Une analyse de Patrick Cockburn, illustrant les dangers inhérents à la comparaison de Poutine avec les Allemands des deux guerres mondiales. La lecture de l’article, qui commence par les massacres de Belges par les Allemands en 2014, m’a fait penser à l’absence de réaction mondiale au génocide bien pire perpétré par les Belges contre le peuple du Congo dans les dernières décennies du 19e siècle – 10 millions de personnes, selon les estimations – avec le soutien de la Grande-Bretagne et des États-Unis, qui étaient impatients d’acheter le caoutchouc du Congo, et au fait que les “bons” de la guerre étaient les Britanniques et les Français, dont les empires lointains étaient gérés aussi cruellement que tout ce que les Allemands avaient fait, mais comme leurs crimes étaient commis contre des non-Européens et en grande partie hors de vue, personne sur le continent ne s’en souciait. Et apparemment, comme nous le voyons dans la différence de couverture de la guerre en Ukraine et celle contre l’Irak, la Syrie, Gaza, etc. rien n’a changé.


Photo : CC BY 2.0


PAR  PATRICK COCKBURN – 15 MARS 2022 – Counterpunch


En août 1914, l’armée allemande a lancé une invasion non provoquée de la Belgique au cours de laquelle elle a tué quelque 6 000 civils belges qu’elle a retenus en otage, soupçonnés à tort d’être des tireurs d’élite, ou simplement pour susciter la peur. Dans le village de Dinant, près de Liège, le 23 août, quelque 644 villageois sont alignés sur la place du village et abattus par des pelotons d’exécution allemands, la plus jeune victime étant un bébé de trois semaines.

Pendant cinq jours à partir du 25 août, les soldats allemands pillent et brûlent la ville de Louvain, tuant des centaines de ses habitants et détruisant sa bibliothèque médiévale, l’une des plus grandes d’Europe, qui était remplie de livres et de manuscrits irremplaçables.

Les massacres perpétrés en Belgique – la politique allemande de Schrecklichkeit ou d’effroi visant à empêcher la résistance populaire – scandalisent le monde entier et ont un impact particulièrement fort en Grande-Bretagne, où les atrocités renforcent le soutien à la guerre et incitent un grand nombre de volontaires à se battre. Le 2 septembre, alors que le sac de Louvain touchait à sa fin, Rudyard Kipling publia un poème reflétant la colère générale, dont quatre vers se lisent comme suit : “Pour tout ce que nous avons et sommes/ Pour le destin de nos enfants/ Levez-vous et prenez la guerre/ Les Boches sont à la porte !

Lorsque j’ai grandi, dans les années 1960 et 1970, une telle belligérance était démodée et les récits des massacres de civils allemands pendant la Première Guerre mondiale avaient été dépassés par le génocide nazi et, dans la mesure où on s’en souvenait, ils étaient rejetés comme de la propagande de guerre exagérée dans un conflit pour lequel toutes les parties étaient considérées comme plus ou moins également responsables. Tel était le message du film Oh ! What a Lovely War, qui montrait de jeunes recrues naïves attirées vers le massacre par des slogans chauvins et une vision glamour du front occidental.

Les émotions fortes de 1914 ont été rejetées comme de l’hystérie de guerre – en ignorant largement le fait que les atrocités allemandes n’étaient que trop réelles – et il n’y avait rien de mal ou d’hystérique à être en colère contre les massacres de civils.

La réaction furieuse à l’invasion russe de l’Ukraine le 24 février est très similaire à celle provoquée par l’invasion allemande de la Belgique neutre le 4 août 1914. Même le président Vladimir Poutine, avec ses affirmations machistes et incohérentes selon lesquelles l’Ukraine est dirigée par des nazis locaux qui se livrent à un génocide contre la minorité russophone, a plus qu’une vague ressemblance avec le Kaiser Guillaume 11, qui s’est lui aussi engagé dans une guerre qu’il avait peu de chances de gagner.

La tentative de Poutine de diaboliser le gouvernement ukrainien en le faisant passer pour un nazi néophyte enclin à la violence rappelle l’auto-justification inepte de l’empereur après la destruction de Louvain : bien que son cœur saigne pour la Belgique, il attribue ce qui s’est passé aux “actions criminelles et barbares des Belges”.

Un siècle plus tard, les Allemands et les Russes ont montré qu’ils avaient été pris au dépourvu par la rage et la condamnation internationales de leur comportement. Les Russes ont été incapables de décider si une maternité à Marioupol avait été dynamitée par les Ukrainiens eux-mêmes ou s’il s’agissait d’un poste militaire ukrainien que les forces russes avaient détruit à juste titre.

Cela a été dénoncé comme une façon de faire la guerre particulièrement russe, mais tous les bombardements de villes dont j’ai été témoin, de Gaza à Douma à Damas et Alep en passant par Raqqa et Mossoul, se terminent par le massacre de civils. La différence dans les cas de la Belgique et de l’Ukraine est que l’indignation du reste du monde est plus intense et soutenue.

Le danger est que la réaction compréhensible à la boucherie de civils se transforme en une russophobie généralisée qui laisse Poutine s’en tirer à bon compte et rend très difficile de mettre fin à la guerre. Ainsi, les propriétaires de Facebook et d’Instagram vont autoriser les utilisateurs de certains pays à dire “Mort à Poutine” et à exprimer des slogans similaires sur la mort des soldats russes, mais pas des civils.

C’est l’équivalent moderne des cris populaires “Pendez le Kaiser” qui sont devenus un slogan vers la fin de la Première Guerre mondiale. Mais cette diabolisation totale d’un ennemi a un prix, car elle rend tout compromis impossible et garantit que les guerres seront menées jusqu’à leur terme. Les cartes patriotiques les plus grossières deviennent des atouts. La flexibilité diplomatique est clouée au pilori comme une trahison. Les erreurs grossières et impromptues du Kaiser et de Poutine sont masquées par le sentiment que la nation entière est en danger.

C’était le schéma mortel en 1914. “Plus les Alliés déclaraient que leur objectif était la défaite du militarisme allemand” et la fin de leur dynastie régnante, écrivait Barbara Tuchman dans les Canons d’août, à propos du premier mois de la Première Guerre mondiale, “plus l’Allemagne déclarait son serment éternel de ne pas déposer les armes avant la victoire totale”.

PATRICK COCKBURN

Source : Counterpunch

(Traduit par Arrêt sur info)