Emmanuel Todd est un savant.
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|Emmanuel Todd est un savant. Mais comme dans le champ médiatique, il adore prendre à contre-pied, surprendre et provoquer, il est assimilé par les ignorants aux bateleurs qu’on y rencontre habituellement et dont la caricature absolue est bien sûr BHL, suivi de près par Cohn-Bendit et Attali. Il y a pourtant une énorme différence avec ceux-là, Emmanuel Todd sait de quoi il parle. Et il a envie de partager ce savoir. Alors il débarque parfois comme un éléphant dans un magasin de porcelaine, armé de son système explicatif et muni de quelques expressions gaiement iconoclastes sur le « hollandisme révolutionnaire » et plus récemment sur le « surprenant crétinisme des élites éduquées ». Je sais, partageant cette addiction, que la provocation est une drogue dure. Cela lui a peut-être joué un tour au printemps 2015 lorsqu’il a publié « qui est Charlie ? » N’ayant pas été Charlie, j’ai trouvé dans son livre un certain nombre de constatations et d’explications pour moi difficilement réfutables. Mais j’ai été moins surpris que lui, me semble-t-il, de la violence du lynchage médiatique et intellectuel dont il a été alors l’objet. Bien pire que ce celui qui avait frappé Régis Debray pour avoir émis des doutes sur le pilonnage de la Serbie par l’OTAN. L’expression de « flash totalitaire » pour qualifier ce qui avait entouré le 11 janvier, avait fait jaser. Son exécution et les formes de celle-ci en ont pourtant constitué une preuve supplémentaire.
Il revient aujourd’hui avec un livre à la fois remarquable et indispensable. À ma grande surprise, il a fait l’objet d’un accueil médiatique favorable. En général sympathique, et parfois chaleureux, de la part des journalistes, et il a ainsi pu s’exprimer normalement. On lui a même fait des cadeaux, par exemple en le confrontant aux glapissements ineptes de faire-valoir involontaires, Daniel Cohn-Bendit, et Frédéric Mitterrand. Ou en recevant avec Onfray et Finkielkraut les insultes désinvoltes de Macron qui valaient compliments. Les réseaux lui ont abondamment donné la parole au travers de vidéos souvent passionnantes. Mais je m’interroge sur le nombre parmi ceux qui l’ont interviewé, qui avait vraiment lu son livre… Au moment de rédiger cette chronique, j’ai essayé de voir s’il était possible de copier sur les voisins. Je n’ai pas trouvé grand-chose.
Les outils d’Emmanuel Todd.
Alors, quoique profane, je vais essayer tout seul d’inciter à la lecture de ce bouquin passionnant.
Il s’agit d’abord de la synthèse d’une vie de recherche, mise au service d’une lecture de l’Histoire humaine accompagnée de prudentes propositions prospectives. Emmanuel Todd s’engage assez tôt dans son ouvrage à plutôt décrire l’Histoire qu’à l’expliquer. Ce pari difficile pour l’homme de passions et d’affects qu’il semble être, est à peu près tenu. Partant d’il y a 80 000 ans avec la sortie d’Afrique de Sapiens, il s’attache à décrire les mécanismes qui vont faire évoluer les sociétés dans leur organisation sociale et dans leur culture après la révolution néolithique. Dans son introduction il va nous fournir les outils de la compréhension et de la pertinence de sa démarche. J’en ai retenu personnellement trois.
Tout d’abord, pour aborder cette analyse de l’évolution sociale et culturelle depuis la sédentarisation et l’invention de l’agriculture, Emmanuel Todd nous invite à nous représenter des sociétés superposant des couches conscientes, subconscientes et inconscientes. Comme Darwin nous l’a appris, le temps s’écoule toujours, mais pour l’auteur « le rythme du changement n’est pas le même pour tous. On peut dire en première approche que plus on s’enfonce dans les profondeurs inconscientes de la vie sociale, plus le temps s’écoule lentement, plus les formes durent ». Il a fallu 50 ans pour la globalisation économique que nous vivons, 500 ans pour l’alphabétisation de masse, 2500 ans pour assister à la plongée dans le subconscient des croyances religieuses, et 5000 ans pour l’inconscient familial. Cette vision donne une prégnance aux systèmes familiaux dans le fonctionnement de nos sociétés.
Et concernant ces systèmes familiaux, Emmanuel Todd nous dit ensuite : « depuis l’émergence d’Homo sapiens, la famille évolue du simple vers le complexe et non du complexe vers le simple. » Propositions contre intuitive par rapport à la vision que nous pouvons avoir de l’unification planétaire que nous avons l’impression de vivre. Ce mode d’évolution n’implique pas un phénomène général d’entropie, mais plutôt de divergence. Enfin l’auteur dans son troisième chapitre, entend nous démontrer que Sapiens fonctionnait, avant la révolution néolithique, avec un système de « famille nucléaire absolue », ce qui va déboucher au fur et à mesure des chapitres sur quelques jolies surprises.
