Vendredi matin, je me suis réveillé avec un article de Middle East Monitor, toujours grâce à John Whitbeck qui aime s’assurer que nous démarrons sur les chapeaux de roues – selon lequel Matthew Brodsky, un ancien conseiller de la Maison Blanche, vient d’appeler les Israéliens à bombarder un contingent irlandais de soldats de la paix de l’ONU au Sud-Liban “puis à le recouvrir de napalm”. Une vraie bonne idée. Et conformément aux prévisions : le jour de la publication de l’article de Middle East Monitor, les Israéliens ont bombardé – sciemment et intentionnellement – des installations dans le sud du Liban où opèrent les forces de maintien de la paix de l’ONU.

Matthew Brodsky survit dorénavant dans les sphères sionistes du pays du Think Tank, à Washington. On dit qu’il ne prodigue plus de conseils à la Maison Blanche. On ne sait pas s’il informe toujours le Congrès, les ministères d’État et de la Défense et le Conseil de sécurité nationale, comme il l’a fait par le passé. Quoi qu’il en soit, comme le souligne Chas Freeman, l’éminent ancien ambassadeur, c’est le genre d’individu qui gravit les échelons de la bureaucratie à Washington et finit par occuper des responsabilités consultatives à force d’extrémisme déguisé en expertise.

Après avoir lu et regardé tout cela en si peu de temps, je n’ai plus voulu penser à grand-chose un bon moment. Puis j’ai pensé à un célèbre adage d’Eschyle que j’avais l’habitude de placer sur mon bureau :

“Celui qui apprend doit souffrir. Et même dans notre sommeil, la douleur qui ne peut être oubliée tombe goutte à goutte sur le cœur, et dans notre propre désespoir, contre notre volonté, la sagesse nous vient par la terrible grâce de Dieu”.

Souffrance, douleur, désespoir. Puis j’ai pensé à autre chose. L’esprit vide, j’ai pensé à celui qui a dit : “La vérité est comme le soleil, elle finit toujours par sortir.”

Les Israéliens ne font pas la guerre aux Palestiniens de Gaza. Le génocide relève d’une autre logique, et il est toujours important de nommer les choses correctement si l’on veut les comprendre pour ce qu’elles sont. Mais il y a bien eu une guerre au cours de l’année écoulée. Elle n’est pas aussi sanglante que ce que les Palestiniens endurent aujourd’hui et que ce que les Libanais semblent devoir endurer, mais on peut dire qu’elle est tout aussi lourde de conséquences. C’est notre guerre pour la vérité contre ceux qui veulent l’enterrer pour déformer les événements et enfouir la réalité elle-même et, plus spécifiquement, pour protéger ceux qui commettent le génocide à Gaza. Notre guerre consiste à faire sauter la chape de plomb pour que la vérité puisse faire son travail, le travail qu’elle fait toujours, pour la défense de la cause de l’humanité.

“Notre guerre”, “nous”. Prudence avec ces mots. Qui est “nous” dans un cas donné ? Mais aujourd’hui, il y a un “nous”, un très gros “nous”, un “nous” massif. Et nous sommes en train d’y arriver. Nous sommes en train de gagner notre guerre. C’est ce que je retiens du journalisme de la semaine écoulée, tel que je l’ai analysé. Une histoire vraie, solidement documentée, prend forme à partir de tous les reportages quotidiens de l’année dernière. Tout est désormais consigné, ou le sera, dans un ensemble cohérent, alors que tous les mensonges officiels et ceux des médias d’entreprise sont étalés au grand jour. C’est un point capital à ne pas sous-estimer. La vérité s’avère une fois de plus aussi tenace que le soleil, n’est-ce pas ?

Un exemple éloquent : le 10 octobre, le Times a publié un article que j’ai trouvé réconfortant, intitulé Relentless Israeli Attacks on Gaza Medical Workers Are War Crime, U.N. Panel Says” [Les attaques israéliennes incessantes contre le personnel médical de Gaza sont un crime de guerre, selon le groupe d’experts de l’ONU]. Sous ce titre figurait un compte rendu du rapport d’une commission de l’ONU qui a déclaré Israël coupable “d’attaques incessantes et délibérées” contre des hôpitaux et d’autres installations médicales, contre des médecins et d’autres professionnels de la santé, ainsi que contre des patients civils. Le passage lapidaire de la déclaration de Navi Pillay, anciennement haut-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme et directrice de la commission :

“Israël a mené une politique délibérée pour détruire le système de santé de Gaza dans le cadre de son offensive plus globale contre Gaza, commettant des crimes de guerre et le crime contre l’humanité d’extermination par des attaques incessantes et délibérées contre le personnel et les installations médicales. »

La vérité remonte à la surface. Pensez-vous que la commission Pillay aurait étudié les conditions à Gaza et tiré ses conclusions sans la célérité du personnel médical qui s’exprime aujourd’hui, principalement par le biais des médias indépendants ? Pensez-vous que le Times aurait publié cet article si les circonstances, une accumulation de vérités trop énormes pour être écartées ou passées sous silence, ne l’avaient pas contraint à le faire ?

À la fin d’Atrocity Inc, Max Blumenthal exhorte ceux qui ont visionné les images à s’exprimer et à continuer à le faire tant que cela sera possible – jusqu’à ce que la loi, veut-il dire, interdise la liberté d’expression. Si je l’ai bien compris, la conclusion qui précède est implicite : c’est grave, notre guerre est bien engagée, inutile d’attendre que le Times nous le dise.

Les vérités désormais publiées à un rythme croissant et encourageant vont-elles enfler au point que les États-Unis ou Israël devront revoir leur politique ? Cette question peut être amère, compte tenu du regain de barbarie d’Israël et de l’indifférence de Washington, ne serait-ce que pour la plus élémentaire décence. Mais il ne faut pas perdre de vue à quel point Israël est en train de s’autodétruire sous nos yeux et d’entraîner les États-Unis dans sa chute, principalement parce que les faits ont retourné l’opinion mondiale contre ces deux États voyous.

Sans oublier les histoires encore inédites de notre époque. Nous connaissons tous la phrase de George Orwell dans “1984” : “Qui contrôle le passé contrôle l’avenir : qui contrôle le présent contrôle le passé”.

Il nous faut donc absolument consigner l’histoire de notre époque avec rigueur et honnêteté, afin d’ouvrir la voie à de nouveaux horizons. Sachons apprécier le pouvoir de l’œuvre de vérité qui s’accomplit aujourd’hui, comme certains aspects évoqués aujourd’hui, dans cet esprit.

Patrick Lawrence

Patrick Lawrence, correspondant à l’étranger pendant de nombreuses années, principalement pour l’International Herald Tribune, est critique des médias, essayiste, auteur et conférencier.

Source: Scheerpost.com, 13 octobre 2024