Une promenade à travers époques, régions et religions.
Armé de ces outils, Emmanuel Todd va relire l’histoire de certaines régions et de certains pays à partir des corrélations et des causalités qu’il identifie grâce à eux. Nous emmenant dans une promenade à travers les époques, les régions et les religions, qui nous oblige à changer d’échelles et nous confronte à quelques révisions indispensables particulièrement troublantes. Je prendrai comme exemple le décollage éducatif de masse dont je voyais la cause dans la révolution industrielle, alors qu’il semble bien que ce soit le contraire. Et quelques jolies provocations rencontrées çà et là, comme la question du matriarcat qui vient, et la paix comme problème social… Je recommande particulièrement, culture d’origine oblige, le quatrième chapitre sur le judaïsme et le premier christianisme. Et les chapitres sur l’Allemagne qui donnent à ma germanophobie atavique un peu rustique une armature anthropologique bienvenue. Et de façon récurrente, et à notre grande joie, l’auteur tire à boulets rouges sur les économistes, ceux qui expliquent tout, se trompent toujours et ne prévoient rien.
Emmanuel Todd met le doigt sur la crise induite par ce qu’il appelle « la troisième révolution éducative ». Qu’il considère comme désormais une machine à fabriquer de l’inégalité. Et, à partir d’un travail prospectif très convaincant, nous invite, nous Français, face à cette crise, à réfléchir à notre avenir et en particulier à nos rapports avec l’Europe allemande et le monde anglo-saxon. Je laisse au lecteur le plaisir de découvrir les conclusions avec une mention particulière pour la raison avancée de l’attitude des élites britanniques, qui au contraire des Françaises, ne méprisent pas leurs couches populaires.
« Je n’ai pas vu Marx dans tout cela ».
Avant de conclure en recommandant la lecture de cet ouvrage important, je voudrais me permettre un remerciement. Lorsque l’on referme le livre, vient à l’esprit une question, paraphrase de celle posée par Napoléon à Laplace qui venait de lui remettre un traité de mécanique céleste : « je n’ai pas vu Dieu dans tout cela ». À Todd ce serait plutôt « je n’ai pas vu Marx dans tout cela ». J’imagine sa réponse symétrique de celle de Laplace : « je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse ». Exit l’illusion économique.
En revanche Darwin y est bien présent. La théorie de l’Évolution est le cadre épistémologique le plus puissant mis au point par l’intelligence humaine, et l’auteur nous le démontre une fois de plus.
Et c’est de ce point de vue que je vais me permettre des interrogations.
Brèves questions et remarques. (Message personnel…)
D’abord, sur ce qu’entend Emmanuel Todd par Homo sapiens ? Il souscrit à ce qui est aujourd’hui plus qu’une hypothèse, c’est-à-dire la sortie récente d’Afrique (SRA) d’un groupe d’Homos il y a un peu plus de 80 000 ans. De façon concomitante est probablement apparue la mutation du gène identifié sous le nom de FOXP2, dernière étape de l’acquisition par Homo du langage articulé, dont il est difficile aujourd’hui, après et Noam Chomsky et Steven Pinker, de prétendre qu’il ne s’agit pas d’un instinct. Ce saut qualitatif essentiel s’est donc produit 70 000 ans avant la révolution néolithique. Pendant cette longue période Homo a continué à évoluer, et le Sapiens de -80 000 et celui de -12 000, tous des chasseurs-cueilleurs, mais dispersés sur toute la planète et soumis à une longue pression sélective, avaient-ils le même système familial ? Parce que reste une question, tout au long de cet ouvrage, Emmanuel Todd nous a parlé d’évolution sociale et culturelle. Il n’a pas exploré les causes et les mécanismes de cette évolution, ce n’était pas son propos. Le regretté Alain Testart s’y est essayé dans un ouvrage passionnant « Avant l’histoire », écartant à juste titre un modèle d’évolution culturelle et sociale darwinien, et passant en revue causalités, environnementales, technologiques, religieuses et… démographiques. Il y présente hypothèse de la famille nucléaire pour Sapiens comme provocante…
Il y a enfin, les raisons qui ont amené Emmanuel Todd à liquider brutalement en une note de bas de page, la « socio-biologie », et celui présenté comme son « inventeur », Edward O. Wilson entomologiste darwinien, spécialiste mondialement reconnu des insectes sociaux. L’auteur met un signe d’égalité entre sociobiologie et darwinisme social. Présentation lapidaire et à mon avis fausse. Le darwinisme social, est une doctrine politique évolutionniste apparue au XIX e siècle qui postule que la lutte pour la vie entre les hommes est l’état naturel des relations sociales. La sociobiologie est, en sciences de la vie, l’étude des bases biologiques présumées des comportements sociaux répertoriés dans le règne animal. Mais il est vrai qu’en France Emmanuel Todd nous le rappelle, on aime l’égalité, fût-elle théorique…
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Source: http://www.vududroit.com/2017/10/emmanuel-todd-familles-aime/